X

 

Au cours des jours qui suivirent sa visite au château de Beaugaillard, Ballantine tenta par tous les moyens d’obtenir de nouveaux renseignements sur Adrien Sarvory. Tout ce qu’il put apprendre c’est que, la semaine précédente, des camions bâchés étaient montés au château. Pourtant cela n’avait étonné personne, car il en était souvent ainsi ; Sarvory faisait sans cesse amener le matériel nécessaire aux réfections qu’il avait entreprises.

Pourtant, si ces allées et venues de camions semblaient normales aux habitants de la région, il n’en allait pas de même pour Bill Ballantine. Il savait que, quelques jours plus tôt, des camions avaient quitté le refuge du Dr Xhatan, situé dans le Marais à Paris, et ce pour une destination inconnue. Or, à la même époque, des camions arrivaient au château de Beaugaillard. Il n’était donc pas difficile d’imaginer que ce fussent les mêmes et cela affermissait Ballantine dans la certitude que la vieille forteresse médiévale servait à présent de quartier général à Xhatan.

À partir de ce moment, Bill n’eut plus qu’une pensée : s’introduire clandestinement dans le château pour y mener sa petite enquête personnelle. Le tout était de savoir comment y pénétrer. Peut-être existait-il l’un ou l’autre passage secret ? Aussi se mit-il à explorer la campagne s’étendant au pied du piton rocheux, à interroger des enfants, qui, peut-être, au cours de leurs jeux vagabonds, avaient découvert quelque souterrain. Les spéléologues de la contrée furent même discrètement contactés, mais sans pouvoir fournir à Bill les renseignements qu’il escomptait.

Dix nouvelles journées s’écoulèrent ainsi. Au fur et à mesure, l’impatience occupait davantage Bill Ballantine. Réellement, s’il avait su avoir quelques chances de succès, il aurait tenté d’enfoncer à coups d’épaule les murs du manoir.

De toute façon, il ne tenait pas à entreprendre une action directe, car cela pouvait lui occasionner de graves ennuis, motiver l’intervention de la police locale qui ferait sans doute la sourde oreille à ses explications. D’ailleurs, au fond de lui-même, Bill ne possédait pas une certitude absolue de la présence de Morane au manoir. Certes, beaucoup d’indices lui faisaient croire à la possibilité de cette présence, mais cela s’arrêtait là.

Ce fut Bob Morane lui-même – du moins Bill le crut tout d’abord – qui devait apporter cette certitude à son ami.

Cette nuit-là, Bill avait regagné son hôtel vers dix heures du soir, après avoir passé la plus grande partie de la soirée dans un chemin creux, à proximité du manoir, à observer celui-ci à l’aide de puissantes jumelles, afin de découvrir quelque indice qui, par la suite, pourrait le servir. En effet, la nuit pouvait faire se relâcher la réserve de Xhatan et de ses complices – si ceux-ci occupaient bien le château – et livrer l’un ou l’autre signe de leur présence à d’éventuels observateurs. Cependant, bien que la nuit fût relativement claire, Bill ne put rien déceler d’anormal. La forteresse ne lui avait offert que la masse opaque, aveugle de ses murailles où ne brillait aucune lumière, les fenêtres de la partie habitée s’ouvrant sur la cour intérieure.

Rentré à l’hôtel, Ballantine se doucha et se coucha, exténué, les nerfs mis à rude épreuve par cette longue attente qui se perpétuait depuis deux semaines, sans que rien, ou presque, ne le fit progresser d’un pas dans son enquête.

Souvent, une trop grande fatigue nerveuse est l’ennemie du sommeil. Ce fut ce qui se passa. Pendant plus d’une heure, l’Écossais se tourna et se retourna sur sa couche, incapable de s’assoupir vraiment et devant se contenter d’une demi-torpeur qui, sans tout à fait lui laisser conscience, ne le rendait cependant pas complètement étranger à ce qui se passait autour de lui.

Ce fut dans cet état de demi-veille que Bill réalisa soudain que quelque chose d’anormal se passait dans la chambre. Ce fut tout d’abord une sorte de douce stridulation qui alla en s’amplifiant, pour ensuite décroître et s’éteindre rapidement, en même temps qu’apparaissait la lumière verte.

Tout à fait réveillé, Bill ne distingua tout d’abord que de vagues formes luminescentes pouvant faire songer à de grossières lettres. Ensuite, au fur et à mesure qu’elles s’approchaient du mur d’en face, ces lettres se précisèrent pour, quand elles eurent enfin atteint la paroi, devenir d’une parfaite netteté. Alors, avec effarement, Ballantine put lire ces mots, écrits en lettres de feu vert sur la muraille :

Suis prisonnier Xhatan. Château Beaugaillard, à l’aide ! Bob.

