Chapitre II

 

— Voilà un siècle, vivait à Canton un riche mandarin, Lin Pei Min qui, outre ses importantes fonctions auprès de l’Empereur, passait pour être – et il l’était réellement – le grand maître de la Triade, cette puissante société secrète qui, à l’époque, tenait sous sa coupe toute la Chine et l’Extrême-Orient. Dans sa jeunesse, Lin Pei Min avait, à la suite d’un accident, perdu un œil qu’on avait remplacé par une bille d’émeraude polie… Pourtant, un autre mandarin, nommé Lou Tchin Si, membre lui aussi de la Triade, briguait la place de grand maître. Pour l’obtenir, il n’y avait qu’un moyen : supprimer Lin Pei Min. L’histoire veut qu’une nuit Lou Tchin Si fit enlever son rival, pour le mener dans une grotte située sur une île, à l’embouchure de la rivière aux Perles. Là, il commença par le faire torturer pour lui arracher le secret du trésor de la Triade, qu’il détenait. Mais Lin Pei Min résista à toutes les souffrances et ne parla pas. Finalement, son tourmenteur le fit enchaîner à la muraille de la grotte et le condamna à la mort par la faim.

» Au bout de plusieurs jours, toujours au cours de la nuit, Lou Tchin Si revint à la caverne, pour jouir du trépas de son ennemi. Pourtant, là encore, bien qu’extrêmement affaibli. Lin Pei Min refusa de parler. Excédé, Lou Tchin Si le fit alors décapiter. En suite, comme il s’agissait malgré tout d’un haut dignitaire de la Triade, il fit recoudre la tête sur les épaules du mort, qui fut ensuite embaumé. Quand ce travail fut terminé, le jour était venu au-dehors. Alors, Lou Tchin Si fit enchaîner à nouveau la dépouille de sa victime à la muraille, et il s’apprêta à quitter les lieux. Mais, comme ses hommes et lui s’engageaient dans les ténèbres d’une galerie, ils aperçurent des milliers d’yeux phosphorescents braquant sur eux des regards vengeurs. Devenus subitement fous, persuadés d’avoir affaire à des démons envoyés par les dieux pour les punir, les assassins coururent à la mer et, se précipitant du haut des rochers, se fracassèrent les os ou se noyèrent. Certains, ayant fui par les cavernes, s’y perdirent dans l’obscurité et, de désespoir, s’entre-tuèrent et s’ouvrirent le crâne sur les parois rocheuses.

» Par la suite, tous les témoins étant morts, on ne devait jamais retrouver cette sinistre caverne, à laquelle on donna le nom de caverne aux Mille Regards. Comment la légende se propagea-t-elle ?… On l’ignore. Toujours est-il qu’elle est restée vivace jusqu’à nos jours…

— Et le trésor de la Triade, dont le secret était si bien gardé par le pauvre Lin Pei Min, l’a-t’on retrouvé ? interrogea Bill Ballantine.

Morane secoua la tête.

— Pas encore, répondit-il, du moins à ma connaissance… S’il a jamais existé bien entendu. Quand l’histoire tourne ainsi à la légende, on ne sait jamais exactement sur quel pied danser…

Bill éclata d’un ricanement sonore.

— Un bien beau conte ! fit-il. Un peu sinistre, mais beau quand même. Rien ne dit cependant que nous nous trouvions dans la caverne où ce pauvre Lin Pei Min a été assassiné. Il doit y avoir pas mal d’excavations semblables creusées dans ces îlots, où d’autres hiboux viennent se réfugier eux aussi…

— Bien sûr, bien sûr… reconnut Morane. Mais cela ne doit pas nous empêcher d’explorer ces grottes. Je n’entends plus le moteur de la jonque. Espérons que les pirates, lassés, se seront décidés à s’éloigner…

L’Écossais ne répondit pas immédiatement. Malgré la menace des pirates qui, comme venait de le supposer Bob, semblaient avoir interrompu leurs recherches, il se sentait intéressé par la caverne aux Mille Regards et par sa légende.

— Vous avez raison, commandant, dit-il enfin. Jetons un coup d’œil au fond de cette grotte… Après tout, nous n’avons rien à y perdre…

Sans se soucier autrement des inoffensifs hiboux, Bob et son ami continuèrent à avancer, empruntant un couloir si étroit que, parfois, ils devaient progresser de côté. Soudain, Morane, qui marchait en tête trébucha sur un obstacle, vers lequel il dirigea aussitôt le faisceau de sa lampe : un squelette aux os blanchis gisait là, étendu sur le dos et semblant considérer les deux intrus de toute la profondeur de ses orbites vides.

