Chapitre XI

 

L’île du Tigre était une terre minuscule du groupe des Ladrones, située à l’embouchure de la rivière des Perles, légèrement vers le large, entre Hong-Kong et Macao. Une terre de quelques kilomètres carrés à peine, plate et couverte d’une jungle courte et entrecoupée de brèves zones de rocailles creusées d’étroites ravines.

Quand, après plusieurs heures de navigation sans histoire, Bob Morane, Bill Ballantine et Anna Pei Min y accostèrent, ils repérèrent aussitôt le temple, dont les toits cornus de pagode s’élevaient au-dessus de la végétation.

La puissante vedette à moteur, louée par Morane à Hong-Kong, avait été amarrée dans une petite anse frangée de sable fin, et les deux hommes et la jeune fille mirent pied à terre. Chacun d’eux était armé d’un bon revolver et tenait une musette contenant une puissante torche électrique, des piles de rechange, des munitions et quelques vivres.

— Cet îlot me paraît désert, dit Bill Ballantine après avoir regardé longuement autour de lui. S’il y avait des habitants, nous aurions aperçu, du large, l’une ou l’autre maison. Mais rien, si ce n’est la pagode…

— N’est-ce pas justement ce que nous cherchons ? interrogea Anna. Le seul fait qu’il y ait un temple précisément sur cette île est déjà propre à nous encourager… Tout ce qu’il nous reste à faire, c’est aller y voir de plus près…

Pendant qu’Anna et l’Écossais parlaient, Bob attachait ses regards aux toits étagés, dont les crocs mordaient le ciel pur et qui étaient tout ce que l’on apercevait du sanctuaire.

— Jusqu’ici, constata-t-il, la silhouette paraît conforme au croquis de l’étui d’argent, du moins en ce qui concerne les toits. Reste à voir la façade…

S’interrompant, il tenta de juger de la distance les séparant de la pagode. Au bout d’une trentaine de secondes, il reprit :

— Le temple doit se trouver au centre de l’île. Il nous faudra une demi-heure à peine pour l’atteindre… En route !… Et ouvrons l’œil…

Ils se mirent en marche, s’attendant à ce que quelque difficulté imprévue se dressât sur leur route. Mais rien de semblable ne se produisit. La jungle, clairsemée, ne gênait en rien leur progression. Tout ce qu’ils devaient faire, c’était, de temps à autre, contourner un ravin, ce qui, au lieu de les retarder, leur faisait au contraire gagner du temps.

Une demi-heure leur fut en effet suffisante pour atteindre la pagode, et ils n’eurent plus alors aucun doute : tous les détails de sa façade concordaient bien avec ceux portés sur le croquis – une brève comparaison les en assura.

Au cours du trajet les ayant menés de la plage au temple, les deux hommes et Anna avaient pu s’assurer que l’île du Tigre était réellement déserte. Probablement avait-elle été jadis un lieu de dévotions où les habitants des îles Ladrones se rendaient par voie de mer. Au cours des années, la pagode de la Grande Harmonie avait vu s’estomper la vénération dont elle jouissait jusqu’alors, les fidèles l’avaient désertée et elle était retournée à l’oubli.

Un silence total régnait sur ces lieux jadis saints et maintenant désertés. Seul, dans le ciel, de temps à autre, un vol de cormorans passait, à la recherche d’un lieu de pêche. Une solitude à la fois rassurante et inquiétante. Rassurante parce qu’elle supposait l’éloignement de toute présence humaine, inquiétante parce qu’elle pouvait laisser deviner un danger caché.

Du menton, Morane désigna l’escalier flanqué de chiens de Fô en pierre verdie et dans les interstices duquel la jungle insérait ses serpents ligneux, faisant éclater les marches ou les soulevant d’une pièce, comme sous l’effet d’inexorables vérins.

— Je crois que nous pouvons y aller, dit Bob. Pourquoi, après tout, nous entourer de tant de précautions ?… Ne sommes-nous pas de simples touristes ?