Les lettres restèrent visibles durant quelques dizaines de secondes à peine, puis elles s’éteignirent et l’obscurité emplit à nouveau la chambre.

Encore mal revenu de sa stupeur, Bill se dressa sur son séant et alluma la lumière. Quittant sa couche, il se dirigea vers la muraille, essayant d’y trouver la trace des lettres de feu, mais le mur peint semblait intact.

— Je n’ai pourtant pas rêvé, murmura l’Écossais.

Il était sûr de ne pas avoir rêvé. Néanmoins, il se pinça violemment le gras du bras gauche, ce qui lui arracha un petit cri de douleur.

— Je n’ai pas rêvé, jeta-t-il à haute voix… Je n’ai pas rêvé…

Il se mit à tourner pendant quelques minutes à travers la chambre à la façon d’un fauve prisonnier, en répétant sans cesse :

— Je n’ai pas rêvé… Je n’ai pas rêvé…

À nouveau, il s’arrêta devant la muraille, espérant y voir reparaître le message mystérieux, mais rien de semblable ne se produisit. Alors, soudain, il tira une conclusion de l’étrange événement.

— Le commandant est en danger. Il m’appelle à l’aide. Il faut que j’aille à son secours !… Il faut que j’aille à son secours !…

Pas un instant, il ne se demanda comment Bob s’y était pris pour lui adresser ce message. Déjà, il n’avait plus qu’une idée : courir au château de Beaugaillard et y pénétrer pour essayer de retrouver son ami.

Malgré sa lourdeur physique apparente, Bill Ballantine était l’homme des décisions promptes. Rapidement, il réunit les instruments indispensables à son expédition hasardeuse. Un quart d’heure plus tard, sans être aperçu de personne, il quittait l’hôtel, grimpait à bord de la 404 et filait en direction du manoir.

Arrivé à proximité du piton rocheux, Bill éteignit ses phares, roula encore sur une distance de quelques centaines de mètres, puis il tourna à gauche dans un étroit chemin pour dissimuler la voiture derrière un bouquet d’arbres où, même de jour, elle devait passer inaperçue du château. Certes, Ballantine eût pu monter en voiture jusqu’au pied des murailles, mais, à cause du caractère périlleux qu’offrait cette ascension, il aurait dû le faire phares allumés, ce qui l’aurait fait immanquablement repérer. Bien que cela ne présentât pas toutes les caractéristiques d’une promenade d’agrément, il préférait donc grimper à pied.

Il lui fallut près d’une heure d’une harassante montée pour atteindre les murailles. Celles-ci offraient, trente mètres plus haut, leurs faîtes crénelés, rébarbatifs, au-dessus desquels on s’attendait à tout instant à voir apparaître les têtes casquées d’hommes d’armes, prêts à arroser l’assaillant d’huile bouillante ou de plomb fondu ; mais l’Écossais savait que ces hommes d’armes n’existaient plus et que, seuls, leurs fantômes pouvaient errer derrière les créneaux. L’ennemi qui l’attendait au-delà de ces murs était sans doute plus redoutable encore, parce qu’inconnu. Peut-être même n’existait-il pas, et cette possibilité conférait à l’aventure un caractère insolite, équivoque. Ou bien le château était réellement occupé par Xhatan et des séides et, dans ce cas, le danger était réel ; ou, dans le cas contraire, Bill s’apprêtait à commettre tout simplement une violation de domicile.

Accroupi au pied de la muraille, il défit le petit paquet d’instruments réunis en hâte et qui contenait une dizaine de grands pitons d’acier, destinés à être coincés en cas de besoin dans les interstices entre les moellons, sans qu’il fût nécessaire de les enfoncer à coups de marteau, une lampe frontale et une boucle de corde munie d’un mousqueton et qui pourrait lui servir à prendre appui dans le vide, sans devoir faire usage de ses mains. Un pistolet automatique complétait cet attirail de parfait forceur de forteresse.

L’arme glissée dans sa ceinture, la boucle de corde en sautoir autour du cou, les poches bourrées de crampons et la lampe fixée au front, Bill se trouva prêt à tenter l’aventure. Longuement, il inspecta la muraille au-dessus de lui et, à la lumière indirecte d’un rayon de lune se glissant entre deux nuages, il eut soudain la sensation que l’obstacle n’était pas aussi infranchissable qu’il lui avait paru tout d’abord.

