Chapitre X

 

Anna Pei Min habitait, sur les hauteurs de Victoria, une splendide maison, mi-chinoise, mi-européenne, qui devait dater du siècle précédent. Un vaste parc, bourré de plantes tropicales à la vigueur exacerbée par l’humidité montant de la mer, l’entourait et en faisait une demeure hors du temps. C’était là que Mme Lou régnait.

Quand Bob Morane la rencontra pour la première fois, à la fin de cette même nuit où, à Kowloon, Anna, Bill et lui avaient failli laisser leurs vies, il sut aussitôt qu’elle possédait une personnalité extraordinaire, non seulement à cause de son étonnante beauté, mais aussi du charme redoutable qui émanait d’elle.

Physiquement, Mme Lou n’avait pas d’âge. Il est probable que son passeport aurait indiqué la quarantaine bien sonnée. Pourtant, elle pouvait aussi bien paraître trente ans, ou même vingt. Son corps, moulé de robes chinoises de soie brillante, avait la souplesse, la perfection, la gracilité féline de celui d’une toute jeune fille, et son visage triangulaire – aux pommettes hautes, au nez minuscule et aux yeux longs – cerné de cheveux noirs et brillants, gardait une pureté, un lisse de marbre dur. Mme Lou était une statue ; le temps ne semblait pas avoir prise sur elle.

Mais Bob Morane, au cours de son existence mouvementée, où il avait côtoyé toutes sortes d’êtres, avait acquis une grande connaissance des hommes. Il savait qu’une seule chose ne trompe jamais dans un individu : le regard. « Les yeux sont le miroir de l’âme », dit un proverbe. Pour Morane, c’était là une pure vérité, hors de tout lieu commun. Le visage, le corps de quelqu’un peut demeurer jeune ; l’œil, lui, ne manque pas de vieillir. C’est dans le regard que restent marquées toute l’expérience, toutes les joies, toutes les tristesses qui, au cours des années, modèlent la personnalité humaine. Un homme peut avoir un physique insignifiant, ingrat même ; l’expression de son regard dévoilera immanquablement la brute qui dort en lui, ou le conquérant.

C’étaient donc les yeux de Mme Lou – des yeux noirs, profonds, d’une dureté extrême – qui la révélèrent à Morane. Il sut tout de suite qu’il s’agissait là d’un être de fer, à la volonté inébranlable. Une seule faiblesse cependant dans ses yeux : la tendresse qui y passait lorsqu’ils se posaient – et à ce seul instant seulement – sur Anna.

Quand, après avoir effectué sans encombre la traversée de Kowloon à Hong-Kong, la jeune fille et ses deux amis eurent relaté leurs aventures de la nuit à Mme Lou, celle-ci ne fit pas preuve d’un enthousiasme excessif.

— Vous vous êtes engagés bien à la légère dans une aventure sans issue, se contenta-t-elle de déclarer d’une voix froide. Vous d’un côté, messieurs, vous de l’autre, Anna, vous avez réveillé les dragons de la vieille Chine, qui dormaient sous les pierres…

Mme Lou s’était interrompue, pour reprendre au bout de quelques instants, s’adressant cette fois directement à sa nièce :

— Hier, Anna, après que vous eûtes reçu ce coup de téléphone de Chang, le domestique de Sir Laeking, et que vous m’ayez fait part de sa nature, je vous ai recommandé de vous abstenir de toute démarche que vous pourriez regretter. Pour avoir passé outre à mes conseils de prudence, vous avez failli mourir et, sans ces messieurs (Mme Lou se tourna cette fois vers Bob Morane et Bill Ballantine), il est probable que vous ne seriez pas ici à l’heure présente…

— N’exagérons rien, intervint Bob. En sauvant la vie d’Anna, nous avons pensé à nous également. Nos sorts étaient liés. Et puis, Anna a fait le coup de feu avec nous. On peut donc dire qu’elle s’est sauvée elle-même…

— Eh oui ! s’exclama à son tour Bill Ballantine d’une voix tonnante, on peut dire que vous avez là une nièce bien courageuse, Mme Lou. Un vrai petit soldat… Il est même possible que, sans elle, nous ne nous en serions pas tirés…

Le compliment était évidemment un peu gros. Cependant, Mme Lou sut apprécier la modestie des deux amis, car elle leur adressa un petit signe de tête pouvant passer pour approbatif. Cependant, ses beaux yeux noirs gardaient toute leur dureté.