— Voilà une bien macabre rencontre ! fit Bill Ballantine. On ne pourrait rêver mieux pour nous souhaiter la bienvenue…

Bob Morane, lui, s’était accroupi auprès de ces débris humains. Il désigna le crâne, au sommet duquel une ouverture béait.

— Regarde, dit-il à l’adresse de son compagnon. Cet homme a eu la tête défoncée…

— Et alors, qu’est-ce que ça change ? interrogea Bill, qui ne semblait pas comprendre où son ami voulait en venir.

— Rappelle-toi, expliqua Morane, que suivant la légende, certains des tourmenteurs de Lin Pei Min, après avoir été effrayés par les yeux des hiboux, s’égarèrent dans les ténèbres et se fracassèrent le crâne contre les parois de la caverne…

À son tour, Bill avait inspecté le crâne, pour demander ensuite :

— Croyez-vous réellement, commandant, que nous soyons en présence des restes d’un de ces scélérats ?

— Je n’en sais rien, mais tout est possible… Continuons notre exploration…

Contournant le squelette, ils reprirent leur route, pour finir par déboucher dans une vaste rotonde dont le plafond laissait passer la lumière du jour par une étroite crevasse. À quelques mètres l’un de l’autre, deux squelettes humains, vêtus de haillons, gisaient sur le sol, dans des poses tourmentées indiquant que ces deux hommes étaient morts de mort violente. L’un des squelettes avait, comme celui déjà rencontré, le crâne brisé et, près des ossements, Bob Morane et son compagnon devaient découvrir, d’un côté, un long poignard chinois à lame rouillée, de l’autre un lourd casse-tête de bronze. À proximité du squelette au crâne brisé, qui se trouvait le plus près de la sortie, il y avait également un sac de cuir pourri, laissant échapper des objets précieux : petits bouddhas d’or massif incrustés de pierreries, brûle-parfums richement ciselés, colliers, bagues et joyaux de toutes sortes…

Rapidement, Morane reconstitua le drame qui s’était joué là.

— Il est probable, supposa-t-il, que voilà un certain nombre d’années, ces deux hommes se soient entre-tués pour la possession du petit trésor que l’un d’eux portait. L’un a frappé l’autre d’un coup de poignard et le blessé, avant de mourir, a eu le temps d’abattre son adversaire d’un coup de casse-tête…

Mais les deux amis n’étaient pas encore au bout de leurs surprises.

Ce fut Bill qui, en braquant sa torche vers le fond de la salle, découvrit la silhouette adossée à la muraille. C’était celle d’un homme de haute taille, maigre en dehors de toute expression et vêtu d’une longue robe bleue, brodée de fleurs. Dans son visage sombre, un seul œil brillait, sous la lumière de la lampe, d’un éclat de feu vert, effrayant…

Devant cette apparition fantomatique, Bob Morane et Bill Ballantine avaient eu un réflexe de défense et avaient porté la main à leurs revolvers. Mais, comme l’étrange personnage en bleu ne bougeait pas, les deux amis se rassurèrent et, après s’être concertés du regard, ils s’avancèrent à pas comptés vers l’apparition, qui ne bougea pas à leur approche.

Ce fut seulement quand ils furent à deux mètres que les deux Européens se rendirent compte n’avoir affaire qu’à une momie enchaînée à la muraille. La robe de soie bleue s’en allait en lambeaux et le visage et les mains avaient pris l’apparence du vieux bois. La longue tresse qui retombait par-devant, en passant par-dessus l’épaule, indiquait avec certitude qu’il s’agissait d’un Chinois, ainsi que la longue barbiche prolongeant le menton.

Mais ce qui attira surtout l’attention de Bob et de Ballantine, ce fut le fait qu’une des orbites était vide, tandis que, au creux de l’autre, nichait un énorme œil vert fixe, sans prunelle nettement marquée. Bien sûr, il était aisé de deviner qu’il ne s’agissait pas là d’un œil véritable, mais d’un organe postiche, taillé dans une matière ayant un peu l’apparence du verre, mais assurément plus précieuse.

— Un œil d’émeraude ! s’exclama Bill Ballantine.

Morane hocha la tête affirmativement.

— Oui, Bill… Un œil d’émeraude…

L’étonnement le plus total se lisait sur les visages des deux hommes.

— Croyez-vous réellement, commandant, qu’il s’agisse de…

— De Lin Pei Min ? compléta Morane. C’est probable… Je vais m’en assurer…

S’approchant davantage encore de la momie, il braqua le rayon de sa lampe sur le cou à la peau racornie, et il vit aussitôt la trace des boyaux de chat ayant servi à réunir la tête au tronc.

