V

 

En entendant la voix de leur ennemi, Bob Morane et Bill Ballantine s’étaient raidis dans leurs liens. Ils se demandaient ce que signifiaient les déclarations de Xhatan. « Mourir en chevaliers, songeait Morane. Cela serait trop beau. Aucune erreur, cette promesse doit cacher quelque chose de louche. Un chevalier meurt en se défendant, et cela m’étonnerait si Xhatan nous laissait la moindre chance. Il sait que nous sommes des particuliers avec lesquels il est dangereux de courir des risques… »

— Qu’est-ce que cela veut dire, commandant ? interrogea Ballantine.

Bob eut un haussement d’épaules, pour répondre :

— Je n’en sais pas davantage, Bill. Tout ce dont je puis t’assurer c’est que tout cela ne présage rien de bon.

La voix de Xhatan avait repris :

— Soloum est un maître manieur de sabre, commandant Morane. Vous allez le combattre. Bien sûr, je vous sais courageux, mais vous avez cependant peu de chance de le vaincre. Quand il vous aura abattu, il s’occupera de votre ami.

Le gigantesque Eurasien vert – qui ne devait être que ce Soloum dont venait de parler Xhatan – lança un ordre et l’un des trois autres hommes verts vint détacher les poignets de Morane, auquel Soloum tendit alors un des sabres qu’il tenait à la main, en se contentant de jeter simplement :

— Toi te défendre…

Tout en parlant, la brute s’était reculée de quelques pas, son sabre qu’il tenait à deux mains brandi latéralement.

— Vous n’allez quand même pas combattre cet épouvantail, commandant ? lança Bill Ballantine. Il va vous couper en deux, comme un vulgaire navet…

Bob s’était lui aussi légèrement reculé. Il sourit, pour dire :

— Me couper en deux ? Ce n’est pas si sûr, Bill… De toute façon, je suis bien décidé à tenir tête à ce gros patapouf et à lui en faire voir de toutes les couleurs, si c’est possible.

Bob souleva son sabre, dont il tenait lui aussi la poignée à deux mains, et la lumière de la torche, accrochant la lame, la fit briller d’un éclat rouge, un peu comme brillent ces épées de feu que l’on voit aux poings des archanges sur les Vieilles fresques.

— Toi prêt ? interrogea Soloum.

— Prêt, fit Bob calmement. On va essayer de vous renvoyer honnêtement la balle, mon gros.

Déjà, le gigantesque Eurasien passait à l’attaque. Le sabre brandi au-dessus de la tête, il se précipita sur Bob, lui portant un terrible coup de tranchant. Mais l’adversaire s’était déjà dérobé et la lame ne rencontra que le vide. Alors, entre les deux antagonistes commença un étrange ballet dont le final ne pouvait être que marqué par la défaite, voire la mort de l’un d’eux. Soloum était certes un redoutable manieur de sabre, mais Bob, si sa science de l’escrime était inférieure, possédait cependant toutes les ficelles du combat corps à corps et ses esquives, sa souplesse et aussi sa force athlétique lui permettaient de tenir tête à son antagoniste. Mieux, parfois il parvenait à passer à l’attaque, mais, toujours, sa lame rencontrait celle du géant vert, dont il ne parvenait à aucun moment à percer la défense.

Le combat se continua ainsi durant plusieurs minutes, dans un fracas de lames entrechoquées, de halètements sourds. Soloum commençait à se fatiguer, mais Morane, contraint à mener sans cesse un ballet d’esquives autour de son adversaire, et aussi à bloquer de sa lame les formidables coups de tranchant qui lui étaient portés, commençait également à se sentir faiblir. Un peu essoufflé, transpirant, il parait plus mollement les attaques de son adversaire.

— Surtout, ne vous laissez pas aller, commandant ! clama Bill. Il va vous…

L’Écossais n’eut pas le temps d’en dire davantage. D’un formidable revers, Soloum avait fait sauter le sabre des mains de Bob qui, déséquilibré, roula sur le sol.

— Prenez garde, commandant ! hurla Bill.

Morane n’eut pas le loisir d’entendre cet avertissement. La lame de Soloum, dans un formidable coup porté de haut en bas, s’abaissait sur lui pour lui fendre le crâne en deux. Bob eut juste le temps d’apercevoir l’éclair de la lame. Morane roula sur lui-même et le sabre, au lieu d’atteindre son but, frappa le sol et se brisa net, au ras de la garde.

