Chapitre XII
Quand Anna Pei Min et Bill Ballantine avaient entendu cet ordre, qui leur était adressé, ils avaient aussitôt obéi pour, ensuite, les bras levés, se tourner lentement dans la direction d’où venait la voix. Quatre hommes chaussés de sandales à semelles de feutre, se tenaient au bas de l’escalier, vêtus de toile kaki, les traits dissimulés par une cagoule de linge. Tous quatre braquaient des mitraillettes. De petites Uzi aux formes agressives.
— Les Hong ! s’exclama Anna.
L’un des hommes, sans doute celui qui avait parlé déjà et qui se tenait légèrement en avant de ses compagnons, éclata d’un petit rire métallique.
— Nous pas Hong ! dit-il en mauvais anglais. Nous mettre masques pour donner change…
Lâchant d’une main sa mitraillette, il déroula lentement les bandes de toile qui lui entouraient la tête, et le visage d’un Chinois jeune, aux cheveux coupés très court, apparut. Le masque de linge, ou tout au moins ce qui en restait, était tombé sur le sol. L’homme s’inclina avec une obséquiosité feinte, tout en continuant à braquer le canon de son Uzi sur la jeune fille et l’Écossais.
— Moi me présenter, dit-il. Colonel Chun Li, de l’armée chinoise, en mission spéciale à Hong-Kong…
Il désigna ses trois compagnons qui, eux, n’avaient pas quitté leurs masques de linge, et il continua :
— Eux aussi soldats de l’armée chinoise… Gouvernement chinois apprendre vous à la recherche trésor Lin Pei Min. Alors, nous recevoir ordre nous emparer secret. Pour imposer respect à population, nous mettre masques de linge et suivre vous à Kowloon, mais vous réussir à vous échapper. À Hong-Kong, moi faire surveiller vous et quand vous venir ici, soldats et moi, en même temps qu’homme de confiance du gouvernement chinois à Hong-Kong, suivre vous en bateau et assister à découverte trésor… Gouvernement chinois avoir besoin pour améliorer finances…
Dans la chambre au trésor, Bob Morane s’était tapi derrière un grand bouddha d’or massif, et il n’avait perdu aucune des paroles prononcées par le colonel Chun Li. Ainsi, les masques de linge n’étaient que des déguisements dont avaient profité les agents chinois pour s’attirer la complicité des habitants de Kowloon City. Ensuite, ils avaient continué. Déjà, la découverte d’un automatique militaire sur un des pseudo-Hong avait laissé entrevoir la vérité à Bob, qui se souvenait en outre d’une phrase bien énigmatique prononcée la veille par Mme Lou : « Ce n’est pas tellement le masque qui compte, mais ce qui se cache derrière. » À présent, Morane savait ce qui se cachait exactement derrière le masque, et il ne pouvait s’empêcher de remarquer que Mme Lou semblait vraiment très bien renseignée. Était-ce par elle que les autorités chinoises avaient été mises au courant de la découverte de l’œil d’émeraude, ou par quelqu’un d’autre ? Et qui était également cet « homme de confiance du gouvernement chinois à Hong-Kong » qui, suivant la déclaration du colonel Chun Li, avait accompagné ce dernier sur l’île du Tigre ? Qui était ce mystérieux personnage, et où se trouvait-il ?
Mais Bob ne devait pas avoir le loisir de s’attarder à trouver une réponse à ces questions. Dans la salle aux squelettes, le colonel Chun Li avait repris la parole.
— Moi pouvoir vous révéler ce que je viens de vous dire, car vous mourir maintenant. Tous les trois…
— Tous les trois ? fit Ballantine, qui espérait que Bob pourrait gagner du temps. Vous comptez mal, mon vieux. Nous ne sommes que deux…
Mais le colonel n’était pas dupe.
— Vous trois, insista-t-il en secouant la tête. Moi savoir… Troisième caché là, dans chambre au trésor…
« Aïe ! pensa Morane. Le fait que je sois momentanément hors d’atteinte ne nous avance guère. Si je tente une sortie l’arme au poing, je serai aussitôt criblé de balles… »
Le colonel avait lancé un ordre à ses hommes qui, menaçant Anna et Bill de leurs mitraillettes, les avaient forcés à se tourner face à la muraille. Chun Li, debout à un mètre de l’embrasure de la porte de bronze, se mit alors à crier, à l’adresse de Morane toujours dissimulé derrière son bouddha d’or massif :
— Nous savoir que vous êtes là !… Sortez !…
Morane n’eut garde de répondre, et Bill Ballantine crut bon de persister, à l’adresse de Chun Li :
— Si vous croyez qu’il y a quelqu’un là, colonel, pourquoi ne pas aller le chercher vous-même ?…
Le Chinois ricana et répondit simplement :
— Moi connaître autre moyen…
Bob eut l’impression que le tonnerre, roulant ses foudres, éclatait dans le souterrain, tandis que des balles ricochaient autour de lui.