Un ricanement sonore échappa à Ballantine.

— De simples touristes ?… Vous parlez, commandant !… Jamais vu de simples touristes armés jusqu’aux dents comme nous le sommes et nourrissant autant d’arrière-pensées…

Ils avaient atteint l’escalier qu’ils se mirent à gravir. La porte de la pagode manquait et il leur fut aisé d’accéder au sanctuaire proprement dit : une grande salle carrée, au plafond à demi écroulé, aux murs lézardés et d’où tout ornement était absent. Sur la droite s’amorçait un escalier de bois vermoulu menant aux étages, mais Bob, l’Écossais et Anna n’y prêtèrent pas attention. Suivant le texte contenu dans l’étui d’argent, le trésor se trouvait dans une chambre souterraine ; c’était donc une cave qu’ils devaient découvrir.

Pourtant, nulle part ils ne devaient trouver d’escalier s’enfonçant dans le sol, ce qui ne les étonna pas outre mesure puisque le document affirmait que l’on ne pouvait atteindre la cachette du trésor des Frères de la « Cité des Saules » que grâce à la combinaison de deux dragons. Il y avait donc là un secret quelconque… Mais quel était exactement ce secret, et comment le trouver ? Bob se souvint alors de la façon dont ils avaient découvert l’étui d’argent, à Kowloon, dans la pagode de l’Universelle Paix. Il se mit donc à la recherche d’un autel, et il le trouva, sous l’escalier menant aux étages. Il s’agissait d’une petite construction de pierres massives, dont la partie inférieure comportait une frise composée de plaques de bronze soigneusement ajustées et offrant une sculpture en relief.

De la main, Morane entreprit de débarrasser une de ces sculptures de la gangue de poussière et de plâtre pulvérulent qui la recouvrait, et il découvrit un masque de dragon. Les autres plaques furent nettoyées de la même façon : toutes présentaient un masque de dragon, coulé sans doute dans le même moule que le premier.

— Je crois que nous sommes sur la bonne voie, dit Bill. Nous avons les dragons ; reste à savoir comment les faire pénétrer l’un dans l’autre. Sans doute avons-nous les instruments, mais pas leur mode d’emploi…

Anna examinait chaque plaque de bronze. Elle poussa une exclamation, en désignant la troisième plaque en commençant par la gauche.

— Regardez, la gueule du dragon !… Elle comporte, dans son creux, une étroite fente horizontale, qui la prolonge. Les autres n’ont pas cette fente…

Il fut aisé à Morane et à Bill de contrôler l’observation de leur jeune compagne.

— Je crois comprendre, dit Bob. Le texte dit :… par quatre fois, le dragon pénétrant dans le dragon permettra d’atteindre la troisième chambre souterraine. Or, le panneton de la clef trouvée dans l’étui d’argent a lui aussi la forme d’une tête de dragon…

Rapidement, il tira ladite clef de sa poche et, en présentant le panneton horizontalement, il l’enfonça dans la fente, à laquelle elle s’adaptait parfaitement. Pourtant, il eut beau opérer un mouvement vers la gauche, puis vers la droite, elle ne tourna pas.

— Peut-être le mécanisme est-il oxydé, supposa Bill. S’il y a un mécanisme, bien entendu…

— Peut-être, fit Bob. À moins que…

Il poussa la clef vers l’avant et, après une brève résistance, elle s’enfonça soudain jusqu’à l’anneau. Il y eut un déclic et les deux amis et Anna, mus par un même instinct, se reculèrent : l’autel tout entier pivotait lentement sur lui-même, pour découvrir finalement une ouverture rectangulaire où s’amorçait un escalier de pierre.

Tous trois demeurèrent un instant silencieux, leurs torches braquées dans l’ouverture.

— Je suppose, dit Anna, que cet escalier mène à la première chambre souterraine.

