VII
— Beaugaillard ! Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? fit Bob en tournant et en retournant le papier entre ses doigts.
— Peut-être est-ce une de vos admiratrices qui a voulu vous faire un compliment, dit Bill sur un ton mi-figue mi-raisin.
— Cela m’étonnerait, protesta Morane. Après ce que nous venons de passer, nous ne devons plus avoir de beaux gaillards que le nom. Nous sommes crottés comme des escargots après un orage.
— En un mot, fit Bill, ce papier nous offre un mystère de plus à résoudre. Sans doute est-ce un message que quelqu’un a voulu laisser derrière lui.
— À moins qu’il n’ait rien à voir avec l’affaire qui nous occupe, glissa Bob. Peut-être est-il là depuis très longtemps.
Bill Ballantine poussa un ricanement sonore.
— C’est ça, se moqua-t-il, vous allez finir par affirmer que ce papier a été abandonné ici par un Templier. J’ignorais qu’au Moyen Âge on se servait de stylo à bille…
— Tu as raison, mon vieux, reconnut Bob, et puis ce papier est encore tout frais, et il ne doit pas être là depuis bien longtemps, sinon l’humidité aurait eu raison de lui, et il ne porte pas la moindre trace de moisissure ni de rousseurs. Non, il a dû être laissé là intentionnellement par quelqu’un. Peut-être par un des prisonniers de Xhatan.
— Ou une des prisonnières, corrigea l’Écossais. On dirait que le nom de Beaugaillard a été écrit par une main de femme.
Pendant un moment, Bob Morane étudia le message, si c’en était un, à la lueur de sa torche, puis il hocha la tête à plusieurs reprises.
— Une main de femme, finit-il par dire. Peut-être. Difficile, de toute façon, d’en juger avec précision. C’est trop griffonné. Nous verrons plus tard. Il glissa le papier dans sa poche, pour reprendre presque aussitôt :
— Tout à l’heure, tu as parlé des prisonniers de Xhatan, Bill. Je me demande où ils peuvent bien être passés.
— Sans doute n’ont-ils accompli qu’un court séjour dans ces souterrains, risqua Ballantine, et ont-ils été dirigés vers cette forteresse inexpugnable dont Xhatan a parlé. Mais, avant de nous soucier du sort desdits prisonniers, nous ferions mieux de nous préoccuper du nôtre. Je ne serai vraiment tranquille que quand nous aurons quitté ces lieux…
— Bien parlé, Bill. Voyons où mène cet escalier.
Toujours éclairés par une seule torche, afin d’économiser leurs batteries, ils grimpèrent une cinquantaine de marches, pour finir par se heurter à une grande dalle de pierre obturant complètement le passage.
— Nous voilà bien avancés, fit Ballantine. Autant vouloir glisser une pyramide d’Égypte dans sa dent creuse que soulever ce caillou…
— « Donnez-moi un levier et je soulèverai le monde », dit simplement Morane en parodiant une phrase célèbre.
Ce levier, ils le trouvèrent dans un renforcement. Une épaisse barre de bronze qui, abaissée, déclencha un mécanisme qui fit pivoter la dalle sur elle-même, découvrant une large ouverture rectangulaire.
— Et voilà ! fit Morane. Décidément, les Templiers étaient forts en mécanique, dont ils avaient sans doute rapporté en France les secrets glanés auprès des Arabes…
— Méfions-nous malgré tout, conseilla Bill. Si ces Templiers étaient si calés en mécanique, ils peuvent avoir agencé quelque piège astucieux… et meurtrier…
Précautionneusement, les deux amis se glissèrent dans l’ouverture, prêts à bondir en arrière à la moindre alerte, mais rien ne se passa. Aucune faux ne menaça de leur trancher la tête, aucun contrepoids de les écraser, et ce fut sans le moindre mal qu’ils purent prendre pied dans une cave voûtée, aux murs couverts d’une épaisse couche de salpêtre. Derrière eux, la dalle s’était remise en place, bouchant l’ouverture, sans qu’il fût possible d’en distinguer l’emplacement.
— Voilà que la route nous est coupée, constata Bill. Pas question de revenir en arrière sans avoir auparavant découvert les commandes d’un autre mécanisme qui permettrait de rouvrir cette trappe.
— Laisse donc, coupa Morane. Il n’est justement pas question de revenir en arrière, c’est-à-dire de regagner les souterrains, mais au contraire de nous rapprocher toujours davantage de la surface…
En hâte, ils traversèrent la cave, pour atteindre un nouvel escalier au sommet duquel une trappe, semblable à la première, mais plus étroite, et commandée également par un levier de bronze actionnant un mécanisme, leur permit d’accéder à un deuxième caveau. Ici tout changea cependant, car ces caves n’étaient plus vides à présent. C’étaient celles d’une maison habitée, avec ses celliers remplis de bouteilles, ses réserves de charbon destiné au chauffage, ses mille petits indices de vie qui ne trompent pas.
