Chapitre IV
À présent que le moteur du yacht tournait, l’espoir aurait dû, logiquement, revenir dans le cœur de Bob ; l’espoir d’échapper encore, pour un temps plus ou moins long, à l’ennemi. Il n’en était rien cependant, car la lueur de la fusée lui révéla la proximité de la jonque, qui n’était plus qu’à vingt mètres environ, fonçant de toute sa vitesse vers le cotre.
Bill Ballantine, qui venait d’émerger de la cale, hurla :
— Elle va nous éperonner !…
L’intention des pirates n’était que trop évidente. Une fois le yacht coulé, ils n’auraient plus qu’à recueillir ses passagers, sans plus de peine que s’il s’était agi de poissons morts.
Tout ce que Morane pouvait faire, c’était donner un coup de barre pour tenter d’éviter l’abordage. Le yacht obéit docilement, à l’instant précis où le lourd bâtiment arrivait sur lui. Cette manœuvre limita les dégâts, mais sans éviter tout à fait la catastrophe. Le flanc de la jonque racla la poupe du cotre. Il y eut un craquement et, pendant un moment, Bob et Bill purent croire qu’ils étaient sur le point de couler. Il n’en était rien cependant, car le yacht demeurait bien à flot.
Morane comprit qu’il fallait, une fois encore, profiter du fait que la jonque, emportée sur son erre, s’éloignait, pour reprendre de la distance.
Pourtant, quand Bob poussa le moteur à fond, il eut une bien désagréable surprise, car le voilier se mit soudain à tourner sur lui-même, comme affolé. Bob pesa sur la barre pour tenter de redresser, mais cette poussée n’eut aucun effet, et le yacht, désemparé, continua à décrire de grands cercles.
Immédiatement, en sentant que la barre ne réagissait pas, Bob avait compris.
— Le gouvernail ! fit Bill avec une colère sourde. Il a été arraché…
Il stoppa le moteur désormais inutile, tandis que Bill demandait :
— Qu’allons-nous faire, commandant ?… Je suppose que nous nous trouvons dans un fameux pétrin…
— Un fameux pétrin, Bill, tu l’as dit…
Il lança un coup d’œil en direction de la jonque qui, là-bas, amorçait un virage pour revenir vers eux, et il reprit :
— Tout ce qui nous reste à faire, c’est défendre chèrement notre liberté, voire notre vie… Quand ce maudit vaisseau de proie sera à bonne portée, nous ouvrirons le feu avec nos carabines, de façon à abattre le plus possible de ces forbans… Ensuite, au peut bonheur la chance !
Dans le ciel nocturne, le feu de la fusée éclairante venait, une fois de plus, de mourir. En même temps, le ronflement sourd du diesel se rapprochait de plus en plus.
— Quand une nouvelle fusée s’allumera, dit Morane, nous ouvrirons le feu…
Ils avaient saisi leurs carabines et se tenaient prêts à en faire usage. Il ne leur fallut pas attendre longtemps, car bientôt une nouvelle détonation sèche éclata, un point de feu monta dans la nuit et se déploya en une boule de lumière, qui révéla la silhouette noire de la jonque, toute proche.
Pourtant, à l’instant précis où la fusée s’allumait, un doigt de lumière blanche trouait l’étendue, tandis qu’au loin un bruit caractéristique montait : celui d’une puissante sirène. Ce bruit se rapprochait rapidement, et Morane et Bill le reconnurent sans peine.
— La sirène d’un torpilleur ! s’exclama Ballantine.
Il n’y avait aucun doute : un patrouilleur de la Navy, chargé de la surveillance des eaux de Hong-Kong, l’attention de son équipage ayant été sans doute attirée par les éclairs successifs des fusées éclairantes, se rapprochait à toute allure.
Les pirates avaient, eux aussi, repéré le torpilleur car, brusquement, la jonque, abandonnant sa proie, vira de bord pour tenter de fuir entre les îlots et échapper au patrouilleur. L’officier qui commandait ce dernier devina lui aussi la manœuvre, et deux obus de semonce, tirés avec une précision quasi diabolique, vinrent soulever des gerbes d’eau à droite et à gauche de la jonque.
Bill Ballantine jubilait et clamait :
— On a eu tort de douter de la Navy !… Elle est toujours là au moment où il faut…
En dépit de l’avertissement, la jonque continuait à fuir et deux nouveaux coups de semonce l’encadrèrent, toujours sans résultat, au moment précis où elle allait disparaître entre deux îlots.
