VIII
Bob Morane n’ignorait pas que, quand Bill partait à la recherche de whisky, cela pouvait durer longtemps, car son ami ne manquait jamais de prendre l’un ou l’autre acompte au hasard des cafés de rencontre. Aussi n’attendit-il pas son retour pour se mettre au travail, compulsant l’un après l’autre tous les dictionnaires qu’il avait à sa disposition, depuis la Grande Encyclopédie de d’Alembert dont il possédait un rarissime exemplaire jusqu’au plus moderne Larousse, en passant par le Dictionnaire Universel du XIXe siècle en dix-sept volumes si riches en renseignements historiques de toutes sortes. Nulle part pourtant, il ne devait trouver mention d’un lieu ou d’un personnage du nom de Beaugaillard.
Après une heure de recherches cependant – sans que Bill se fût manifesté – il crut trouver ce qu’il cherchait dans un vieil Annuaire des châteaux de France, dont l’index mentionnait le nom de Beaugaillard en envoyant le lecteur de l’article concernant le manoir de Vigan Lorzac.
Cet article disait :
Manoir des Cévennes, dressé sur un piton rocheux, au sud-est du département de la Lozère, non loin de Saint-Germain-de-Calberte. Cette prodigieuse forteresse, commencée au milieu du XIIe siècle par le baron Thierry de Vigan Lorzac et achevée cinquante ans plus tard par un autre baron de Lorzac, demeure un des plus intéressants spécimens de l’architecture romano-gothique. Un des descendants de Thierry de Vigan Lorzac, Éliacin (1412-1464), était un homme de si belle prestance que, partout dans lot région on le surnomma Beaugaillard. Ce pseudonyme flatteur fut vite endossé au château lui-même que les Cévenols parèrent du nom de manoir du Beaugaillard puis, plus simplement, Beaugaillard.
Au XVIIe siècle, Richelieu, désirant faire disparaître les derniers souvenirs de la féodalité et démanteler les castels pouvant servir de redoutes à une opposition qu’il voulait à tout prix briser, fit démanteler le château de Vigan Lorzac. Les ruines furent rachetées, au XVIIIe siècle, par un richissime négociant, le sieur Sarvory, enrichi de façon fabuleuse dans le commerce des épices et le trafic d’esclaves. Aujourd’hui, le vieux manoir de Beaugaillard, toujours aussi orgueilleux, continue d’être la propriété de la famille Sarvory.
« Eh bien ! songea Bob quand il eut terminé sa lecture, voilà de quoi me satisfaire. Une forteresse moyenâgeuse quasi inexpugnable pourrait fort bien servir de refuge à Xhatan. Reste à savoir à qui elle appartient et si elle est toujours la propriété de la famille Sarvory. »
Après avoir marqué l’article d’une croix dans l’annuaire, Morane décrocha le téléphone et sonna l’inter, pour demander d’être mis en communication avec l’administration cadastrale de Saint-Germain-de-Calberte.
— Nous vous rappellerons, fut la réponse de la standardiste.
— Y aura-t-il beaucoup d’attente ? interrogea Bob.
— Une demi-heure au moins. Les communications avec des départements aussi excentriques sont parfois difficiles, et Saint-Germain-de-Calberte n’est pas en ligne directe avec Paris. Nous vous rappellerons.
— Essayez que ce soit avant le Jugement dernier, fit Bob pour marquer sa désapprobation au sujet des lenteurs parfois navrantes du service des P. T. T.
Quand il eut raccroché, il se frotta les mains tout en murmurant :
— Voilà un premier pas de fait. Si ce Beaugaillard-là est le bon, j’aurai une fois encore eu la baraka. Dans le cas contraire, je ne vois pas très bien où je pourrai donner de la tête…
Il consulta sa montre, pour se rendre compte qu’il y avait plus d’une heure déjà que Bill était sorti.
« Toujours la même chose avec ce maudit Écossais, songea-t-il gaiement… Aussi avide de liquide qu’une éponge oubliée par Moïse sur le Sinaï. Il n’aura pas trouvé tout de suite sa marque préférée de whisky, et il se sera consolé en faisant le tour des bistrots, à la recherche d’un cognac à son goût. »
Bob se renversa dans son fauteuil, décidé à attendre paisiblement le retour de son ami, et aussi sa communication avec Saint-Germain-de-Calberte. Soudain, il eut une étrange sensation : la pièce autour de lui sembla s’éclairer d’une lumière verdâtre qui s’intensifia rapidement, pour se concentrer autour, de lui, comme si elle voulait le pénétrer. En même temps, une vibration stridente bourdonnait à ses oreilles.