— Cette fois, fit Bill, j’ai l’impression que nous sommes sur le bon chemin.
— Oui… Continuons.
Un escalier, qu’aucune trappe ne fermait cette fois, mais seulement une porte, qui leur fut aisé d’ouvrir car elle n’était pas verrouillée, les conduisit au rez-de-chaussée d’un hôtel de maître devant dater de la première décade du XIXe siècle.
— Cette maison a dû être bâtie dès que Napoléon Ier a fait raser le Temple, supposa Bob. Visitons-la. Peut-être nous livrera-t-elle quelque indice.
Mais ce fut en vain qu’ils parcoururent les lieux, du rez-de-chaussée au grenier ; ils n’y trouvèrent personne, ni aucun des indices qu’ils espéraient. Pourtant, à l’issue de cette visite, une certitude leur était venue : peu de temps auparavant, quelqu’un avait habité là – le Dr Xhatan peut-être. Les housses n’étaient pas mises sur les fauteuils, la cuisine contenait encore de la vaisselle sale et le frigo des restes de repas ainsi que des boissons.
La cour, cependant, qui était spacieuse et s’ouvrait sur une ruelle située à l’arrière du bâtiment, leur apporta de précieux renseignements, car un peu partout ils y découvrirent de larges traces de pneumatiques, et aussi des gouttes fraîches de mazout, ce qui indiquait que, peu de temps auparavant, plusieurs véhicules – assurément des camions – avaient stationné là.
— Probablement ces camions emportaient-ils l’appareillage démoniaque du Dr Xhatan, supposa Morane. Il faudra que la police vienne tout retourner dans cette maison. Probablement y fera-t-elle des découvertes intéressantes.
Bill Ballantine paraissait songeur et continuait à observer les traces de pneumatiques sur les pavés poisseux de la cour. Finalement, il releva la tête.
— Je me demande comment ces camions ont pu passer inaperçus, dit-il finalement. Le quartier est pourtant surveillé…
Mais Bob Morane eut un haussement d’épaules.
— Si les limiers chargés de l’enquête devaient se mettre à arrêter tous les camions qui traversent le Marais, ils n’en finiraient plus. Il est probable que ceux de Xhatan étaient camouflés d’une façon ou d’une autre. En véhicules de livraison, par exemple, avec les noms de firmes quelconques, ayant pignon sur rue, peints sur leurs carrosseries…
À son tour, le Français demeura songeur, pour reprendre presque aussitôt :
— Mais peut-être des voisins ont-ils justement remarqué ces camions. Si des noms de firmes y étaient inscrits, les enquêteurs le sauront et pourront se renseigner aux firmes en question, afin de savoir si certains de leurs véhicules ont bien traversé le quartier voilà quelques heures. Ainsi la ruse de Xhatan, qui aura commencé par le servir, pourra finalement le desservir car, justement à cause de ces noms de firmes, les véhicules camouflés pourront aisément être repérés sur les routes… Mais tout ceci n’est pas de notre ressort. Nous avons un indice, nous : ce nom de Beaugaillard – et j’aimerais bien en percer le secret.
Quelques minutes plus tard, les deux amis quittaient la mystérieuse demeure. Le jour s’était déjà levé. Un jour gris et sale, brouillé comme un visage de malade.
— Où allons-nous, commandant ? interrogea Bill. À l’hôtel ?
Bob Morane secoua la tête pour répondre :
— Non. Nous allons nous rendre à l’appartement. Je ne pense pas que nous ayons pour le moment quelque chose à craindre de Xhatan, qui doit nous croire morts, et dans ma bibliothèque nous trouverons sans doute la documentation dont nous avons besoin pour identifier ce Beaugaillard.
●
La première chose que firent Bill Ballantine et Bob Morane, en arrivant dans l’appartement du quai Voltaire, fut de se doucher et d’endosser des vêtements propres et secs. Ensuite, ils distillèrent amoureusement un pot de café fort qu’ils dégustèrent avec délice et que Bill corsa avec d’épaisses doses de whisky.
