Chapitre VIII

 

Conduisant à tombeau ouvert le lourd camion qui, sans cesse, aux virages, dérapait, emporté par la force d’inertie, sur le sol gras, comme composé de terre et d’huile pétries, Bob Morane n’avait qu’une hâte : sortir de ce quartier dangereux, où Bill et lui étaient les rares Européens à s’être jamais aventurés et que même la police évitait. Kowloon, située sur le continent, ce n’était déjà plus Hong-Kong. Un bras de mer l’en séparait. Un autre monde, adossé, un peu comme un condamné à la fusillade, au « mur de bambou », frontière de la nouvelle Chine.

Déjà, la menace des Hong et de la populace qu’ils avaient ameutée s’amenuisait. Le camion s’engagea sur une déclivité qui dominait le détroit et au bas de laquelle s’étendait le quartier des usines et des installations commerciales qui, ayant débordé de Hong-Kong, s’étaient fixées sur le continent, dans une précaire prospérité. Au-delà encore, la zone rassurante des hôtels et de l’embarcadère où venaient s’amarrer les ferry-boats.

La traversée du quartier industriel et commercial, dans sa moins grande largeur, s’effectua sans encombre. On s’engageait sur une route en lacets, bien macadamisée, qui dominait la mer, quand Anna, qui de temps à autre jetait un coup d’œil dans le rétroviseur, remarqua :

— Il y a deux voitures qui nous suivent depuis un moment…

À son tour, Morane jeta un coup d’œil dans le rétroviseur.

— Oui, dit-il. Deux taxis… Ça doit être un hasard…

— Si vous accélériez un peu, commandant, risqua Ballantine, on serait fixé…

Bob n’était sûr ni des pneus, ni des freins du camion. Pourtant, il se savait assez bon pilote pour prendre quelques risques. Il accéléra. Les pneus grincèrent bien un peu dans les virages, mais ils tinrent bon. La boîte de vitesses, employée avec adresse, prévint une éventuelle défaillance du système de freinage.

Anna continuait à surveiller le rétroviseur.

— Aucune erreur, fit-elle au bout d’un moment, les taxis ont accéléré eux aussi…

Bientôt, il n’y eut plus de doute : les deux hommes et la jeune fille étaient poursuivis.

— Il aura été facile aux masques de linge de voler ou d’emprunter ces deux taxis, dit Ballantine, et ils se seront lancés derrière nous, persuadés que, de Kowloon City, nous tenterions de gagner l’embarcadère du ferry… Si nous voulons leur échapper, ça va être le moment d’en mettre un coup sur l’accélérateur, commandant…

Morane ne répondit pas. Déjà, il avait accéléré. Alors, commença une vraie course à la mort sur cette route sinueuse, heureusement déserte. À chaque tournant, le lourd camion penchait dangereusement et on avait l’impression qu’il allait décrocher et se projeter avec ses occupants sur la pente rocheuse conduisant à la mer. Chaque fois pourtant, Bob réussissait à redresser.

Appuyée de toute sa force au tableau de bord, Anna Pei Min n’en menait pas large. Tout en continuant à surveiller la route, Bob le devina car il demanda, sans se détourner :

— Ça ira, petite ?

La réponse ne vint qu’au bout de quelques secondes, un peu hésitante.

— Ça ira. Bob… Je ne dis pas que nous ne sommes pas un peu secoués, mais ça ira…

Le gros rire de Bill Ballantine éclata, écrasant le bruit du moteur.

— Ah ! Ah ! Ah ! Ah !… Voilà ce que c’est que vouloir mettre le nez dans les affaires de Bob Morane, miss !… C’est alors que les ennuis commencent… Autant risquer de glisser la main dans une machine à faire de la saucisse : le corps y passe tout entier… Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

Cette lourde bonne humeur, cette inconscience du géant devant le danger, et aussi la confiance qu’il semblait avoir dans les réflexes de son ami, rendirent un peu d’assurance à la jeune fille. Elle jeta de nouveaux regards dans le rétroviseur et remarqua :

— Les taxis ne gagnent pas sur nous… Au contraire, on dirait qu’ils perdent du terrain…

Bill Ballantine éclata à nouveau de rire.

— Avec le commandant, pas de surprise !… Il se promènerait en bulldozer sur un fil d’acier…

Ce n’était pas tout à fait vrai. La sueur dégoulinant sur son visage aux traits durs, marqués davantage encore par la tension intérieure, les nerfs bandés à l’extrême, Morane se demandait : « Quand donc ce maudit carrousel va-t-il finir ?… Quand donc va-t-il finir ?… » Il savait que, tôt ou tard, la chance l’abandonnerait, que la direction, les freins ou la boîte de vitesses lâcheraient, à moins qu’une barre de suspension ne se brisât net, et ce serait la catastrophe.

