Chapitre V

 

En dépit de la fatigue due à une journée et une nuit aussi mouvementées que celles qu’ils venaient de vivre, le premier souci de Bob Morane et de Bill Ballantine, une fois enfermés dans une de leurs chambres de l’hôtel des Perles, devait être d’étudier l’œil postiche de Lin Pei Min un puissant compte-fils, que Bob emportait toujours en voyage, leur permit d’observer, en grossissement, les éraflures, ou signes, dans lesquels ils avaient cru reconnaître des clefs.

Après de longues minutes d’observation, Morane s’était fait une opinion définitive.

— Aucune erreur, dit-il, ce sont bien des caractères chinois… Reste à savoir ce qu’ils veulent dire… Tout d’abord, il nous faut les noter…

S’armant d’un bloc-notes et d’un crayon, il entreprit, grâce à l’extrême grossissement du compte-fils, de reporter les clefs, trait pour trait, sur le papier. Quand, après un patient travail de scribe, il eut couvert une pleine page de signes, il laissa retomber son crayon et reposa l’œil d’émeraude et le compte-fils sur la table. Il se frotta les yeux, fatigués par une attention trop soutenue.

— Et voilà, fit-il, tout y est… Je ne crois pas avoir oublié le moindre trait…

Il poussa le bloc-notes vers Bill, en demandant :

— Est-ce que tu y comprends quelque chose, mon vieux ?

L’Écossais jeta des regards attentifs sur le bloc-notes, puis il secoua la tête, en disant :

— Rien à faire, commandant… Tout cela, pour moi, c’est… du chinois…

Les deux amis avaient suffisamment roulé leur bosse en Extrême-Orient pour comprendre et baragouiner le langage des Fils du Ciel, et surtout le pidgin, ce sabir des mers de Chine. Pourtant, pour ce qui était de lire l'écriture chinoise, il en allait tout autrement. C’était tout juste si, par-ci, par-là, ils reconnaissaient une clef. Le reste, comme l’avait dit si justement Bill Ballantine, était réellement du chinois pour eux.

— Si j’en juge par le fait que beaucoup de ces clefs me sont inconnues, même par leur forme, déclara Bob, je dois en conclure qu’il s’agit là de l’écriture mandarine…

— Cela n’a rien d’impossible, approuva Bill avec cette solide simplicité du bon sens, puisque justement Lin Pei Min était mandarin. Reste à savoir pourquoi il a fait graver ces caractères sur son œil postiche.

— Sans doute pour dissimuler quelque secret, supposa Morane, peut-être même un testament. Qui sait même si cela ne concerne pas ce trésor dont Lou Tchin Si voulait, en torturant Lin Pei Min, connaître la cachette…

— … Alors qu’il aurait été si facile de lui arracher son œil d’émeraude, enchaîna Bill.

— Certes, mais Lou Tchin Si ne pouvait deviner. Il est probable que le secret avait été bien gardé et que, après qu’un spécialiste eut accompli cette gravure minutieuse, Lin Pei Min l’a fait disparaître.

— Mais pourquoi, après avoir assassiné son rival, Lou Tchin Si n’a-t-il pas songé à emporter l’œil ? Une bille d’émeraude de cette taille, sans valoir tous les trésors du Grand Mongol, représente quand même pas mal d’argent…

— Peut-être, Bill, mais les mandarins de l’ancienne Chine étaient riches et ne s’arrêtaient pas à de telles broutilles. En outre, les Chinois portent un grand attachement à leurs morts. Jadis du moins, ils pensaient que les défunts ne pouvaient accéder au Royaume des Bienheureux qu’à condition d’être corporellement intacts. Or l’œil d’émeraude avait fait longtemps partie intégrante de Lin Pei Min. Si Lou Tchin Si en avait privé sa victime, il aurait couru le risque de se voir hanté durant toute son existence Voilà pourquoi l’œil d’émeraude n’a pas été arraché à la momie…

— Soit, dit Ballantine, mais nous qui ne sommes pas superstitieux, ou à peine, nous l’avons arraché, cet œil, et nous avons même, tout à fait par hasard, découvert son secret… Je me demande d’ailleurs à quoi cela nous sert ?… On n’est pas plus avancés qu’auparavant…

— Il faudrait connaître la signification exacte du texte, fit Morane. Naturellement, rien de bien compliqué à cela. Il nous suffirait de nous adresser à quelqu’un connaissant parfaitement la langue chinoise. Mais voilà, il y a un hic : si le secret est d’importance, comme nous le pensons, il nous faudra avoir une confiance totale en notre traducteur, être assuré de son parfait désintéressement…

Le visage tendu, Bob réfléchit durant un moment, puis il sursauta légèrement, en s’exclamant :

— J’y suis… Le professeur Laeking !…

William Laeking était un archéologue britannique qui, spécialisé dans les recherches en Extrême-Orient, s’était tout naturellement fixé à Hong-Kong. Bob l’avait rencontré, deux ans auparavant, à Paris, en compagnie de leur ami commun, le professeur Aristide Clairembart. Laeking passait pour un homme désintéressé, que seule la science préoccupait. S’il existait à Hong-Kong un homme à qui l’on pouvait faire confiance, c’était lui.