« Ne nous faisons pas trop d’illusions, songea-t-il. La nuit, tous les chats sont gris… »

Lentement, il se mit à grimper, cherchant des pieds et des mains les interstices qui lui permettaient de s’assurer les points d’appui que son poids et sa masse voulaient solides. À peine s’était-il élevé de deux mètres que, malgré lui, il se remit à penser aux hommes d’armes qui, jadis, avaient fait le guet au sommet de ces murs, et il ne put s’empêcher de songer à nouveau : « Pourvu que, quand j’arriverai au sommet, si j’y arrive, l’un d’eux ou un de leurs fantômes ne m’assène pas un grand coup de masse d’arme sur le crâne… J’aurais dû emporter un casque, mais on ne peut penser à tout. »

Ces dernières réflexions le firent sourire malgré lui, ce qui lui permit d’envisager l’avenir avec plus d’insouciance. Mais, aussitôt, il se rendit compte d’avoir omis d’emporter une flasque de whisky, et cela chassa le soupçon de gaieté qui venait de s’insinuer en lui.

 

 

Mètre par mètre, s’aidant parfois des crampons d’acier quand la prise directe avec la muraille lui manquait, Bill Ballantine s’était élevé en direction des créneaux. Si son poids lui était un handicap au cours de cette ascension, sa force par contre le servait car, le cas échéant, il pouvait demeurer suspendu par un seul doigt accroché entre deux pierres.

Il fallut néanmoins trois quarts d’heure environ à l’Écossais pour venir à bout des trente mètres à la verticale qu’il avait à franchir. À différentes reprises, il se vit sur le point d’être précipité dans le vide, mais il parvint toujours à se tirer des situations les plus délicates. À mi-chemin, il s’était reposé en s’accrochant à l’aide de la boucle de corde passée autour de sa taille. Ensuite, il était reparti et, à présent, sa tête arrivait à hauteur du faîte.

« C’est le moment où, logiquement, je devrais recevoir un coup de massue sur l’occiput… si l’on était encore au Moyen Âge… », songea-t-il. Mais on n’était plus au Moyen Âge. Le coup de massue ne vint pas, et Bill put prendre pied au sommet de la muraille.

Depuis quelques minutes, il s’était mis à pleuvoir et les pierres du chemin de ronde luisaient comme les écailles d’un gigantesque serpent d’eau. Courbé, aussi silencieux qu’un tigre chassant, Bill longea le chemin de ronde jusqu’à ce qu’il trouvât un escalier lui permettant d’atteindre la cour intérieure. Celle-ci paraissait déserte et il se mit à descendre vers elle, marche par marche, en se dissimulant dans l’ombre de la muraille pour étudier les lieux. Personne dans la cour ! En se glissant de parterre en parterre, il lui serait aisé d’atteindre l’aile habitée.

« Peut-être la porte n’en sera-t-elle pas fermée, songea-t-il. Pourquoi, en effet, la fermerait-on ? Qui pourrait se douter que quelqu’un se hasarderait et réussirait à franchir ces murailles qui, jusqu’ici, ont défié le temps lui-même ? »

Il n’était certes pas peu fier de son exploit. Mais cet orgueil eut peut-être pour résultat d’endormir sa méfiance car, comme il allait s’avancer à travers la cour, il ouït un bruit léger au-dessus de lui. Il voulut lever la tête, mais trop tard : un filet lui tomba sur les épaules. Il tenta de se dégager, mais sans réussir autre chose qu’à s’y entortiller davantage. Déjà des hommes, au nombre d’une demi-douzaine sans doute, l’entouraient. Il se sentit saisi, immobilisé et, cinq minutes plus tard, il était réduit à l’impuissance, les poignets attachés derrière le dos, les jambes entravées de façon à lui permettre seulement d’avancer à petits pas. Il fut poussé vers l’aile habitée, contraint à longer à nouveau les couloirs où les armures vides montaient les gardes, et où, dans la pénombre, les panoplies ressemblaient de plus en plus à de grandes araignées de fer.

On l’introduisit finalement dans la grande salle où, lors de sa première visite au château, officielle celle-là, il avait rencontré Adrien Sarvory. Celui-ci se tenait debout devant la haute cheminée. Il ricana en apercevant Ballantine.

— Tiens, voilà monsieur Crâne, fit-il d’un ton goguenard. Viendriez-vous par hasard pour piller ma précieuse collection d’armes anciennes ?