— Aucun doute là-dessus ! s’exclama Bill. Qu’est-ce qu’on attend ?…

— Avant tout, dit à son tour Morane, nous allons empêcher l’autel de reprendre sa place. Je ne tiens pas à avoir de surprises. Dans ce cas, elles sont toujours mauvaises…

À l’aide d’un épais madrier, ils bloquèrent la trappe. Alors seulement, encadrant Anna, les deux amis s’engagèrent dans l’escalier. Celui-ci, au bout d’une vingtaine de marches, faisait un coude, revenait sur lui-même en s’enfonçant toujours davantage dans les entrailles du sol. Cela se reproduisit à cinq reprises, puis ils débouchèrent dans une salle aux dimensions égales à celle qu’ils venaient de quitter. Tout y était semblable, ou presque, à l’exception de l’atmosphère de moisissure qui y régnait en même temps que les ténèbres, du salpêtre maculant les murs.

Dans un coin, un autre autel de pierre, avec la même frise de plaques de bronze à masques de dragons.

 

*  *  *

 

Un second escalier semblable au premier devait mener Bob Morane, Bill Ballantine et Anna Pei Min dans une deuxième salle souterraine où ils trouvèrent un nouvel autel de pierre à masques de dragons. Pour la troisième fois, la clef de bronze leur ouvrit le passage vers un troisième escalier qui menait à une troisième salle souterraine. Celle-ci était également semblable aux autres, à une différence près, cependant : une vingtaine de squelettes gisaient sur les dalles. Des pals en fer, fichés dans le sol, traversaient leurs cages thoraciques. Seuls, quelques lambeaux de vêtements couvraient encore ces débris humains, uniques vestiges du drame affreux qui s’était déroulé en cet endroit.

Dans un sursaut de dégoût, Anna s’était blottie contre l’épaule de Morane, en murmurant :

— Quelle horreur !… Qu’est-ce que ça signifie, Bob ?… Qu’est-ce que ça signifie ?…

— Probablement s’agit-il des ouvriers qui ont aménagé ces souterrains. Leur travail achevé, Lin Pei Min les aura fait supprimer pour éviter qu’ils ne parlent. Une méthode qu’on employait souvent en Europe, au Moyen Âge. S’il y a une chose qu’on ne peut lui reprocher, c’est son manque d’efficacité…

— Belle mentalité, ce Lin Pei Min ! remarqua Bill. Une seule chose me console, c’est qu’il a été puni selon ses crimes…

— De toute façon, dit Morane avec insouciance, il serait mort à l’heure actuelle. Et puis, je n’ai fait qu’une supposition. Lin Pei Min n’est pas nécessairement responsable de ceci…

— Et, en admettant qu’il le soit, demanda Anna, qui reprenait lentement son sang-froid, pourquoi aurait-il fait empaler ces malheureux au lieu de les tuer de façon plus expéditive ?

Bob Morane eut un geste vague.

— Il me serait difficile de vous fournir une explication, Anna. Les coutumes de l’ancienne Chine étaient souvent fort étranges et barbares. Peut-être les tourments endurés par ces pauvres gens au cours de leur lent supplice étaient-ils destinés à en faire des esprits vengeurs entourant le trésor d’une protection maléfique…

— De toute façon, intervint Ballantine, si les Chinois croyaient à de telles balivernes, nous n’y croyons pas, nous. Ce ne seront pas quelques vieux ossements moisis – et cela malgré tout le respect dû aux morts – qui nous empêcheront de continuer notre visite.

Les faisceaux des trois torches, qui jusqu’ici ne s’étaient attardés qu’aux squelettes, fouillèrent l’étendue de la salle et, presque aussitôt, ils révélèrent dans le mur face à l’escalier, une porte de couleur verdâtre – sans doute du bronze vert-de-grisé. En son centre se détachait un mascaron qui, de loin, pouvait fort bien passer pour un mufle de dragon stylisé.

