Chapitre VI
Pareille à un gros scarabée aux yeux phosphorescents, la vieille Austin que Bob Morane et Bill Ballantine avaient louée roulait à travers les rues de Kowloon City, rues qui, quand elles avaient un nom, se nommaient rue du Dragon Jaune, du Tigre qui Chante ou du Délicieux Supplice. Noms certes extrêmement poétiques, mais que ne méritaient pas ces alignements de gourbis insalubres, faits de tôle, de briques mal cuites, de planches et de boue séchée.
Les deux amis avaient choisi la nuit pour entreprendre leur petite expédition, et cela pour deux raisons. La première parce que, la nuit, Kowloon était presque déserte, la faune à peine humaine qui la peuplait se réfugiant derrière les portes closes, comme si chacun avait peur de chacun, le vautour du vautour, le tigre du tigre, le serpent du serpent. La seconde raison était que, la nuit, tous les chats sont gris et que deux Européens passeraient plus facilement inaperçus, surtout s’ils se véhiculaient dans une guimbarde particulièrement vétuste et déglinguée.
À vrai dire, Bob Morane et son ami entreprenaient cette expédition avec bien peu de chances de la mener à bien. Certes, sur un plan détaillé de la ville, ils avaient repéré avec précision remplacement de la pagode de l’Universelle Paix, mais là s’arrêtaient leurs certitudes. Quelle était cette chose que l’on devait trouver derrière le Boisseau de Riz aux Trois Points ? Le trésor de Lin Pei Min ?… C’était possible, mais non certain. Et puis, c’eût été trop facile… Enfin, trop facile, c’était une façon de parler. Il faudrait avant tout découvrir ce Boisseau de Riz aux Trois Points et, de toute façon, comme l’affirmait Bill, il y avait beaucoup de chances pour que, depuis le temps, le riz ait germé.
Rue lépreuse après rue lépreuse, l’Austin traversait un quartier quasi désert. De temps à autre, de derrière les fenêtres éclairées d’une mauvaise taverne à choum-choum sortaient les rires avinés des consommateurs, ou les éclats de voix d’une bagarre.
Finalement, les masures devinrent plus rares, séparées les unes des autres par des terrains vagues. Et, soudain, la voiture déboucha sur une vaste esplanade où des herbes folles poussaient dans la rocaille. Bob alluma les grands phares, qui révélèrent, au fond de l’esplanade, une large construction carrée, au toit cornu.
— La pagode de l’Universelle Paix, dit Bill. Elle n’a pas l’air en si mauvais état que cela…
Pourtant, quand l’Austin se fut avancé à travers l’esplanade, cette première impression optimiste se révéla fausse. Un trou assez large pour livrer passage à un éléphant, à condition qu’il puisse voler bien entendu, béait dans le toit. Quant aux murs, ils s’écroulaient de partout.
Bob arrêta la voiture au pied d’un monumental escalier gardé par des dragons de bronze à demi rongés par le vert-de-gris. Après s’être munis de puissantes torches électriques, Morane et Bill mirent pied à terre et inspectèrent soigneusement l’énorme bâtisse en ruine. Dans les ténèbres de la nuit, éclairée en partie seulement par les faisceaux des torches qui couraient, telles de longues pattes d’insectes, sur sa façade rongée, elle avait un aspect sinistre.
— Ainsi, fit Morane à voix basse, c’est là que se dissimulerait le secret de Lin Pei Min ?
— On aurait pu choisir un endroit plus agréable, grogna Ballantine. Cette ruine me donne froid dans le dos…
— Ne nous laissons pas impressionner, conseilla Bob. Aujourd’hui, cette pagode a certes tout du palais des courants d’air, mais il est probable, sinon certain, qu’il y a cent ans, à l’époque de Lin Pei Min, c’était un temple propret, bien entretenu par les bonzes, et qui ne devait pas manquer d’allure, à en juger par ses restes…
Tout en parlant, les deux amis s’étaient dirigés vers l’escalier monumental, dont ils se mirent à gravir les degrés dont beaucoup étaient fendus et effondrés.