Déjà, Bob avait pris le bottin de téléphone posé sur l’étagère inférieure de la table de nuit, et il lui fallut quelques secondes à peine pour y découvrir le numéro du professeur Laeking. Quelques secondes encore, et la standardiste de l’hôtel le mettait en communication avec la maison de l’archéologue.

Le contact établi, une voix fit, dans un anglais châtié, sentant la bonne école :

— Allô, professeur Laeking à l’appareil…

— Bonjour, professeur, commença le Français. C’est Bob Morane qui vous parle… Vous vous souvenez peut-être : nous nous sommes rencontrés à Paris voilà deux ans, chez le professeur Clairembart.

À l’autre bout du fil, il y eut une exclamation de surprise.

— Bob Morane !… Ça par exemple !… Si je m’attendais à vous entendre m’appeler de Hong-Kong !… Il est vrai que vous voyagez beaucoup… C’est gentil d’avoir songé à téléphoner au vieux solitaire que je suis…

— J’ai, assurément, beaucoup de plaisir à vous entendre, professeur, dit Morane. Mais mon appel est également intéressé… J’ai besoin d’un traducteur… Un ancien texte chinois dont le contenu doit sans doute être gardé secret… J’ai songé à vous le soumettre…

— Et vous avez bien fait ! Je parle, lis et écris le chinois, ancien ou moderne, aussi bien que l’anglais, sinon mieux même… Vous connaissez mon adresse ?

— C’est celle du bottin téléphonique ?

Exactement… Sautez dans un taxi et arrivez… Cela me fera vraiment plaisir de parler un peu de Paris avec un vrai Parisien…

 

*  *  *

 

William Laeking habitait, sur les hauteurs dominant la mer, un bungalow disparaissant à demi sous les bosquets de bougainvillées, de flamboyants et d’ylang-ylang, dont le parfum embaumait l’atmosphère. Il reçut Bob et Ballantine dans un grand salon meublé à l’anglaise et, après les banalités d’usage, Morane mit le savant au courant de l’aventure qui leur était survenue, à Bill et à lui-même, au cours de la journée et de la nuit précédente.

L’archéologue était un homme d’une bonne cinquantaine d’années, grand et mince, au visage en lame de couteau et au flegme tout britannique. Quand Bob eut terminé son récit, il se frotta le menton, qu’il avait en galoche, de ses longs doigts noueux et secs comme des branchages.

— Je connais l’histoire de Lin Pei Min, dit-il, mais pour tout vous avouer je n’y croyais pas beaucoup… Personne d’ailleurs n’y croit beaucoup. Quand on parle de la Triade, le mystère commence…

Il fronça un de ses épais sourcils poivre et sel et demanda :

— Cet œil d’émeraude, vous l’avez sur vous ?

Bob Morane secoua la tête négativement.

— Nous l’avons confié au coffre de l’hôtel, expliqua-t-il, mais j’ai transcrit les caractères qui s’y trouvent gravés. Voilà cette transcription…

Laeking parut contrarié.

— Dommage que vous n’ayez pas apporté l’œil d’émeraude lui-même. J’aurais aimé le voir. Et puis, vous pouvez avoir commis une erreur en transcrivant… Enfin, donnez toujours…

Il prit la feuille de bloc-notes que le Français lui tendait, et il jeta un rapide coup d’œil dessus, pour dire :

— Aucune erreur : ce sont bien des caractères mandarins… Je vous traduis…

Il se mit à lire lentement, scandant bien chaque syllabe :

 

C’est dans la pagode de l’Universelle Paix que vous trouverez ce qui est derrière le Boisseau de Riz aux Trois Points…

 

William Laeking s’interrompit, pour conclure :

— C’est tout.

Morane et Bill Ballantine s’entre-regardèrent, un peu déçus :

— Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? fit Bill.