Pendant un instant, Soloum demeura immobile, haletant comme une machine pneumatique, à regarder, comme s’il ne comprenait pas ce qui venait d’arriver, les débris du sabre qu’il tenait à la main. Et, soudain, il réagit et, lâchant la poignée désormais inutile, il se précipita vers le sabre de Morane afin de le récupérer et d’achever sa besogne d’exécuteur. Il ne devait cependant jamais atteindre l’arme car, comme il se baissait pour la saisir, Bob qui s’était redressé lui porta en pleine face un terrible coup de genou qui le rejeta en arrière. Ce fut Morane qui s’empara du sabre. Il le mit à rire en le brandissant.

— Et si c’était moi maintenant, petit Soloum de mon cœur, qui te changeais en pommes-allumettes ? fit-il.

Le géant vert, croyant sa dernière heure venue, recula, une terreur abjecte peinte sur sa face camuse.

— Rassure-toi, fit Bob, souriant toujours, je ne suis pas un mangeur de petits enfants, moi, et j’aime combattre à armes égales.

Mais il avait compté sans la traîtrise de l’Eurasien. Rapidement, celui-ci avait porté la main à sa ceinture et en avait tiré un revolver qu’il braqua vers Morane. Il n’eut pas le temps de faire feu cependant. Balayant l’air en un mouvement latéral, le plat du sabre vint frapper l’arme qui fut arrachée de la main de Soloum.

Bob éclata de rire.

— Ha ha ! fit-il, on continue à faire le méchant ! Je devrais te changer en steak tartare, mon gros, pour avoir fait cela, alors que j’avais moi-même l’intention de combattre loyalement. Mais ce qui est dit est dit. Défends-toi… Et je te préviens que je n’ai pas le moins du monde envie de plaisanter.

Tout en parlant, Bob avait jeté le sabre loin de lui. Légèrement courbé, les poings tendus en une garde qu’aurait désapprouvée un spécialiste de la boxe anglaise, il s’avança vers Soloum. Ce fut celui-ci qui frappa le premier, mais son poing épais ne rencontra que le vide. Morane, lui, ne le manqua pas. Son poing droit, lancé comme un piston, vint percuter la mâchoire du géant, puis son gauche alla lui fracasser le nez. Alors commença un pénible calvaire pour Soloum qui, malgré sa force, sa brutalité, ne put que subir la terrible leçon de karaté que Morane lui donnait. Frappant de toutes les armes que la redoutable technique japonaise mettait à sa disposition, Bob réduisit rapidement son antagoniste à merci, frappant du poing, du tranchant de la main, du coude, du genou, de la pointe du pied ou du talon. Finalement, au bout d’une demi-minute environ de cette démonstration savante et efficace, l’Eurasien, le corps brisé, le visage en sang, s’écroula inanimé sur les dalles où il resta pantelant, gémissant et haletant bruyamment, un peu comme un arbre abattu dont les branches frémissent encore.

Bob Morane se recula légèrement et contempla son ennemi écroulé.

— Tous mes regrets vraiment, mon gros, dit-il d’une voix calme. Je t’avais prévenu. Je suis doux comme un agneau, mais, quand un buffle fonce sur moi, prêt à m’éventrer de ses cornes, je me change en tigre…

— Prenez garde, commandant ! hurla soudain Bill.

Instinctivement, Bob se jeta de côté, à l’instant précis où une détonation claquait. Il sentit la balle lui frôler la tempe et il eut juste le temps d’apercevoir un des hommes verts qui braquait un automatique dans sa direction. Toujours dans le même mouvement réflexe, Morane roula sur lui-même, évita un deuxième projectile et s’empara presque en même temps du revolver de Soloum. Il ouvrit aussitôt le feu et l’homme vert qui avait tiré, s’abattit. Les deux autres complices de Xhatan avaient eux aussi mis l’arme à la main, mais ils n’eurent pas le temps d’en faire usage. À deux reprises, Morane pressa à nouveau la détente de son revolver, jetant les deux derniers antagonistes sur le sol.

Lentement Bob se redressa et se dirigea vers Bill qui montrait un visage renfrogné.