Bientôt, ils prirent pied sur une large terrasse, où s’ouvrait la porte de la pagode elle-même, dont les deux battants, à demi arrachés, pendaient sur leurs gonds.
Il leur fallut faire quelques pas seulement pour pénétrer dans le temple, où régnait un désordre total. Un épais tapis de poussière et de gravats couvrait les dalles et, au fond, un grand bouddha de pierre dorée penchait, sur son socle affaissé, une face immuablement béate, sur laquelle le temps lui-même ne semblait avoir eu de prise.
Lorsque Morane et Bill avaient pénétré dans le sanctuaire, de grands chiroptères – sans doute des chauves-souris frugivores – s’étaient envolés, effarouchés par la lumière, dans des battements d’ailes membraneuses. Tandis que Bob continuait à avancer, Bill s’arrêta indécis. Il fit mine de réprimer un frisson.
— Brrr !… Je n’aime pas du tout cet endroit, commandant… Quand nous y avons pénétré, j’ai eu l’impression que tous les démons de l’enfer nous tournaient autour…
Se retournant vers son ami, Morane se mit à rire.
— D’inoffensives chauves-souris, Bill, tout simplement…
— Je sais, commandant, je sais… N’empêche que j’ai une bien drôle d’impression, comme si j’étais épié…
À nouveau, le rire de Morane résonna, un peu étouffé.
— De quoi pourrions-nous avoir peur ?… Nous sommes armés et de taille à nous défendre… Alors…
Avant de quitter leur hôtel, tous deux avaient eu soin d’emporter d’excellents coïts, qu’ils portaient à présent glissés dans leurs ceintures. Cependant, en dépit de la présence rassurante de ces armes, et aussi en dépit des paroles optimistes qu’il venait lui-même de prononcer, Morane ne pouvait s’empêcher de se sentir également mal à l’aise. Lui aussi avait la sensation d’être épié.
Il se secoua et dit :
— Nous ne sommes pas ici pour nous faire peur et nous décourager mutuellement. Essayons de trouver ce Boisseau de Riz aux Trois Points…
Armés de leurs lampes, prêts à tirer leurs revolvers à la moindre alerte, ils se mirent, chacun de son côté, à explorer le sanctuaire. La besogne qu’ils avaient entreprise se révéla tout de suite fort ardue. Ils cherchaient quelque chose, bien sûr, mais ils ne savaient quoi exactement, et cela compliquait singulièrement leur tâche.
Ce fut Ballantine qui, après une demi-heure d’investigations, héla son compagnon.
— Hé ! commandant… Venez voir…
Morane alla rejoindre l’Écossais, qui se tenait devant un petit autel de pierre, dans lequel se trouvaient encastrés des carreaux de céramique vernissée, aux motifs divers. Bill désigna un de ces carreaux, de vingt centimètres de côté environ. Le dessin de l’un deux représentait, sur un fond jaune, une sorte de boîte ronde, de couleur brune, de laquelle émergeait une demi-douzaine de fanions déployés, sur la boîte elle-même étaient tracés trois gros points noirs, disposés en triangle.
— Qu’en pensez-vous, commandant ? interrogea Ballantine.
— Je pense qu’il est fort possible que tu aies trouvé ce que nous cherchons, répondit Morane. Cette boîte ronde peut fort bien représenter un boisseau d’où émergeraient des drapeaux. Tout comme les trois points, c’est là un des emblèmes de la Triade… Je serais curieux de voir ce qu’il y a derrière ce carreau…
De son index replié, il frappa la céramique, qui rendit un son creux. Pourtant, il eut beau chercher une solution de continuité qui lui aurait permis de l’arracher de son alvéole, le ciment, tout autour, en dépit de son ancienneté, était aussi dur que de la pierre.
— Va chercher la poignée du cric dans la voiture, Bill, fit Morane. Elle pourra nous servir de levier…
Le colosse obéit et, quelques minutes plus tard, il revenait avec l’objet demandé : une longue tige de fer, dont l’une des extrémités était taillée en pointe.
Se servant de cette pointe comme d’un burin, Morane entreprit de faire sauter le ciment sur le pourtour du carreau puis, quand celui-ci fut suffisamment dégagé, il glissa la pointe de son outil par-dessous et fit levier.