Quand les tournants prirent fin et que la route s’étendit, toute droite, devant lui, il se sentit aussitôt soulagé. Pourtant, une médaille a toujours son revers. Un avertissement vint, lancé par Anna, qui gardait les regards vissés au rétroviseur.

— Les taxis regagnent sur nous à présent…

Bob lança un coup d’œil au rétro et n’eut bientôt plus aucun doute : les phares des poursuivants grossissaient rapidement. Ballantine s’en rendit compte lui aussi. Il hurla :

— Ils gagnent du terrain !… Le champignon, commandant !… Appuyez sur le champignon !…

— Peux pas, répondit Bob d’une voix sourde. J’ai le pied au plancher…

Tout à l’heure, sa seule maîtrise de conducteur, son seul mépris du danger aussi, et l’excellent état de ses nerfs d’acier, lui avaient permis de maintenir la distance. À présent, sur la ligne droite, le moteur à demi vidé du vétuste camion lui interdisait de lutter de vitesse avec les deux limousines lancées à sa poursuite.

— Ils se rapprochent ! hurla encore Ballantine. Le champignon, commandant !… Le champignon !…

Le moteur du camion, poussé à fond, vibrait comme s’il allait soudain éclater en pièces détachées, et Morane enrageait de son impuissance.

À sa droite, sur la route, quelque chose attira son attention, et il ne lui fallut qu’un regard pour se rendre compte qu’il s’agissait d’un des taxis. Ce dernier dépassa le camion et se rabattit sur la gauche, effectuant la plus classique des queues de poisson, destinée selon toute évidence à forcer Morane à stopper. Pourtant, Bob en avait vu d’autres et il n’était pas de ceux qui se laissent impressionner par une telle manœuvre. Au lieu de s’arrêter, il se contenta de freiner doucement, tout en donnant un léger coup de volant sur la droite, ce qui eut pour effet de mettre le camion en angle droit avec le taxi. L’avant du lourd véhicule toucha la limousine à l’arrière et la fit pivoter sur elle-même. Elle traversa la route à la façon d’une toupie affolée et alla heurter le talus, contre lequel elle s’immobilisa.

— Bravo, commandant ! cria Bill au comble de la jubilation. Ça, au moins, c’est du sport !

Cri de victoire prématuré. Le second taxi surgissait, mais sur la gauche du camion cette fois. À l’intérieur de la limousine, Morane distingua les taches pâles de quatre masques de linge et comprit que, s’il stoppait, ses compagnons et lui ne pourraient échapper au combat d’homme à homme. Il fallait compter en outre avec les occupants du premier taxi. En plus, si dans Kowloon City les Hong n’avaient exhibé que des couteaux, ils pouvaient à présent user d’armes à feu, ce qui augmenterait d’autant le danger.

Au lieu de braquer sur la droite, donc vers le talus, Bob continua à rouler droit devant lui. Et ce qui devait arriver arriva. Le taxi, touché en plein flanc, fut renversé. Il accomplit deux ou trois tonneaux en direction du ravin, qui soudain le happa, comme une gueule carnassière avale une proie vivante.

Brusquement alors, le camion se pencha vers la gauche, comme si le sol manquait sous lui, et Morane sut aussitôt qu’un axe de fusée avait cédé. Encore quelques fractions de seconde, et le lourd véhicule s’abîmerait lui aussi dans le précipice…

Tout ce qui se passa ensuite se résuma en quelques mouvements réflexes. Tout en essayant de maintenir le Dodge dans la ligne droite, Bob rétrograda rapidement de troisième en seconde puis, en double débrayage, il engagea la première afin d’obtenir le maximum de frein moteur. Mais, emporté par l’inertie, le lourd véhicule continua à dériver vers le précipice, tout en ralentissant progressivement. Son train avant quitta la route et il demeura en équilibre instable au-dessus du vide…

Déjà, Bob avait ouvert la portière de droite.

— Sautez et accrochez-vous aux branches ! hurla-t-il.

Bill Ballantine n’avait pas attendu cette recommandation pour ouvrir la portière et, de sa poigne d’hercule, saisir Anna par le col de son vêtement pour la tirer du véhicule en même temps que lui. Ils sautèrent tous trois simultanément, à l’instant précis où le camion, définitivement déséquilibré, plongeait dans les ténèbres.