— Aucune erreur, Bill, dut déclarer Bob, cet homme a été décapité. Ensuite, on lui a recousu le cou, sans doute après l’embaumement. Cette circonstance et aussi d’autres indices – comme cet œil d’émeraude, par exemple –, ne peuvent que nous ancrer dans une certitude : nous nous trouvons bien en présence des restes de Lin Pei Min.

 

*  *  *

 

Écrasés par cette réalité qui s’imposait ainsi, brutalement, à eux, Bob Morane et Bill Ballantine étaient demeurés de longues minutes silencieux. Ce n’étaient pas seulement les extraordinaires circonstances de leur découverte qui les sidéraient, mais surtout le fantastique de la scène s’offrant à leurs regards. Cette momie dressée, drapée comme un démon dans sa robe de soie, et surtout cet œil grand ouvert, presque vivant, malgré sa fixité, dans ce visage mort avaient quelque chose d’hallucinant et aussi de vaguement effrayants. Il fallait tout le sang-froid, toute la confiance en soi des deux compagnons d’aventure, aux nerfs d’acier, pour ne pas s’abandonner à la panique, ne pas céder à l’écrasante emprise de l’atmosphère méphitique de cette grotte changée en tombeau.

Le premier, Bill Ballantine retrouva la parole.

— Vous vous rendez compte de notre chance, commandant !… Pendant près d’un siècle, l’endroit où reposait l’ancien chef de la Triade a été ignoré de tous, et il faut que ce soit nous qui, par hasard, tombions dessus…

Mais Morane fit la grimace.

— Pour être franc, cette chance ne me réjouit guère, Bill. Certes, notre découverte est intéressante, mais il ne faut pas oublier les circonstances dans lesquelles elle a été faite. Notre situation est plutôt… disons… critique… En outre, n’oublions pas que Lin Pei Min a été torturé jadis uniquement parce qu’il ne voulait pas révéler l’endroit où était caché le trésor de la Triade, et ce n’est pas un engrenage dans lequel j’aimerais mettre le doigt…

— Bah ! dit Ballantine, cent ans ont passé, et tout cela doit être oublié depuis… L’actuel gouvernement chinois a définitivement mis à bas la puissance des sociétés secrètes et…

— Et elles ont gardé cependant une grande partie de leur influence à Hong-Kong, Macao et les autres pays d’Extrême-Orient où il y a des colonies chinoises, enchaîna Morane.

Il se tut, demeura un instant silencieux, puis il hocha la tête, pour reprendre :

— Non, non, nous ne devons pas nous mêler de ça. Essayons d’échapper aux pirates, puis oublions notre découverte…

L’Écossais ne parut pas apprécier beaucoup cet excès de prudence de la part de son ami, car il rétorqua :

— Décidément, commandant, vous vous faites vieux. Vous laisser effrayer ainsi par une vieille momie !

— Pour commencer, lança Bob d’une voix sèche, cesse de m’appeler commandant. Depuis que j’ai quitté l’armée de l’air, je ne commande plus rien du tout… Et puis, tu dois savoir ce que tu veux. D’habitude, c’est toujours toi qui me reproches de nous mettre dans le pétrin. Pour une fois que je suis prudent !…

Le géant ne pouvait qu’apprécier le bien-fondé de cette remarque. Aussi n’insista-t-il pas, se contentant de maugréer :

— Bien entendu, vous avez encore raison… vous avez toujours raison… Pourtant, ce n’est pas parce que nous voulons à tout prix oublier notre découverte que nous devons omettre d’en emporter un petit souvenir…

Tout en prononçant sa dernière phrase, Bill avait tiré un couteau de sa poche. Il l’ouvrit d’une pression du pouce et se dirigea vers la momie. Aussitôt, Morane comprit l’intention de son ami et il lança :

— Non, Bill !… Pas ça !…

Cet avertissement venait trop tard cependant. Déjà, avec une sûreté de main digne d’un chirurgien, l’Écossais avait glissé la pointe du couteau sous l’œil d’émeraude et, d’une rapide torsion du poignet, il l’avait fait sauter hors de la cavité orbitaire. Ce petit travail achevé, le colosse fit rouler la grosse bille verte au creux de sa large paume, en disant avec satisfaction :

— L’œil postiche d’un des grands maîtres de la Triade, voilà une relique de valeur ! M’étonne que ça n’ait pas tenté un amateur de curios comme vous, commandant…

— Tout simplement parce que j’estime que les morts doivent être laissés en paix, Bill, rétorqua Morane avec un peu de mauvaise humeur.