Durant quelques secondes, rien ne se passa, puis il y eut un craquement sec et le carreau se détacha, découvrant une cavité dans laquelle Bill darda aussitôt le rayon de sa torche.
— On dirait qu’il y a quelque chose à l’intérieur ! s’exclama Ballantine d’une voix triomphante.
Mais Morane n’avait pas attendu la remarque de son ami pour plonger le bras dans la cavité, dont il tira un petit cylindre, long de vingt centimètres environ et épais de cinq, et qui semblait fait d’une feuille d’argent soigneusement soudée.
— J’ai l’impression, dit Bill, que nous avons trouvé ce que nous cherchons. Le secret de Lin Pei Min est à nous !
C’est à ce moment qu’une voix, derrière eux, retentit. Une douce voix de femme qui parlait un anglais correct, mais un peu chantant. Elle disait :
— Ne criez pas aussitôt victoire, gentlemen… Et, surtout, levez les bras en l’air !
* * *
Lentement, les deux amis avaient obéi. Les bras levés, ils échangèrent des regards contrits, comme honteux de s’être ainsi laissé prendre.
Derrière eux, la voix féminine reprit :
— Tournez-vous… Lentement… Et pas un geste…
Ils obéirent encore, Bill tenant toujours sa torche allumée dans sa main gauche levée, Bob lui serrant en plus le rouleau d’argent dans sa dextre.
La lumière des deux lampes, réfléchie, éclairait indirectement celle qui venait de parler. C’était une Chinoise d’une vingtaine d’années, coiffée et vêtue à l’européenne, dont le petit visage étroit, lisse et pur comme ceux des princesses des contes de fées asiatiques, formait une tache d’ombre dans le demi-jour, avec seulement la triple marque noire des yeux bridés, aux cils épais, et de la bouche pleine, bien dessinée. Mais, derrière ces cils, les yeux noirs brillaient à présent d’un éclat dur, et les lèvres pleines, entrouvertes, laissaient apercevoir des dents blanches de jeune animal.
La jeune fille ne portait pas de lampe, mais braquait seulement un automatique de moyen calibre. Pourtant, à la façon dont elle le tenait, Bob Morane se rendit compte qu’elle ne devait pas avoir l’habitude de ce genre de joujou, et qu’il était probable qu’elle maniait plus habilement une raquette de tennis.
Tout en considérant la jeune inconnue, Bob s’était mis à rire.
— Je savais, dit-il narquoisement, que tôt ou tard une petite écervelée viendrait mettre son joli nez dans toute cette histoire… Voilà qui est fait…
Derrière les lourds cils de l’inconnue, le regard noir se fit plus dur.
— Je ne suis pas une écervelée ! protesta la jeune Chinoise. La preuve, c’est que je vous ai surpris…
— Ça, on peut le dire ! ricana Bill Ballantine. On était si peu méfiants, le commandant et moi, qu’un enfant de dix ans aurait pu lui aussi nous surprendre… En tout cas, un enfant de dix ans, lui, saurait peut-être se servir d’un automatique. Vous tenez le vôtre comme une brosse à dents…
— Voilà qui est bien observé, Bill, approuva Morane. Si on laisse faire cette petite, elle finira par éborgner quelqu’un…
— Ouais. Et elle s’éborgnera sans doute elle-même… en voulant nous viser… Dommage… De si jolis yeux…
Morane secoua la tête d’un air contrit.
— Tu as raison, Bill : de si jolis yeux… Et nous laisserions la lumière s’y éteindre… La lumière s’éteindre…
En toutes circonstances, les deux amis avaient l’habitude de se comprendre à demi-mot, et quand Bill entendit Morane unir le mot « éteindre » à celui de « lumière », il saisit aussitôt le sens de ces paroles, et il le signifia en disant :
— Il faut faire quelque chose, en effet… Il faut faire quelque chose.