— Que se passe-t-il ?
Il voulut se redresser, mais il en fut incapable. Son corps semblait avoir absorbé la mystérieuse clarté, et il se rendit compte que ses mains étaient devenues phosphorescentes. Une étrange langueur s’empara de lui, langueur qui bientôt se changea en une irrésistible envie de dormir. Il sombra presque aussitôt dans l’inconscience. Alors se passa une chose extraordinaire : ses vêtements et son corps devinrent comme transparents, comme s’ils étaient faits d’un cristal verdâtre et irradiant, puis la phosphorescence s’atténua progressivement et, finalement, le fauteuil demeura vide de son occupant, comme si celui-ci s’était volatilisé, n’avait jamais existé…
●
Comme l’avait pensé Morane, Bill Ballantine n’avait pas trouvé tout de suite son whisky préféré – marque Zat 77 – et il avait accompli pieusement plusieurs stations dans les bistrots des environs, à comparer les mérites des cognac, genièvre, calvados ou armagnac, médecines propres à tuer les microbes toujours prêts à se réveiller dans l’organisme humain. Finalement, dans une épicerie, Bill avait déniché du Zat 77 et, une bouteille sous chaque bras, il avait regagné, à pas comptés afin de ne pas risquer de tomber et de briser les précieux flacons, l’appartement du quai Voltaire. Quand il y eut pénétré, il se dirigea aussitôt vers le bureau en criant :
— Voilà enfin des provisions, commandant ! On va pouvoir se mettre au travail…
Prévenant les reproches que son ami pouvait lui faire quant à son retard, il enchaîna aussitôt :
— Plus difficile de trouver un honnête whisky dans ce maudit quartier que de la confiture de mirabelles sur une étoile filante et…
Le géant avait pénétré dans le bureau. Il s’interrompit soudain en voyant la pièce vide.
— Eh ! fit-il. Où êtes-vous, commandant ?
Il vit les livres ouverts en désordre sur la table et il se dit que Bob ne pouvait pas être bien loin, car il prenait grand soin de sa bibliothèque et la rangeait dès qu’il avait fait usage de l’un ou l’autre volume. Il se mit donc à parcourir l’appartement en criant :
— Commandant, où êtes-vous ?
Pourtant, il ne devait trouver Morane nulle part.
« Il sera allé lui aussi faire une course, songea-t-il. De toute façon, il ne peut être allé bien loin, car nos deux voitures de louage sont toujours stationnées sous le porche de la maison. Peut-être sera-t-il allé chercher de quoi manger, mais, dans ce cas, pourquoi n’a-t-il pas envoyé la concierge, suivant l’habitude ? »
Bill décrocha le combiné de l’interphone et sonna. Quelques secondes après, la concierge répondait.
— Avez-vous vu le commandant, madame Durant ?
— Pas depuis que je vous ai monté la lettre, fut la réponse.
— N’est-il pas passé devant votre loge il y a peu de temps ?
— S’il était sorti, j’aurais entendu la porte s’ouvrir, répondit encore Mme Durant. Il doit donc être dans la maison. Peut-être au grenier…
— Peut-être, fit Bill en écho. Je vais aller voir…
Mais l’Écossais eut beau parcourir en tous sens les combles de la vaste maison, où Morane entreposait le trop-plein de son appartement, il ne devait pas y découvrir son ami. Bill demeura un instant perplexe, puis il redescendit en murmurant :
— Sans doute Mme Durant ne l’aura-t-elle pas vu passer, ou n’aura-t-elle pas entendu la porte s’ouvrir et se refermer. Commence à vieillir, la brave dame…
Dans l’appartement, il décida d’attendre avec patience le retour de Bob. Il s’installa dans le bureau, se cala dans le fauteuil que son ami occupait précédemment, et verre, seau à glace et bouteille de whisky à portée de la main, il se prépara à passer le temps aussi agréablement que possible.
Cinq minutes à peine s’étaient écoulées, quand le téléphone sonna.
« C’est le commandant ! » songea Ballantine.
Il décrocha, mais, au lieu de la voix de Morane, il entendit celle anonyme d’une standardiste qui demanda simplement :
— Vous avez demandé les bureaux du cadastre de Saint-Germain-de-Calberte ?
Bill sursauta.