Pendant que son ami parlait, Morane avait tiré l’étui d’argent de sa poche. Il le fit sauter au creux de sa main, pour demander, toujours à l’adresse de Mme Lou :

— Que faut-il faire de ceci ?

— Jetez cela à la mer, fut la réponse. Rien de bon ne peut en sortir…

— Et vous, Anna, qu’en pensez-vous ? demanda encore Bob.

La jeune fille sourit et hocha sa jolie tête de chat sauvage.

— Je ne suis pas tout à fait de l’avis de ma tante. Elle est riche et fait bon marché d’un trésor qui, tout compte fait, me revient puisqu’il a été caché par mon ancêtre…

Ce fut avec une véhémence presque fanatique que Mme Lou interrompit sa filleule.

— Ce trésor n’appartenait pas à Lin Pei Min, ne l’oubliez pas, Anna, fit-elle remarquer. La Triade le lui avait confié, et il l’avait dérobé à son profit…

— Sans doute est-ce pour cela que les Hong tentent à présent de le récupérer glissa Ballantine.

Un sourire énigmatique détendit un peu le beau visage, d’habitude figé, de Mme Lou, qui déclara, sur un ton de sentence :

— Ce n’est pas tellement le masque qui compte, monsieur Ballantine, mais ce qui se cache derrière…

Phrase énigmatique, dont Bob eut envie de demander l’explication ; pourtant, il comprit qu’il ne l’obtiendrait pas, et il s’abstint. Il ne put cependant s’empêcher de songer que cette merveilleuse Mme Lou avait vraiment tout du Sphinx, dont elle possédait la beauté, le charme envoûtant, et aussi le verbe ambigu.

— Tout cela ne nous dit pas, fit-il, s’il faut prendre connaissance du contenu de cet étui d’argent ou, au contraire, le glisser sous les pieds d’une table boiteuse et l’oublier…

— J’ai formulé mon avis à ce sujet, répondit Anna, à qui s’adressait plus particulièrement la question de Morane. À vous de décider en dernier ressort, Bob. Après tout, Bill et vous avez découvert l’œil d’émeraude. Ce secret est donc aussi un peu le vôtre…

Bob hésita. Depuis la découverte de l’œil d’émeraude, puis de celle de cet étui d’argent, trop d’événements tragiques étaient survenus pour qu’il ne fût pas tenté de suivre les conseils de sagesse de Mme Lou. Mais, d’autre part, l’entêtement qu’avaient montré les Hong à récupérer à tout prix l’étui d’argent l’intriguait. Le secret qu’il renfermait devait être de poids.

Préférant ne pas être seul à prendre une décision. Bob demanda à Ballantine :

— Qu’en penses-tu, Bill ?… Faut-il ouvrir cet étui, ou faut-il ne pas l’ouvrir ?

Le géant souleva ses énormes épaules, pour les laisser presque aussitôt retomber avec indifférence.

— Que risquons-nous, après tout ? Cet étui d’argent ne doit assurément pas être comme certains vases dont il est parlé dans les Mille et une Nuits. Il ne doit pas retenir captif un génie particulièrement horrible et malfaisant… Ouvrons toujours ; nous verrons ensuite…

De Ballantine, Morane porta ses regards vers Mme Lou. Elle ne bronchait pas et, seules, ses lèvres bougèrent quand elle laissa tomber ces paroles :

— Faites ce que vous voulez. Par la suite, quoi qu’il arrive, vous ne devrez vous en prendre qu’à vous-même…

Cette fois, Bob n’hésita plus. Tirant de sa poche un canif à la lame effilée, il l’ouvrit, pour se mettre à découper lentement, avec une précision de chirurgien, la mince feuille d’argent constituant l’enveloppe de l’étui.

 

*  *  *

 

Le contenu de l’étui d’argent se trouvait à présent éparpillé sur la table, qu’entouraient Anna, Mme Lou, Bob Morane et Bill Ballantine. Il s’agissait d’un parchemin couvert de caractères chinois tracés à l’encre de Chine, d’une clef plate, en bronze verdi, dont le panneton, d’un travail extrêmement compliqué, figurait une tête de dragon, et d’un second parchemin, dont le recto portait une carte, assez précise et tracée avec minutie, des parages marins de Hong-Kong, et le verso le dessin d’un bâtiment qui, au premier regard, paraissait être un temple.