— Qu’est-ce qui vous a pris, grogna le géant, de jouer ainsi tout à coup les Buffalo Bill ? Vous auriez aussi bien pu m’atteindre. J’avais soudain l’impression d’être devenu le tenancier d’une baraque de tir forain…

— Toutes mes excuses si je t’ai fait peur, mon vieux fit Bob en s’approchant, mais je n’avais pas le choix. Et puis, reconnais au fond de toi-même que tu savais ne rien risquer. J’ai toujours eu l’œil sûr et tu ne l’ignores pas…

— Ça, vous pouvez le dire, fit Ballantine. Et ces messieurs à la face de chlorophylle s’en sont aperçus… ou du moins ils s’en rendront compte quand ils se réveilleront dans l’autre monde…

Pourtant, Morane n’était pas très fier de lui. Il savait que les hommes verts étaient en général de pauvres diables, asservis par Xhatan, qui les faisait vivre dans la terreur du poison enduisant leur peau. Pourtant lui-même n’avait fait que se défendre et, s’il avait tiré, c’était pour sauver sa vie.

Rapidement, Bob détacha les poignets de son ami qui, lorsqu’il fut libéré, interrogea :

— Que faisons-nous à présent, commandant ?

— On file, fut la réponse. Nous allons essayer de sortir de ce trou par où nous sommes entrés et avertir la police. J’ai l’impression qu’on fera des découvertes intéressantes en explorant à fond ces souterrains…

Bob avait à peine prononcé ces paroles que la voix de Xhatan éclata à nouveau, venu on ne savait d’où, toujours amplifiée par les échos des galeries.

— De toute façon, la police arriverait trop tard, commandant Morane, disait la voix. Je vais quitter ces lieux pour un refuge plus sûr, d’où je pourrai tenir tête à des armées… Et puis, il faut justement que vous réussissiez à sortir de ces souterrains. Je suis décidé cette fois à ne plus vous laisser la moindre chance. Vous avez refusé de périr en chevaliers. Eh bien, M. Ballantine et vous, allez mourir comme des rats. Noyés… Oui, vous allez mourir tous deux, noyés comme des rats… Comme des rats… Comme des rats… Comme des rats…

 

 

Comme des rats… Comme des rats… Comme des rats…

Bob Morane et Bill Ballantine avaient écouté cet avertissement sans trop s’émouvoir, car ils en avaient vu d’autres, et ce n’était pas une simple menace qui pouvait leur faire perdre contenance.

La voix du Dr Xhatan avait d’ailleurs cessé de se faire entendre. Il y eut un très long silence, puis Bill demanda encore :

— Que décidez-vous, commandant ?

— On prend des torches et on se tire par où nous sommes venus, répondit Bob, du moins, nous essaierons…

Quelques secondes plus tard, ils suivaient en sens inverse le chemin que les hommes verts leur avaient fait parcourir. Au bout d’une centaine de mètres cependant, une mauvaise surprise les attendait. Une muraille impossible à ébranler, et qui n’existait pas auparavant, fermait le passage. En vain, ils cherchèrent le moyen de faire pivoter ce pan de mur qui, s’il s’était rabattu comme une porte, devait pouvoir s’ouvrir. Nulle part cependant, ils ne devaient découvrir le mécanisme capable de faire mouvoir le pesant bloc de maçonnerie.

— Décidément, Xhatan a truqué ces souterrains suivant son bon plaisir, constata Bill. Il ne doit pas y avoir pourtant tellement de temps qu’il se trouve à Paris, et je me demande comment il a eu le loisir de mettre tout cela au point…

— Je ne pense pas que Xhatan soit l’auteur de cette machinerie, dit Bob. Elle date sans doute de l’époque des Templiers et Xhatan n’aura fait que la remettre en état… Mais toutes ces considérations ne nous avancent guère. Puisque nous ne pouvons revenir sur nos pas, essayons de trouver une autre issue…

Ils retournèrent par où ils étaient venus et regagnèrent la salle où Morane avait combattu le géant eurasien. Ils la traversèrent et, au fond, découvrirent une nouvelle galerie qu’ils suivirent sur une distance de cinquante mètres environ, pour ensuite descendre un escalier d’une vingtaine de marches grossièrement taillées à même le roc, ce qui tendait à faire croire que, jadis, les bâtisseurs du Temple avaient tiré les pierres destinées à la construction de la forteresse du sous-sol même de celle-ci. Par la suite, les carrières ainsi creusées avaient servi de cryptes et de souterrains permettant aux Templiers de quitter la forteresse sans être remarqués et de fuir si le besoin s’en faisait sentir.

Au bas de l’escalier, s’ouvrit une nouvelle galerie, puis un second escalier d’une trentaine de marches débouchant dans un autre couloir.