« La mitraillette ! » songea-t-il en se laissant tomber à plat ventre.
Chun Li venait d’ouvrir le feu, au jugé, de l’entrée de la chambre, et tout ce que Bob pouvait souhaiter, c’était qu’aucun projectile ne le touchât.
Les quelques moments qui s’écoulèrent jusqu’à ce que le chargeur du colonel fût vide devaient sans doute se ranger parmi les plus pénibles qu’avait vécus Morane. Les balles ne cessaient de ricocher au-dessus de sa tête, en ronflant tels de gros frelons affolés. Finalement, la mitraillette se tut, et la voix du colonel Chun Li succéda à sa sinistre chanson.
— Vous vous rendre, ou moi recommencer…
Pas plus que précédemment. Bob ne répondit. Jamais sans doute il ne s’était senti aussi indécis. Se rendre, c’était se mettre définitivement dans l’impossibilité d’aider Anna et Bill ; demeurer où il se trouvait, c’était courir le risque quasi certain de recevoir tôt ou tard une balle perdue.
Un claquement caractéristique apprit à Morane que le colonel venait de glisser un nouveau chargeur dans son arme, et il pensa : « La sérénade va recommencer… Fais-toi le plus petit possible, mon vieux Bob… Le plus petit possible… »
Pourtant, la mitraillette ne devait plus se faire entendre. À la place de ses rafales, il y eut seulement quatre détonations, très rapprochées, puis ce fut le silence. Total.
* * *
« Que se passe-t-il ? s’interrogeait Morane. On aurait dit des coups de revolver… Est-ce que, par hasard, Bill… ou Anna ? »
La voix de Ballantine éclata.
— Commandant !… Venez… Vite !… Vous ne courez plus aucun danger… Venez !…
Bob connaissait assez son ami pour savoir qu’en le hélant ainsi, il n’obéissait à aucune contrainte. Il se redressa donc et regagna le caveau aux squelettes. Ce qu’il vit tout d’abord en y pénétrant fut les corps du colonel Chun Li et de ses trois complices étendus, inertes, sur le sol. Visiblement, ils étaient morts chacun d’une balle en pleine tête.
Morane se tourna vers Bill Ballantine et Anna, qui se portaient vers lui, et il demanda :
— Est-ce l’un de vous qui… ?
Ce fut la jeune fille qui répondit :
— Nous n’étions pas en état d’agir et, en ce qui me concerne, je n’aurais pu tuer quatre hommes avec un tel sang-froid. On a tiré de l’escalier…
— Exact, approuva Bill, et le particulier qui a effectué ce quadruplé aurait fait baver d’envie Buffalo Bill lui-même. Un vrai champion du tir au pistolet. Le colonel et ses hommes ont été descendus l’un après l’autre, sans avoir le temps de s’y reconnaître. Tout juste comme des pipes. Pas eu la moindre chance…
Bob considérait les quatre corps étendus, puis il murmura :
— Pauvres types !…
Il se secoua et haussa les épaules.
— Après tout, ils s’apprêtaient eux-mêmes à nous exécuter, comme l’avait affirmé Chun Li… Ne pleurons pas nos bourreaux…
Reportant ses regards sur Ballantine et la jeune fille, Morane interrogea encore :
— Avez-vous aperçu le tireur ?
— À peine une ombre au sommet de l’escalier, dit Bill. Elle est apparue, les quatre coups de feu ont claqué, puis elle s’est évanouie, sans faire plus de bruit qu’un fantôme. Après tout, peut-être bien que c’en était un de fantôme…
— Dans ce cas, il ne se serait pas servi d’un revolver, remarqua Morane. Une chose est certaine, c’est que cette « ombre » ne nous voulait aucun mal. Au contraire, elle semblait plutôt soucieuse de nous protéger… à moins qu’elle n’ait eu une idée derrière la tête… Mais ne restons pas ici. Il s’y passe trop de choses étranges. On a l’impression de se trouver assis entre les mâchoires d’un gigantesque piège à loups qui, à tout moment, peut se refermer sur nous. J’ai hâte de retrouver l’air libre, puis celui du large…
Tout en parlant, Morane était allé refermer la porte de bronze, dont le système de verrouillage fonctionna avec un claquement sec.