Ils venaient à peine de faire ces concessions au plus élémentaire des bien-être, quand la concierge de l’immeuble, qui remplissait également auprès de Morane, son propriétaire, les fonctions de femme de confiance et de bonne à tout faire, leur apporta les journaux du matin. Ils en parcoururent rapidement les titres principaux. L’un d’eux, s’étalant en première page de L’Aube, les frappa :
UNE DE NOS REPORTERS
ENLEVÉE LA NUIT DERNIÈRE,
ALORS QU’ELLE ENQUÊTAIT
SUR LES ÉVÉNEMENTS DU MARAIS
Paris, le 12 octobre. – Cette nuit, notre jeune reporter spécialisée dans l’actualité et dont nos lecteurs ont pu déjà apprécier le talent, Lucile Blaise, a disparu dans de bien étranges circonstances. Au cours de ces derniers jours, elle s’était attachée à étudier les événements qui viennent d’endeuiller Paris et dont on a acquis à présent la certitude qu’ils avaient leur point de départ dans le quartier du Marais. À la suite de cette étude, Lucile Blaise avait tiré certaines conclusions qu’elle n’avait voulu livrer à personne, afin de se réserver l’exclusivité du reportage sensationnel qu’elle comptait effectuer.
Plusieurs nuits de suite, sans avoir mis personne au courant de ses projets – à part notre directeur –, elle mena son enquête à travers le Marais, à la recherche, disait-elle, de ces mystérieux hommes verts qui ont fait tant parler d’eux ces derniers temps. La nuit dernière, comme les nuits précédentes, elle devait mener son enquête, et cela en dépit des appels de prudence de notre direction.
Ces appels devaient se révéler n’être pas superflus, car, ce matin, à l’aube, comme elle avait coutume de le faire chaque jour, elle ne se présenta pas à la rédaction. Un de nos hommes fut dépêché dans le quartier du Marais, afin de parcourir l’itinéraire qu’elle était sensée suivre. Ce fut alors que dans un caniveau l’on trouva une chaussure, ayant appartenu à notre collaboratrice. Depuis on est sans nouvelles de Lucile Blaise et les suppositions les plus sinistres sont permises…
Suivaient de vaines considérations sur cette disparition et un bref résumé de la carrière, encore fort courte mais riche en exploits, de la jeune journaliste.
Quand Bob eut fini de lire à haute voix, il reposa le journal et demanda :
— Qu’en penses-tu ? Bill.
— Que voulez-vous que j’en pense ? fit le géant avec un haussement d’épaules. Sauf qu’il est souvent dangereux de mettre le doigt entre l’enclume et le marteau, même quand on est journaliste… et jolie fille, car je suppose que, comme toutes les héroïnes, cette Lucile Blaise, était jolie fille.
— Je la connais de vue, approuva Morane. Elle avait, en effet, vraiment quelque chose qui aurait séduit plus d’un peintre… Mais ce n’est pas de sa beauté que je veux parler et, en ce qui me concerne, je suis prêt à tirer de la nouvelle de sa disparition des conclusions moins simplistes que les tiennes.
— Si on peut savoir ? fit le géant en demeurant dans l’expectative.
— C’est relativement simple, expliqua Bob. Hier soir, nous enquêtions nous aussi dans le quartier du Marais, à l’heure précise où Lucile Blaise enquêtait de son côté. Or, elle est enlevée et j’assiste justement à l’enlèvement d’une jeune femme. De là à penser qu’il s’agissait de Lucile Blaise, puisque aucune autre disparition ne semble avoir été signalée cette nuit-là, il n’y a qu’un pas. Un peu plus tard, dans des souterrains ayant servi de refuge au Dr Xhatan, nous trouvons un morceau de papier sur lequel une main féminine a griffonné en hâte le nom énigmatique et évocateur de Beaugaillard…
— Je vois ce que c’est, interrompit Ballantine. Vous pensez que Lucile Blaise a griffonné ce mot…
— Pourquoi pas ? fit Bob.
— Ce peut être elle, enchaîna Bill, ou quelqu’un d’autre. N’y avait-il pas plusieurs femmes parmi les captifs de Xhatan ?
— Plusieurs femmes peut-être, mais une seule journaliste. Une femme ordinaire n’aurait sans doute pas pensé à laisser des traces de son passage, tandis que Lucile Blaise, elle, menait une enquête. Même prisonnière, sa passion de chercheuse de mystères a continué à l’habiter et, comme elle connaissait assurément l’histoire du Petit Poucet…
— Au lieu de nous laisser ce maudit papelard et son énigme, grogna l’Écossais, elle aurait mieux fait de nous tracer réellement une piste de cailloux blancs jusqu’au repaire de Xhatan. Cela nous aurait diantrement simplifié les choses…
Mais Bob Morane ne prêtait qu’une oreille distraite aux commentaires de son ami. Il murmura, comme pour lui seul :
— De toute façon, l’hypothèse mérite d’être retenue. Je connais le directeur de L’Aube. Un coup de fil et nous serons bientôt fixés…
Il consulta son carnet d’adresses, décrocha le combiné du téléphone posé devant lui sur la table et forma un numéro sur le cadran. Quelques secondes plus tard, la communication était établie.