— Ce n’est peut-être pas tout à fait du charabia, dit le savant. Car la pagode de l’Universelle Paix existe bel et bien, et son choix est significatif. C’est en effet dans un camp appelé « Camp de l’Universelle Paix » que, suivant la tradition, aurait été fondée la confrérie des Hong, c’est-à-dire la Triade, dont le « boisseau de riz » et les « trois points » sont d’ailleurs les symboles…

— Bref, déclara Morane, si nous voulons en savoir davantage, il nous faudra visiter cette pagode de l’Universelle Paix… Où se trouve-t-elle, professeur ?

— Ici même, à Hong-Kong, fut la réponse.

— Eh bien ! qu’attendons-nous donc pour nous y rendre ? demanda joyeusement Ballantine.

— Rien ne s’y oppose, dit Laeking, à part une chose. Cette pagode, qui n’est plus qu’une mine, se trouve dans le quartier de Kowloon et, si vous connaissez Hong-Kong, vous savez ce que cela veut dire…

Kowloon City !… Bob connaissait en effet ce quartier mal famé, cette jungle de Hong-Kong, un enfer de ruelles quasi inexplorées où s’aggloméraient toutes les misères, tous les vices. Pour bien se figurer ce qu’était le quartier de Kowloon, il suffit de songer aux anciennes cours des Miracles du moyen âge, repaires de faux mendiants, d’assassins et de voleurs. Aucun Européen ne pouvait s’aventurer dans Kowloon City sans risquer cent fois la mort.

Mais Bill Ballantine avait éclaté de rire, pour dire à l’adresse de Laeking :

— Vous savez, professeur, nous n’avons pas facilement peur, le commandant et moi… On en a vu d’autres et…

— Je sais, je sais, interrompit le savant, mais ce n’est pas la seule idée de vous aventurer dans Kowloon qui doit vous faire reculer. Il y a la Triade, ne l’oubliez pas, et les anciennes sociétés secrètes sont encore toutes-puissantes à Hong-Kong. Elles ont des yeux et des oreilles partout…

Morane allait assurer l’archéologue que son ami et lui n’avaient pas l’intention de risquer leur vie sans que cela en valût réellement la peine, mais aussi que, s’ils le faisaient, ce ne serait pas sans s’entourer de toutes les précautions, quand un détail attira son attention. Au fond de la pièce, une tenture d’épaisse soie masquait une porte, et cette tenture venait de bouger, sans qu’il y eût le moindre souffle d’air.

« Il y a quelqu’un là derrière, songea Bob. Quelqu’un qui nous épie… »

À peine venait-il de formuler cette pensée que la tenture s’écarta soudain, pour livrer passage à un domestique chinois porteur d’un plateau garni d’une théière et de tasses.

Le domestique posa le plateau sur la table basse, autour de laquelle avaient pris place William Laeking et ses hôtes, en se contentant de dire simplement :

— Le thé, sir

Laeking eut un signe de tête.

— Merci, Chang… Laissez-nous à présent… Ces gentlemen et moi avons à parler…

Depuis que le domestique avait pénétré dans le salon, Morane n’avait cessé d’étudier ses traits, mais il n’avait relevé qu’une impassibilité totale ; les yeux bridés ne marquaient que de l’indifférence…

« Peut-être me suis-je trompé, songea encore Bob tandis que le domestique se retirait. Sans doute, quand j’ai vu la tenture bouger, ce Chang s’apprêtait-il tout simplement à pénétrer dans la pièce pour y déposer son plateau. Mais il est possible également qu’il se trouvait là depuis un moment déjà, et qu’il ait entendu une grande partie de notre conversation concernant cette pagode de l’Universelle Paix… Le professeur vient de le dire : à Hong-Kong, les anciennes sociétés secrètes ont des yeux et des oreilles partout. »

Mais ce qui était fait était fait et, si le doute demeurait quant au comportement du Chinois, tout avait, semblait-il, été dit entre les trois Européens. Tout ce que William Laeking tenta encore, ce fut de dissuader les deux amis de se rendre à la pagode de l’Universelle Paix.

« Il a l’air de nous prendre pour des froussards, pensa Morane, tout à fait comme s’il ne nous connaissait pas de réputation… Mais, après tout, peut-être a-t-il raison. Kowloon est un coin vraiment trop mal fréquenté, où l’on risque bien davantage de recevoir des horions que des caresses… »

Pourtant, rien ne pouvait, en pareille circonstance, être plus pernicieux que des conseils de prudence. La curiosité de Bob Morane et de Bill Ballantine était éveillée et, quand ils quittèrent la maison de William Laeking, leur résolution était prise. Sans même s’être consultés, ils avaient décidé de se rendre à la pagode de l’Universelle Paix dès le lendemain, quand ils auraient joui des quelques heures de sommeil dont ils avaient grand besoin…