— J’espère qu’ils ne vont pas réussir à s’échapper ! gronda Ballantine en serrant les poings.
Bob Morane, lui, ne disait rien. Il n’avait pas l’habitude de souhaiter de mal à qui que ce fut, mais il comprenait la nécessité de mettre fin aux agissements de Tao Su et de ses pirates. Le commandant du torpilleur devait être également de cet avis car, avant que la jonque eût disparu, un obus bien placé la touchait sous la ligne de flottaison. Elle coula rapidement, et tout ce que les pirates purent faire fut de sauter à la mer, pour être capturés ensuite.
* * *
Bob Morane, Bill Ballantine et le commandant du torpilleur passaient maintenant en revue les prisonniers alignés sur le pont, trempés et faisant triste mine. Pourtant, l’officier eut beau scruter avec soin tous les visages, il ne trouva pas celui qu’il cherchait.
— Rien à faire, finit-il par dire, Tao Su n’est pas parmi eux. La jonque que nous venons de couler était un de ses nombreux vaisseaux. Sans doute n’était-il pas lui-même à bord… N’empêche que nous avons, malgré tout, fait bonne prise en capturant ces gaillards, car leur capture affaiblit d’autant l’effectif de notre ennemi… Bientôt, Tao Su se retrouvera presque seul, et nous n’aurons plus qu’à le cueillir…
À vrai dire, le commandant britannique ne semblait accorder qu’une créance fort relative à ses dernières paroles, car il les avait prononcées sans grande conviction.
Aussitôt après avoir pris pied sur le pont du torpilleur, Bob Morane et Bill Ballantine avaient mis l’officier au courant des circonstances qui les avait amenés à se mesurer aux pirates. Par prudence, ils avaient évité de parler de leur découverte de la momie de Lin Pei Min et de l’œil d’émeraude.
— Cela vous apprendra à vous aventurer pour le moment dans ces parages sans escorte, avait dit sévèrement l’officier. Non seulement Tao Su et ses jonques y font régner la terreur, mais il y a aussi les unités du gouvernement chinois qui, si par mégarde on sort des eaux dépendant de Hong-Kong, ne se gênent pas pour vous arraisonner, ce qui est d’ailleurs leur droit. Et il y a également, parfois, les corsaires dépendant des autorités de Formose, qui viennent eux aussi ajouter à la pagaille. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces parages ne sont pas très sûrs…
Ballantine avait éclaté d’un gros rire.
— Vous prêchez des convertis, commandant. Sans votre intervention, il est probable que mon ami et moi serions à l’heure présente aux mains de ces bandits. Peut-être même serions-nous morts…
À nouveau, le rire tonitruant du géant éclata, et il continua :
— Heureusement, il y a des compensations…
Bob Morane connaissait assez son ami pour deviner ses réactions. Il pouvait même presque lire dans ses pensées et comprendre qu’il était sur le point, par étourderie, de parler de leur découverte. Son talon écrasa donc discrètement le pied de Bill qui, aussitôt, comprit. Il s’interrompit, pour se reprendre :
— Je veux parler… euh… de l’aventure que nous avons vécue. Il n’est pas donné à tout le monde, de nos jours, de rencontrer des pirates… Quand je raconterai ça, en Écosse…
L’officier parut n’avoir rien remarqué de suspect dans le comportement du colosse, et ce fut d’une voix calme qu’il conclut :
— Nous allons remorquer votre bateau jusqu’à Hong-Kong, à vitesse réduite… Quant à ceux-là – il désignait les pirates prisonniers –, ils seront traduits en justice… Il est possible, messieurs, que l’on vous demande de témoigner contre eux…
Ni Bob ni Ballantine ne répondirent. Bien sûr, ils étaient pressés de regagner Hong-Kong ; mais, par contre, ils se désintéressaient complètement du sort des pirates. On pouvait les condamner ou leur faire grâce, peu leur importait. À présent qu’ils étaient sauvés, ils se souvenaient des minuscules et mystérieux caractères gravés sur l’œil d’émeraude qui reposait pour l’instant au fond de la poche de l’Écossais, et ils n’avaient plus qu’une pensée : lui arracher son secret si secret il y avait…