Pendant un instant, Bill fut tenté de croire à la sincérité de son interlocuteur. « Et si réellement on me prenait pour un voleur ? se demanda-t-il. Il est normal que, dans ce cas, on me traite de cette façon… »

Mais il se détrompa vite car, à la lueur des lampes électriques allumées, il s’était rendu compte que plusieurs des hommes l’ayant capturé avaient la peau verte. Il se trouvait donc bien au pouvoir du Dr Xhatan.

— J’aurais dû arracher votre perruque la première fois, Sarvory à la manque, gronda le géant, et vous masser la coloquinte à coups de poing. Mais rassurez-vous, vous ne perdez rien pour attendre, et si jamais nous nous retrouvons seul à seul entre quatre murs…

Le faux châtelain lui coupa la parole d’une voix sèche.

— Cette occasion, vous ne la retrouverez jamais, monsieur Ballantine. On veillera à cela, soyez-en certain…

Et il ajouta presque aussitôt à l’adresse des individus qui avaient capturé le visiteur nocturne :

— Conduisez cet homme auprès du docteur ! Et s’il fait mine de résister…

« Tiens, songea Bill, Nicolas-Athanase Xhatan en personne va me recevoir. Décidément, c’est bien de l’honneur… »

On lui mit un bandeau sur les yeux et on le poussa en avant. Il dut descendre des escaliers. Des grincements lui apprirent que des portes ou des passages secrets étaient ouverts et refermés derrière lui. Puis il y eut encore des escaliers, qui s’enfonçaient toujours dans les entrailles de la terre et ensuite de nouveaux passages secrets ouverts et refermés. Quand on lui enleva son bandeau, il se trouvait dans une salle voûtée, aux murs nus et dont les seuls meubles étaient une armoire de chêne brut, une grande table et un fauteuil à haut dossier. Dans ce fauteuil, un homme était assis. Un homme que Bill Ballantine connaissait bien. Mince, vêtu de gris, il montrait un visage un peu ascétique, aux hautes pommettes, au nez légèrement busqué, le tout souligné par une barbe taillée en pointe et par de fines moustaches aux extrémités tombantes. Les sourcils légèrement relevés en accents circonflexes, le triangle noir de la chevelure s’enfonçant tel un coin dans la plage du haut front bombé, accentuaient encore l’apparence démoniaque du personnage.

— Tiens, fit Bill Ballantine d’une voix goguenarde. Voilà Belzébuth en personne !

Le Dr Xhatan avait légèrement incliné la tête, pour dire d’une voix doucereuse :

— Vraiment, vous me flattez, monsieur Ballantine. Mais si je suis Belzébuth en personne, vous êtes, de votre côté, un ange de naïveté. Ce n’est pas le commandant Morane qui, tantôt, vous a adressé le message lumineux, mais moi-même. Depuis votre visite au château, sous les traits d’un certain M. Crâne, je vous savais dans la région. Bien sûr, je ne l’ai pas su tout de suite, sinon vous n’auriez pas quitté ces lieux la première fois. Quand je l’appris, il était trop tard, et comme je ne tenais pas à ce que vous continuiez à fureter dans la région, comme vous le faites depuis plusieurs jours, j’ai usé du subterfuge du message lumineux, persuadé que vous voleriez sans retard au secours de votre ami… Mes prévisions étaient exactes, et vous êtes aussitôt tombé dans le piège.

Bill Ballantine serra les dents, furieux de s’être laissé prendre à la souricière, mais il était trop tard à présent. De toute façon, les regrets seraient superflus.

— Que comptez-vous faire de moi ? interrogea-t-il.

— Vous n’êtes pas en position de poser des questions, monsieur Ballantine, fut la réponse. Pour le reste…

Bill préféra ignorer cette menace voilée, dont il se moquait d’ailleurs éperdument, au point où il en était. Sur un signe de Xhatan on l’avait d’ailleurs entraîné hors de la salle, pour lui faire traverser une série d’étroits corridors. Finalement, ses gardiens s’arrêtèrent devant une porte basse, qui fut ouverte. On dépouilla Bill de ses liens, et il fut brutalement poussé en avant, dans une pièce assez vaste, mais basse et voûtée, et à l’ameublement suffisant, sinon confortable. Trois personnes s’y tenaient assises sur des bancs. La première d’entre elles était un vieillard à l’opulente chevelure blanche ; la seconde, une jolie jeune femme blonde, aux yeux clairs et décidés.

Le troisième occupant du cachot n’était autre que Bob Morane en personne.