 

*  *  *

 

À plat ventre sur la pente du ravin, à un mètre à peine en contrebas de la route, Bob Morane d’une part, Bill Ballantine et Anna Pei Min de l’autre, se cramponnaient aux basses branches de quelques rares arbustes poussant parmi les rochers. Bob se tourna vers ses deux compagnons.

— Rien de cassé ? interrogea-t-il.

— Rien de cassé, fut la réponse de l’Écossais. N’empêche que nous avons sauté à temps. Une seconde plus tard, et « bonsoir la compagnie » !…

— Et vous, Anna, demanda encore Morane, pas de mal ?

— Pas de mal, Bob… Mais, comme vient de le dire Bill, il était réellement moins une…

C’était avec plaisir que Bob avait entendu la jeune Chinoise les appeler par leurs prénoms, Bill et lui. Pourtant, leurs relations n’avaient pas débuté de façon fort amène, et c’était de toute façon la preuve que le passé était oublié et qu’Anna leur donnait à présent toute sa confiance.

Au-dessous d’eux, un double jet de flammes, dont les reflets leur parvenaient, indiquait l’endroit où le second taxi et le camion brûlaient.

— Pour le moment, tout danger est écarté, dit Bob. Nous pouvons regagner la route…

En affirmant que tout danger était écarté, Morane se trompait car, montrant l’exemple à ses compagnons, à peine avait-il pris pied sur la chaussée que des coups de feu claquaient et que des balles sifflaient à ses oreilles. Il se rejeta en arrière, s’accrochant de nouveau aux branches.

— Les passagers du premier taxi, dit-il. On les avait oubliés…

— Ils se servent d’armes à feu à présent, dit Anna.

— Oui, approuva Bill, et ils savent où nous nous trouvons. Si nous tentons de prendre pied sur la route, ils nous canarderont à l’aise. La situation ne fait que se compliquer…

— Peut-être, dit Bob, peut-être… Car tu oublies une chose, Bill : s’ils savent où nous sommes, je les ai repérés, moi aussi, quand ils ont tiré… Ils sont retranchés derrière le taxi, tout simplement…

— Ce qui veut dire qu’il nous est impossible de les atteindre, conclut Bill avec mauvaise humeur.

— Directement, oui… Mais pas si nous agissons par la ruse…

— Que voulez-vous dire, commandant ?

— Anna et toi, Bill, vous allez ouvrir le feu au jugé en direction du taxi, histoire de détourner l’attention de nos adversaires et de les obliger à se terrer… Pendant ce temps, je m’efforcerai de les prendre à revers…

L’Écossais ne pouvait qu’approuver ce plan. Il le signifia à son ami en rechargeant avec soin son arme. Bob fit de même, puis il dit encore :

— Comptez jusqu’à cinquante, puis tirez…

— Soyez prudent, Bob, dit Anna à voix très basse, un peu comme si ce conseil, un souhait presque, franchissait malgré elle ses lèvres…

Bob sourit dans la pénombre, pour dire sur le même ton :

— N’ayez crainte… Je n’ai jamais considéré le plomb comme une friandise choisie…

Longeant le bord de la route, sans se montrer, il se mit à progresser, aussi silencieusement que possible, vers la droite. Il avait franchi une bonne distance déjà quand, venant de l’endroit où il avait laissé Bill et Anna, des coups de feu claquèrent.

Les cinquante secondes devaient s’être écoulées.

Il risqua un regard au-delà de la route et vit, à une vingtaine de mètres sur sa droite, le taxi toujours immobilisé contre le talus. Là-bas, Ballantine et Anna continuaient à tirer des coups de feu espacés, auxquels les Hong répondaient.

« C’est le moment de tenter ma chance », songea encore Bob.

D’un bond souple, il sauta sur la route et, courbé, se mit à courir vers le talus, s’attendant à tout moment à ce qu’on lui tirât dessus. Mais l’obscurité lui était propice et il atteignit le talus sans être remarqué par l’adversaire. Alors, lentement, le dos appuyé au remblai, il se mit à progresser de côté, à la façon d’un crabe, en direction du taxi. Quand il ne fut plus qu’à dix mètres, il tira son revolver de sa ceinture et, profitant d’un moment où la fusillade avait cessé, il cria, à l’adresse des hommes embusqués derrière la voiture :

— Vous êtes pris entre deux feux !… Rendez-vous !…

Comme il n’obtenait aucune réponse, il tira une balle en direction du taxi, puis il cria à nouveau :

— Rendez-vous !… Vous n’avez aucune chance !… Vous m’entendez : aucune chance !