— J’ai l’impression que nous touchons au bout de nos peines, dit Bob. Allons jeter un coup d’œil…

S’avançant entre les squelettes empalés, ils atteignirent la porte. Cette dernière était bien de bronze et le mascaron, en son centre, représentait effectivement une tête de dragon stylisée semblable à celles des autels.

Bob s’approcha, tout près, et s’assura que la fente horizontale s’ouvrait bien au fond de la gueule. Elle s’y trouvait, et Morane sourit.

— Aucune erreur : nous avons bien trouvé ce que nous cherchons… Du moins je le crois… Écartez-vous… Si réellement nous touchons au trésor, il pourrait y avoir danger de demeurer à proximité de la porte quand elle s’ouvrira…

Tandis qu’Anna et Bill reculaient, Morane introduisait la clef de bronze dans la gueule du dragon, suivant la même technique que précédemment. Quand il entendit le déclic, il se recula à son tour, tous les sens en éveil, s’attendant à tout moment à ce que quelque machine infernale entre en action.

Rien ne se passa. Quand la porte de bronze eut complètement pivoté sur ses gonds, ils purent s’approcher et darder les rayons de leurs lampes dans l’ouverture.

Aussitôt, l’émerveillement les écrasa. Ils se trouvaient à l’entrée d’une salle basse, carrée, de huit mètres sur huit environ et bourrée d’objets précieux : bouddhas, lions, dragons d’or massif, certains hauts de deux mètres et enrichis de pierres précieuses, lingots d’or et de platine formant des murs rutilants, jarres débordant de bijoux, sacs de cuir dont certains, rongés par l’humidité, avaient été éventrés par le poids des gemmes qu’ils contenaient et qui, à présent, coulaient sur le sol en rivières scintillantes. Toutes ces richesses s’entassaient pêle-mêle, montaient à l’assaut des murailles, s’étageaient jusqu’à la voûte. Il y avait là assez d’or, de platine de diamants, d’émeraudes pour restaurer les finances chancelantes d’un État moderne.

— Il y en a là pour des milliards ! murmurait Bill avec émerveillement. Des dizaines de milliards !…

Anna ne disait rien. Elle se contentait de contempler ces trésors avec des yeux émerveillés. En l’observant sans qu’elle s’en rende compte, Bob comprenait que ce n’était pas tellement la vue de cet or, de ce platine, de ces joyaux qui la transportait, mais la réalisation d’un rêve d’enfance, la concrétisation d’une légende ayant jusqu’alors meublé toute sa jeune existence.

Déjà, la jeune fille s’avançait pour pénétrer dans la chambre, admirer de plus près ces trésors qu’elle contenait, mais Bob la retint.

— Non… Attendez… On ne sait quels pièges se cachent parmi tout ça… Mieux vaut prendre quelques précautions…

— Le commandant a raison, intervint Ballantine. Nous avons l’habitude de ce genre d’affaires… N’oublions pas qu’il s’agit du trésor de la Triade et que, d’après ce que nous savons d’eux, les Hong et, par conséquent votre ancêtre, Lin Pei Min, avaient plutôt l’imagination fertile…

À pas comptés, tâtant le sol de la pointe du pied, évitant de heurter le moindre objet dont le déplacement pouvait déclencher quelque mécanisme, Morane s’avança à travers la chambre. Pourtant, en dépit de toute son attention, il ne put déceler le moindre piège. Sans doute le mandarin Lin Pei Min, assuré que les richesses, soustraites à la puissante société secrète dont il était le chef, se trouvaient bien protégées, avait-il négligé toute autre précaution.

Parvenu au fond de la salle, Morane avait acquis la certitude qu’aucun danger ne se cachait parmi les merveilles entassées là. Il allait crier à Anna et à Bill de venir le rejoindre, quand il se raidit soudain. Dans la salle aux squelettes, une voix inconnue avait commandé, en chinois :

— Levez les mains !… Et, surtout, pas un geste… En aucun cas, nous n’hésiterions à faire feu…