— J’espère, fit Bill, que nous n’allons pas ainsi descendre ad vitam æternam…

— Je ne le pense pas, dit Bob. Il est probable que ce complexe de galeries et d’escaliers conduit sous les fondations du Temple, qui n’aura été rasé qu’en surface. Nous allons bien finir par les atteindre et…

Bill Ballantine posa la main sur le bras de son compagnon et l’interrompit :

— Écoutez, commandant… Un bruit ténu tout d’abord, mais qui allait rapidement en s’amplifiant, leur parvenait, celui d’un liquide coulant rapidement le long d’une surface dure et lisse.

— L’eau ! fit Bill. Nous avons eu tort d’oublier ce qu’a dit Xhatan.

— Oui, « vous allez périr noyés comme des rats »… Ce misérable a tenu parole. Nous devons nous trouver en dessous du niveau de la Seine et des égouts. Il a suffi d’ouvrir une quelconque vanne et l’eau a envahi les souterrains. Xhatan avait raison : nous risquons fort de périr noyés pomme des rats.

Le bruit d’eau devenait de plus en plus perceptible. De sa torche, Bob éclaira les degrés que son ami et lui venaient de descendre et, soudain, une eau sombre, que la flamme de la torche dotait de reflets rougeoyants, se mit à dévaler l’escalier en cascade. Bientôt, elle vint battre les pieds des deux amis, monta le long de leurs chevilles, de leurs mollets…

— Il nous faut à tout prix essayer de trouver une issue, dit Morane. Continuons.

En pataugeant, ils se mirent à fuir le long des galeries, espérant trouver à tout moment un escalier qui, remontant, les mettrait provisoirement à l’abri de l’inondation. Il n’en fut rien cependant. Au contraire, une nouvelle jetée de marches les fit descendre encore. Ils suivirent un nouveau couloir et débouchèrent dans une salle étroite, à la voûte soutenue par de lourdes colonnes taillées à même le roc et ornées par endroits de grossières sculptures représentant des animaux fantastiques mêlés à des plantes étranges, suivant l’inspiration tourmentée de la statuaire romane. Pourtant, ils eurent beau contourner la salle. Nulle part, ils ne trouvèrent de nouvelle issue et, pourtant, l’eau continuait à monter rapidement. Ils en avaient à présent jusqu’aux genoux.

— Xhatan avait raison, conclut Bill. Nous allons périr noyés comme des rats.

— Ne désespérons pas trop vite, dit Bob. Peut-être avons-nous mal cherché et existe-t-il réellement une issue. Si étroite soit-elle, elle nous permettra de prolonger notre espoir. Cherchons…

Cette issue, ils la découvrirent, mais non creusée dans les parois ; elle s’ouvrait dans la voûte : une cheminée assez étroite, sorte de puits vertical dont l’entrée se trouvait malheureusement hors de portée des deux hommes.

— Nous voilà bien avancés, constata Bill. Même en nous faisant la courte échelle, nous n’y arriverions pas…

— Peut-être, dit Bob. Mais justement, cette eau qui nous met en danger va nous permettre peut-être d’atteindre cette issue. Il suffira d’attendre qu’elle monte et de nous laisser flotter en nageant sur place. Ainsi, nous atteindrons cet orifice et nous nous y introduirons pour grimper aussi haut que nous le pourrons…

La décision de Bob était sage, et Ballantine ne trouva pas utile d’y opposer le moindre argument. L’eau leur montait maintenant à mi-cuisses ; elle atteignit leur taille, puis leur poitrine, et ils durent se mettre à nager sur place, tandis que le niveau montait rapidement vers la voûte. Tenant leurs torches brandies au-dessus de la tête, Bob Morane et Bill Ballantine avaient sans cesse les yeux rivés sur l’ouverture du puits, attendant avec impatience le moment où ils pourraient l’atteindre. Bientôt, de la main, Bob put toucher la voûte.

— Préparons-nous, dit-il. Je vais passer le premier pour reconnaître le passage. Tu me suivras…

Bientôt, de la main, Bob put accrocher une aspérité à l’entrée du puits. Il lâcha sa torche et se hissa. Un rétablissement, et il se trouva calé du dos et des pieds dans une étroite cheminée qui semblait se prolonger loin au-dessus de lui. La tête de Bill n’était plus à présent qu’à cinquante centimètres de l’entrée du puits. Morane remonta d’un mètre dans la cheminée afin de faire place à son compagnon qui, lâchant la torche à son tour, se glissa dans l’étroit passage. L’obscurité les entourait maintenant, totale, hostile. Ils se mirent à grimper, arc-boutés à la façon d’alpinistes, pour fuir cette eau mortelle montant sous eux comme un monstre vorace qui, sûr de ses proies, les suivait lentement, sans se presser…