— Dans ce cas, tous les archéologues qui ont passé leur vie à vider de vieilles tombes de leur contenu, pour en garnir les vitrines des musées, seraient des profanateurs…

Cette réponse de bon sens prit Morane de court. De toute façon, il ne se sentait pas décidé, pour l’instant, avec cette menace que les pirates faisaient peser sur eux, à entamer un débat philosophique avec son ami. Ce dernier avait d’ailleurs déjà glissé l’œil d’émeraude dans sa poche, en disant avec insouciance :

— De toute façon, cela ne pourra plus faire de tort à Lin Pei Min. Là où il se trouve depuis cent ans, un œil ne lui sert plus à rien, même s’il est taillé dans une pierre précieuse… Quant à ces objets, ils ne sont plus à personne. Nous allons les emporter et nous les partager, ils feront bon effet dans nos vitrines à curiosités…

Il s’était approché des deux squelettes et avait ramassé les objets échappés du sac de cuir pourri. Il les glissa un à un dans la musette qu’il portait en bandoulière et qui contenait des munitions et quelques vivres.

Bob eut un geste d’impatience. Il avait bien à songer à autre chose qu’à ces bibelots.

— Ne nous attardons pas davantage ici, dit-il. Nous savons à présent que ces cavernes ne conduisent nulle part. Regagnons l’air libre ; les hommes de Tao Su pourraient s’être emparés du yacht sans que nous le sachions… Filons…

Après un dernier coup d’œil à la momie du mandarin, ils refirent en sens inverse le chemin parcouru tout à l’heure. Mais, une fois au-dehors, ils n’aperçurent nulle part les pirates, et le cotre était toujours amarré là où ils l’avaient laissé, sans qu’aucune silhouette humaine ne se distinguât à son bord.

— Et si des hommes étaient cachés dans la cale, prêts à nous assaillir ? supposa Bill.

— Pour arriver jusqu’au cotre, fit remarquer Morane, ils auraient dû se servir d’une embarcation, mais nous n’en apercevons nulle part…

— Ils peuvent être venus à bord d’un canot, que l’un d’eux, une fois ses compagnons embusqués, aurait ramené au-delà du tournant, là où il nous serait impossible de l’apercevoir d’où nous nous trouvons…

— Exact, reconnut Bob. Bref, il nous faut nous méfier… Voilà ce que je propose : nous allons gagner le bord et visiter la cale, en nous tenant sur nos gardes, prêts à ouvrir le feu à la moindre alerte…

Descendant à travers les rochers, en se dissimulant de leur mieux, ils gagnèrent le cotre et, revolver au poing, firent irruption dans la cale. Mais ils eurent beau visiter celle-ci, ainsi que la cabine, dans leurs moindres recoins, ils n’y découvrirent personne.

Quand ils eurent regagné le pont, Bill Ballantine formula des conclusions faisant preuve d’un optimisme revenu.

— Nous avons décidément eu tort de nous mettre martel en tête, commandant. Sans doute les pirates ont-ils deviné que, au fond de cette faille, nous occupions une situation privilégiée, d’où nous pourrions les canarder à notre aise s’ils se montraient, et ils auront abandonné la partie…

Cette fois, ce fut au tour de Morane de se montrer sceptique.

— Pour commencer, fit-il remarquer, ils ne peuvent savoir si nous sommes armés ou non… En outre, ils sont peut-être patients, se disant que, tôt ou tard, croyant le danger passé, nous finirons par nous montrer. Ce qu’il faudrait savoir avec certitude, c’est s’ils ont renoncé ou non…

— Oui, mais comment en être sûrs, justement ?… Si nous nous montrons à l’entrée de la faille avec le yacht – et je ne vois pas très bien comment nous pourrions faire autrement, à moins d’y aller à la nage –, ils nous tireront dessus…

Pendant que son ami parlait, Bob Morane inspectait le sommet de l’éboulis.

— Il ne serait pas trop difficile de grimper là-haut, dit-il au bout d’un moment. Du faîte de l’île, on apercevrait la jonque, si elle continue à croiser dans les parages. De cette façon, nous serions fixés…

Et, soudain, le Français prit une décision. Il continua :

— De nous deux, je suis le meilleur grimpeur…

Je vais donc tenter l’escalade pendant que toi, Bill, tu demeureras ici, à la garde du yacht…

Déposant sa carabine sur le pont, Morane sauta à nouveau à terre, pour se mettre aussitôt à grimper, avec la souplesse d’un chat, parmi les rochers formant l’éboulis…