Chapitre XIII
— Lorsque vous êtes rentrés de Kowloon, hier, dit Mme Lou, et que vous m’avez parlé des masques de linge, j’ai tout de suite su que quelque chose ne tournait pas rond. Il y a une circonstance que vous avez toujours ignorée, Anna, c’est que moi, Suei Lou Min, suis le dernier des grands maîtres de la Triade, confrérie que j’ai mise en veilleuse et qui, en raison des événements politiques ayant bouleversé la Chine, a perdu beaucoup de puissance. Si les Hong étaient intervenus dans l’affaire de l’œil d’émeraude, j’aurais été la première à le savoir. Je soupçonnai donc aussitôt les agents secrets chinois à Hong-Kong de vouloir donner le change pour se rendre maîtres du trésor, destiné à aller grossir les finances du gouvernement de Pékin.
» Devinant que vous seriez surveillés et suivis jusqu’à l’île du Tigre, je décidai de vous y devancer afin de vous protéger si le besoin s’en faisait sentir.
» À bord d’un puissant canot automobile, je vins ici la nuit dernière. Je cachai mon embarcation et allai m’embusquer aux abords de la pagode, où je n’eus plus qu’à attendre. C’est ainsi que j’assistai à votre arrivée, puis à celle des faux masques de linge. Je pénétrai dans le temple à leur suite et, comme ils s’apprêtaient à vous tuer pour supprimer tout témoin gênant, je les abattis. J’aurais pu me découvrir alors, mais j’avais le pressentiment que mon rôle n’était pas terminé. Depuis le début, j’avais soupçonné le professeur Laeking et je trouvais étrange qu’il ne se soit pas encore manifesté. Peut-être allait-il vous tendre un ultime piège…
» Vous savez que mes prévisions devaient se réaliser. Comme je revenais vers votre bateau, je repérai Laeking, qui se cachait. Je compris qu’il voulait vous surprendre. Je me suis moi-même dissimulée derrière des buissons et ai attendu…
Tournant sa poupe à l’île du Tigre, qui n’était plus déjà qu’une forme noire, presque anonyme, se perdant peu à peu dans le fourmillement des autres îles, la vedette à moteur fendait de son étrave l’eau bleue de l’estuaire. Bob Morane tenait la barre et, près de lui, dans le cockpit, étaient assis Anna, Bill et Mme Lou, qui venait de parler. Quand elle se tut, un élan jeta Anna vers elle.
— Sans vous, tante, nous serions sans doute morts tous trois à l’heure présente. Nous aurions dû vous écouter, ne jamais nous lancer dans cette aventure absurde…
La longue main, couleur d’ambre pâle, de Mme Lou caressa, en un geste d’une extrême tendresse, la chevelure de la jeune fille. Un sourire apparut sur le visage sévère, à la beauté trop parfaite de statue.
— Oublions le passé, ma petite Anna. Vous êtes en vie, et vos amis aussi… Cela seul compte…
Tout en continuant à manier la barre avec une souple maîtrise, Morane échangea un regard avec Bill. Le géant et lui ne pouvaient que s’étonner que cette femme redoutable, qui venait de tuer cinq hommes, puisse, aussitôt après, avoir les gestes et la voix d’une parente aimante. Bien sûr, ces cinq hommes étaient des criminels, et Anna Pei Min la plus adorable des nièces.
Bob lâcha la barre d’une main et alla cueillir la clef de bronze au fond de sa poche, pour la tendre à Mme Lou.
— Prenez, dit-il. Puisqu’elle donne accès au trésor de la Triade, volé jadis par le mandarin Lin Pei Min, elle est à vous…
Mme Lou prit la clef.
— Vous avez raison d’agir ainsi, Bob. Ce trésor a fait couler trop de sang. Je veux l’oublier… Me promettez-vous de l’oublier également, ainsi que votre ami ?
Bob Morane et Bill Ballantine promirent, puis l’Écossais éclata de rire.
— Et l’œil d’émeraude, interrogea-t-il, qu’allons-nous en faire ?
— Gardez-le en souvenir, dit Anna. Je ne veux rien qui me rappelle mon ancêtre et ses crimes…
En parlant ainsi, la jeune fille avait posé ses regards sur Morane et ses yeux ne le quittèrent plus. Alors, Bob sut qu’il pourrait tout oublier, l’œil d’émeraude, les Hong, le trésor de Lin Pei Min, mais que toujours il se souviendrait des yeux de la jeune Chinoise, que toujours ils brilleraient dans son souvenir, comme deux étoiles, au fond des pires lointains.
FIN