— Saint-Germain-de-quoi ? fit-il. J’ignore même où ce patelin se trouve… s’il s’agit bien d’un patelin.
— En Lozère, répondit la standardiste. Désirez-vous toujours la communication ?
Ballantine ne pouvait deviner les raisons ayant poussé Morane à se mettre en rapport avec le cadastre de Saint-Germain-de-Calberte, aussi répondit-il :
— Ce doit être une erreur… Annulez.
Il raccrocha, se renversa dans son fauteuil et se versa une nouvelle rasade de whisky.
Une heure s’écoula, puis deux, sans que Bob Morane ne donnât signe de vie. Il était maintenant midi passé et Bill avait vidé près de la moitié d’une bouteille de whisky, sans pour cela perdre un atome de lucidité. Le whisky avait tout simplement fait office d’apéritif, et il se sentait un appétit à dévorer un buffle en commençant par les cornes. Pourtant, le sort de son ami dominait toutes les autres préoccupations.
« En admettant que le commandant ait dû sortir précipitamment, murmura-t-il, assurément n’aurait-il pas manqué, depuis tout ce temps, de me passer un coup de fil pour me rassurer. Surtout avec le danger imminent d’une nouvelle attaque de Xhatan. Quand celui-ci saura que nous sommes toujours en vie, il ne manquera pas de réagir. Peut-être l’a-t-il déjà fait… »
L’inquiétude habita soudain Bill Ballantine, pour s’intensifier de seconde en seconde.
« Si seulement il avait laissé le moindre indice derrière lui », songea-t-il. Il regarda sur la table pour voir si son ami n’avait pas laissé un billet, un message quelconque. C’est alors qu’il se rendit compte que cette table était couverte de livres ouverts. « Et si le commandant avait découvert quelque chose dans l’un de ces livres, songea-t-il encore. Quelque chose qui eut motivé son départ ? » Rapidement Bill étudia les dictionnaires à la page où ceux-ci étaient ouverts, et il ne tarda pas à tomber en arrêt sur l’Annuaire des châteaux de France où Bob, on s’en souvient, avait marqué d’une croix l’article concernant le manoir de Vigan Lorzac. En hâte, Ballantine parcourut le texte, et il sursauta.
— Beaugaillard ! murmura-t-il. Le commandant avait peut-être trouvé ce que nous cherchions. Est-ce pour cela qu’il a dû s’absenter ou qu’on l’a enlevé ? De toute façon, je ne vois pas comment sa disparition pourrait s’expliquer autrement. Il découvre un texte concernant un certain château de Beaugaillard et pfuit ! plus personne, comme s’il s’était volatilisé. Une bien étrange coïncidence…
Soudain, le géant sursauta, comme si la lumière se faisait en lui, et il fit à haute voix :
— Maintenant, j’y suis ! Si l’on en croit ce texte, le château de Beaugaillard s’élève non loin de Saint-Germain-de-Calberte. Cela explique l’appel de l’inter tout à l’heure. Le commandant a demandé qu’on le mette en communication avec le cadastre de Saint-Germain-de-Calberte et, entretemps, il a disparu.
Il demeura un instant songeur puis il reprit, se parlant toujours à lui-même :
— J’ai l’impression qu’il serait temps de faire intervenir la police…
Quelques minutes plus tard, Bill était mis en communication avec le commissaire Daudret, vieil ami de Bob Morane et de lui-même. Rapidement, il mit le policier au courant des événements de la nuit et de la matinée. Quand il eut terminé, Daudret ne put s’empêcher de remarquer :
— Vous auriez dû m’avertir plus tôt. Si vous l’aviez fait, Bob ne serait sans doute pas disparu à l’heure présente…
— Vous savez ce que c’est, commissaire, fit Bill. Quand le commandant a une idée, il est difficile de l’en faire démordre et, souvent, il aime jouer les loups solitaires. Avouez que cela ne lui a pas trop mal réussi jusqu’ici.
— Je le reconnais, avoua Daudret, Bob et vous êtes parvenus à vous sortir de nombreuses situations… euh… délicates… Mais la chance est comme le vent, elle finit toujours par tourner.
Il y eut un silence qui semblait supputer le sort de Bob Morane. Puis, à l’autre bout du fil, le commissaire Daudret reprit :
— Je vais me mettre d’urgence en communication avec le cadastre de Saint-Germain-de-Calberte, pour me renseigner sur ce mystérieux château de Beaugaillard. Je vous rappelle avant une demi-heure d’ici.