— Et le trésor ? demanda Ballantine. Nous l’abandonnons ?…
— Nous savons où il se trouve, fit Morane, et nous seuls possédons le moyen de l’atteindre… Il ne s’envolera pas… Plus tard nous verrons. Pour le moment, une seule chose compte : sauver nos vies alors qu’il en est temps encore…
— Bob a raison, intervint Anna. Nous avons couru trop de risques jusqu’à présent. Au lieu de nous entêter, nous aurions dû suivre le conseil de ma tante et nous abstenir de persévérer dans une aventure qui ne pouvait que nous attirer des ennuis… Regagnons le bateau…
Cette fois, Bill Ballantine n’insista pas et se rallia à l’avis de la majorité. Ils quittèrent les souterrains et, après avoir refermé derrière eux toutes les trappes permettant d’accéder de sous-sol en sous-sol, ils se retrouvèrent à l’air libre sans que personne ne tentât de leur barrer la route.
Tout ce qu’il leur restait à faire, c’était regagner le bateau. Ils y parvinrent après vingt minutes de marche forcée, sans rencontrer âme qui vive. Durant tout le trajet, ils avaient craint que leur vedette à moteur n’eût disparu, mais elle était toujours là, se balançant doucement sur son amarre. Aucun autre bateau n’était en vue.
— Sans doute le colonel Chun Li et ses hommes ont-ils amarré leur canot dans une autre crique, dit Bob. Mais peu nous importe pour le moment… Embarquons…
Ils n’en eurent pas le temps. Une voix fit, derrière eux :
— Pas si vite, commandant Morane. Le succès vient toujours à qui sait attendre…
Ils se retournèrent, pour se trouver nez à nez avec le professeur Laeking, qui venait d’émerger de derrière un rocher. L’archéologue braquait un énorme Webley dont, selon toute évidence, il savait se servir.
— Je savais, professeur, fit calmement Morane, que vous alliez finir par vous manifester d’un moment à l’autre. L’ennui, c’est que j’ignorais quand… En effet, vous étiez le seul à être au courant de la découverte de l’œil d’émeraude…
— Et vous avez vu juste, reconnut Laeking. En vous adressant à moi, vous êtes mal tombé, commandant Morane. À force d’étudier l’archéologie d’Extrême-Orient, je suis devenu plus chinois que beaucoup de Chinois, et le gouvernement de Pékin m’a chargé de ses affaires secrètes à Hong-Kong. C’est moi qui ai lancé les faux masques de linge à vos trousses…
— Et vous avez fait preuve de trop de confiance en croyant qu’ils pourraient nous vaincre, dit Bob. Le colonel Chun Li et ses hommes sont morts à présent…
Laeking sourit et hocha la tête.
— Peut-être, commandant Morane, peut-être… Mais je suis en vie, moi. Je vais vous tuer et le trésor deviendra mon bien… Je vous connais de réputation, ne l’oubliez pas, et je prévoyais que vous échapperiez à Chun Li. Alors, je vous ai attendu ici… Avouez que je n’ai pas fait là un trop mauvais calcul…
Bob ne se sentait prêt à avouer rien du tout. Il avait eu tort de faire confiance à Laeking, bien sûr, mais il était trop tard pour regretter le passé. Mieux valait tenter de parlementer, de gagner du temps.
— Et si nous concluions un marché ? proposa-t-il. Nous vous laissons le trésor et, en échange, vous nous garantissez la vie sauve…
Un sourire féroce se peignit sur les traits de l’archéologue.
— Rien à faire, lança-t-il. Vous allez mourir, commandant Morane, et avec vous M. Ballantine et Miss Pei Min… Seuls les morts ne parlent pas…
Morane comprit que le misérable dévoyé allait tirer. Il fit un pas de côté pour se placer devant Anna et lui faire un rempart de son corps. Mais le coup de feu qui claqua ne fut pas tiré par le Webley de Laeking. Celui-ci, atteint d’une balle en pleine tempe, demeura un instant debout, une expression de surprise douloureuse peinte sur ses traits. Ensuite, il s’abattit en avant, d’une pièce, pour demeurer immobile, la face contre terre.
Dans un mouvement commun, Anna, Bob et Ballantine se tournèrent vers l’endroit d’où avait été tiré le coup de feu. Mme Lou se tenait dressée derrière un buisson bas. Vêtue d’un pyjama de soie noire, elle braquait un revolver nickelé, dont le canon fumait encore. Et les deux hommes et leur jeune compagne surent alors qui était cette ombre qui, dans la cave aux squelettes les avait, une première fois déjà, sauvés de la mort.