Et ils firent ce qu’il fallait. En même temps, leurs deux lampes s’éteignaient, plongeant la pagode dans une obscurité totale. Un coup de feu claqua mais, déjà, Morane et l’Écossais s’étaient écartés. En deux pas rapides et silencieux, Bob se porta en avant, de façon à se trouver à hauteur de l’endroit où se tenait la jeune fille. Sa main droite, qui n’avait pas lâché le cylindre d’argent, décrivit un invisible arc de cercle vers l’extérieur, et le cylindre frappa le bras de l’inconnue armé de l’automatique. Toute cette action avait été menée avec une telle rapidité, une telle précision, que le résultat fut bien celui escompté. L’automatique tomba et Morane, presque sans tâtonner – il était un peu nyctalope et y voyait passablement dans l’obscurité – n’eut qu’à poser le pied dessus.
— O. K., Bill, lança-t-il, on peut rallumer nos lampes…
La lumière revint, et ils virent la jeune Chinoise qui se tenait le poignet, avec une petite grimace de douleur.
— J’espère, fit Morane, que je n’y suis pas allé trop fort…
Elle secoua la tête. L’éclat dur de son regard s’était éteint. Soudain, elle semblait toute frêle et malheureuse.
— Non, fit-elle, je ne crois pas avoir quelque chose de cassé… Ça ira…
Bob sourit.
— Voyez-vous, dit-il, votre grand tort a été d’avoir mis votre lampe dans votre sac pour vous approcher de nous sans attirer notre attention. Avec des petits futés comme Bill et moi, on ne s’entoure jamais d’assez de précautions…
Tout en parlant, Bob désignait du menton le sac de peau noire qu’elle portait en bandoulière. Elle parut surprise.
— Comment savez-vous que ma lampe est là ? interrogea-t-elle.
Le Français cligna de l’œil.
— J’ai deviné, répondit-il. Et puis, pour tout vous avouer, je suis un peu sorcier…
Se baissant, il récupéra l’automatique tombé et le glissa dans sa poche. Ensuite, il leva les yeux vers la jeune fille.
— Qui êtes-vous ? interrogea-t-il un peu sèchement.
Elle hésita à peine avant de répondre :
— Je m’appelle Anna Pei Min…
Les deux amis ne purent s’empêcher de marquer leur stupeur en sursautant légèrement.
— Ah ! çà, s’exclama Ballantine, est-ce que, par hasard, vous seriez parente de…
Elle eut un signe de tête affirmatif.
— Le mandarin Lin Pei Min est mon ancêtre, en effet…
Déjà, Bob Morane s’était remis de sa surprise. Il pointa le menton vers le sac que la jeune Chinoise portait en bandoulière, et il dit à l’adresse de Bill :
— Contrôle, mon vieux… Doit y avoir des papiers là-dedans…
Elle ne résista pas, comme elle eût été en droit de le faire, quand Ballantine fouilla son sac. Il en tira un passeport, qu’il ouvrit et consulta rapidement à la lueur de sa lampe. Au bout d’un moment il hocha la tête, en disant :
— Aucune erreur, commandant… Elle s’appelle bien Anna Pei Min. C’est marqué là en toutes lettres… Et la photo correspond…
Pendant que l’Écossais replaçait le passeport dans le sac, Morane inspectait avec soin la jeune fille. Il s’y connaissait en hommes… et en femmes, et c’était rare quand il se trompait sur quelqu’un. La vie aventureuse qu’il avait menée lui donnait une grande connaissance des gens et des choses. Anna Pei Min, en dépit des circonstances de leur rencontre, lui était sympathique. C’était une petite personne qui savait ce qu’elle voulait, certes, mais il la devinait droite et franche.
— Je ne sais comment vous avez été avertie de notre visite à cette pagode, dit-il, mais il est probable que vous y cherchiez la même chose que nous…
Il haussa les épaules, demeura quelques instants silencieux puis reprit :
— Tant pis !… Bill et moi en serons pour nos frais… D’ailleurs, le mystère nous attire bien plus que la fortune… Puisque vous êtes, sans doute aucun, la descendante du mandarin Lin Pei Min, ceci est à vous… Prenez…
En même temps, en un geste tout naturel, il tendait à la jeune fille l’énigmatique étui d’argent…