Le commissaire Daudret devait tenir parole. Vingt-cinq minutes plus tard, il rappelait :
— J’ai contacté Saint-Germain-de-Calberte, fit-il rapidement. Le château de Lorzac appartient toujours à la famille Sarvory, dont le dernier descendant Adrien Sarvory, est à présent l’unique occupant. C’est un homme d’une probité exemplaire, sur lequel je n’ai obtenu que d’excellents renseignements. Il est âgé de soixante-dix ans environ, sans descendance et son unique -souci est, avec l’aide de l’État, de restaurer le manoir qui, après sa mort, deviendra un musée. Je ne vois pas très bien ce que votre Dr Xhatan viendrait faire là-dedans…
— Tout ce que je sais, fit Bill, c’est que le château de Lorzac porte le surnom de Beaugaillard et que le message laissé par Lucile Blaise ne comportait que ce seul mot. C’est aussi après avoir lu l’article concernant le manoir de Lorzac dans l’Annuaire des châteaux de France que le commandant a disparu.
— Suppositions que tout cela, fit Daudret, et il me serait difficile d’ordonner une enquête sur des bases aussi faibles.
— N’oubliez pas, commissaire, que ces derniers temps des centaines de personnes sont mortes ou ont été enlevées de façon mystérieuse et révoltante, ici, à Paris même. Si nous ne voulons pas que cela se reproduise, peut-être sur une plus grande échelle, il faut à tout prix mettre fin au plus vite aux agissements de Xhatan.
— Je sais, Bill… Je sais… Mais nous sommes ici en démocratie, et je ne vois pas très bien comment nous pourrions justifier une perquisition au château de Beaugaillard sans l’assentiment du préfet de police et du ministère de la Justice.
— Cela prendrait trop de temps, jeta Bill qui connaissait les lenteurs de l’administration. D’ici à ce qu’une décision soit prise, le commandant sera peut-être mort… L’Écossais réfléchit rapidement, puis il reprit : – Si vous ne pouvez rien faire dans l’immédiat commissaire, vous ne verrez peut-être pas d’inconvénient à ce que j’agisse de mon côté.
— Tant que vous resterez dans la légalité…, risqua le commissaire Daudret.
Ballantine ne parut pas avoir entendu cette remarque, et il enchaîna aussitôt :
— Je vais gagner Saint-Germain-de-Calberte et voir à quoi ressemble ce château de Beaugaillard, et aussi son propriétaire cet Adrien Sarvory. Je demeurerai en rapport avec vous, commissaire, et vous tiendrai au courant de mes observations. Si j’ai besoin du moindre coup de main, pourrai-je compter sur vous ?
À l’autre bout du fil, le policier hésita un instant, puis il se décida :
— Oui, Bill, vous pourrez compter sur mon aide, mais officieusement, du moins jusqu’à nouvel ordre. Et je vous le répète, si vous jouez les acrobates, d’une façon ou d’une autre, je ne vous couvrirai pas. Il faut rester dans la légalité. Vous m’entendez ? Dans la légalité…
— Soyez sans crainte, commissaire, lança l’Écossais sans grande conviction. Je ne cambriolerai pas le château de Beaugaillard ni ne kidnapperai son propriétaire. Pour le reste…
Bill s’interrompit et Daudret préféra ne pas lui demander d’achever sa pensée. Dans ce genre d’affaires, la politique de l’autruche était souvent la meilleure, et le policier connaissait assez Bill Ballantine pour le savoir capable de tirer les marrons du feu en attendant que la lourde machine administrative se fût mise en branle.
— De toute façon, Bill, ne manquez pas de me tenir au courant, au jour le jour, des résultats de vos démarches, se contenta de dire Daudret.
— Je n’y manquerai pas, fit Bill. De votre côté, n’ayez pas peur d’asticoter les grosses légumes de la préfecture et du ministère. Il est possible, si la chance me sourit, qu’avant longtemps j’aie besoin que l’on fasse donner l’artillerie lourde.
Bill raccrocha, regarda pendant quelques secondes le poste téléphonique d’un air goguenard, puis il cligna de l’œil et grogna :
— La légalité ?… Tu parles !… Si on a tué le commandant, est-ce que cela aura été fait légalement ?
Une heure plus tard, au volant de la 404 de louage, Bill Ballantine filait à tombeau ouvert en direction du sud et de Saint-Germain-de-Calberte.