— Puis-je parler à M. Jacques Girard ? fit aussitôt Morane d’une voix décidée.
— De la part de qui ? interrogea-t-on.
— De la part de Bob Morane. C’est urgent… N’ayez crainte de le déranger : il prendra la communication.
Une demi-minute à peine s’écoula avant que la voix de Jacques Girard se fît entendre.
— Bob ! fit-il. Voilà bien longtemps ! Je suppose que vous ne me téléphonez pas seulement pour prendre des nouvelles de ma santé. Ce n’est pas votre genre. Quand vous appelez quelqu’un, c’est toujours à la suite d’une catastrophe ou pour en annoncer une nouvelle…
— Je vous sonne au sujet de Lucile Blaise, fit Morane sans s’encombrer de préambules.
— Vous avez de ses nouvelles ? s’enquit le directeur de L’Aube d’une voix soudainement emplie d’intérêt.
— Oui et non, fit Morane évasivement. Je ne veux pas vous nourrir de faux espoirs, mais il est probable que, cette nuit, ma piste a croisé celle de votre collaboratrice. Je l’ai peut-être même manquée de peu… Bob s’interrompit, pour demander aussitôt, à brûle-pourpoint : – Auriez-vous un exemplaire de l’écriture de Mlle Blaise ?
— Je le pense, fut la réponse. Je trouverai quelque part deux ou trois lignes écrites de sa main. Mais qu’avez-vous derrière la tête, Bob ?
— Je ne peux vous en parler pour l’instant, Jacques, mais faites-moi confiance. Vous serez tenu au courant si mes soupçons se révèlent exacts. Faites-moi envoyer sans retard le spécimen d’écriture de Lucie Blaise. Je vous contacterai par la suite.
Sans doute Jacques Girard connaissait-il trop Bob Morane pour juger utile d’insister. Il connaissait également sa probité, son désintéressement total et savait qu’il ne pouvait agir que dans le sens du bien, tout à fait comme un chevalier en complet de tweed, comme on l’appelait parfois.
— Parfait, Bob. Vous aurez le spécimen demandé dans une heure au plus tard.
Trois quarts d’heure s’étaient à peine écoulés, que la concierge vint apporter à Morane une enveloppe à en-tête du journal L’Aube. Cette enveloppe contenait seulement une carte illustrée couverte d’une grande écriture volontaire et que Lucile Blaise avait envoyée à son patron lors d’une de ses lointaines enquêtes.
Rapidement, Bob Morane et Bill Ballantine comparèrent l’écriture de la carte à celle du billet trouvé dans les souterrains du Temple. Certes, le mot Beaugaillard avait été griffonné, mais l’étude des deux documents se révéla cependant aisée. Au bout de quelques secondes, Bill Ballantine poussa un rugissement qui, s’il avait retenti dans une jungle, aurait fait se terrer tout le gibier à dix lieues à la ronde.
— Pas d’erreur, commandant ! Vous avez encore une fois mis le doigt dessus. À tous les coups, vous faites banco !
Car il n’y avait aucune erreur possible : l’écriture du billet et celle de la carte illustrée étaient bien de la même main. C’était donc Lucile Blaise qui, comme l’avait pensé tout d’abord Morane, avait laissé derrière elle cet indice qui, peut-être, permettrait de retrouver la trace du Dr Xhatan.
— À présent, conclut Bob, tout ce qui nous reste à faire, c’est identifier ce Beaugaillard. Nous allons nous y mettre et, si nous ne trouvons pas, nous consulterons une voyante.
Bob désigna les rangées de livres tapissant les murs du bureau et il reprit :
— Mais si ce Beaugaillard existe quelque part, je le découvrirai bientôt.
— Ouais, fit Ballantine sans grande conviction en évaluant d’un regard contrit la masse de volumes entassés. Ça va représenter un drôle de boulot de rat de bibliothèque ! J’aurai besoin de remontant pour tenir le coup. Si vous le permettez, commandant, je vais faire un saut jusqu’au marchant de vin du coin pour voir s’il n’y traîne pas une bouteille de whisky ou deux. Commence à faire sérieusement sec dans votre carrée… On se croirait dans le local d’une société de tempérance.
— Vas-y Bill, fit Morane, sachant qu’il était inutile de contrecarrer l’instinct patriotique de son ami, cet instinct qui le poussait sans cesse à consommer l’âpre nectar de ses ancêtres. Pendant que tu vas chercher ce remontant dont tu as tant besoin, je vais commencer nos recherches.
Mais déjà Bill Ballantine ne songeait plus au Dr Xhatan ni à Lucile Blaise. Toutes ses pensées avaient pris la forme de bouteilles pansues, aux flancs couverts d’étiquettes mirobolantes.