Anna avait pris le premier parchemin, pour déchiffrer, à voix haute. Le texte chinois disait :

Pour qui veut contempler le trésor des Frères de la “Cité des Saules”, il faudra se rendre dans l’île du Tigre, et entrer dans le temple de la Grande Harmonie. Là, par quatre fois, le dragon pénétrant dans le dragon permettra d’atteindre la troisième chambre souterraine où, une fois encore, le dragon pénétrant dans le dragon permettra d’accéder au trésor.

— La Cité des Saules, la Grande Harmonie, fit Morane. Autant de symboles se rapportant à la Triade. Il n’y a aucun doute à ce sujet… Reste à savoir où se trouve cette île du Tigre et, par conséquent, le temple de la Grande Harmonie…

— L’île du Tigre fait partie du group des Ladrones, dont voici une carte assez exacte, dit Anna en désignant le second parchemin contenu dans l’étui d’argent. L’île y est d’ailleurs entourée d’un cercle rouge. Avec un bon bateau, une carte marine, nous pourrons l’atteindre en quelques heures…

— Et si nous n’y trouvons pas ce temple de la Grande Harmonie ? s’enquit Bill Ballantine.

— C’est qu’il s’agit d’une autre île du Tigre, dit la jeune fille. Mais cela m’étonnerait. Ce sont bien les îles Ladrones qui figurent sur le parchemin… Quant à être sûrs si le temple que nous y découvrirons est le bon, ce ne sera pas difficile. Le dessin tracé au verso de la carte est assez détaillé pour qu’aucun doute ne soit possible…

— Reste à savoir quel est ce dragon qui, pénétrant par quatre fois dans un autre dragon, puis une cinquième fois, nous permettra d’accéder au trésor, intervint encore Bill.

D’un air rêveur, Bob Morane considérait la clef de bronze posée sur la table. Ensuite, il la prit et la fit sauter au creux de sa paume, en disant :

— Le panneton de cette clef est lui-même en forme de tête de dragon… Cela ne doit pas être une coïncidence… Pour le reste, le mieux serait d’aller nous rendre compte sur place. Dès demain, nous prendrons la mer et irons jeter un coup d’œil à cette île du Tigre… si nous persistons dans notre décision de tenter l’aventure bien entendu…

Lui-même, en dépit de la curiosité dévorante qui l’animait, ne voyait pas la nécessité d’entreprendre cette expédition. Au fond, il se moquait du trésor de Lin Pei Min, et il connaissait assez Bill pour savoir qu’il n’aurait aucune peine à lui communiquer ce désintéressement tout relatif.

Pourtant, il y avait Anna. Bob devinait l’importance qu’elle attachait à la récupération de l’héritage mystérieux de son ancêtre, non que ce fût plus particulièrement le trésor qui l’attirait, mais surtout le seul désir de donner le poids de la vérité à une légende ayant bercé toute sa jeunesse. Bob Morane était sensible à la beauté, et celle d’Anna était grande. Pourtant, ce n’était pas cette beauté qui l’engageait à aider la jeune fille dans son entreprise, mais la confiance, que, depuis le début, elle avait mise en Bill et en lui, alors que tout aurait dû la pousser à les considérer comme des concurrents, ou même comme des ennemis. Une telle confiance ne pouvait être déçue.

Aux dernières paroles de son ami, Bill avait fait la grimace.

— Cette promenade en mer ne me dit rien, commandant. Si nous rencontrions encore Tao Su et ses pirates ?…

— Ils doivent se tenir tranquilles depuis leur défaite de l’autre nuit, fit remarquer Bob. Et puis, cette fois, j’embarquerai un poste émetteur, de façon à pouvoir lancer un S. O. S. en cas de coup dur…

Cette assurance devait avoir raison des dernières hésitations du géant, qui lança avec bonne humeur :

— Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, rien ne s’oppose plus à ce que nous allions jeter un coup d’œil à cette île du Tigre, pour voir à quoi ressemble le trésor de Lin Pei Min !… À force d’en avoir entendu parler, j’ai fini par y croire…

Seule, Mme Lou ne continuait pas à partager l’enthousiasme général. Elle fit remarquer d’une voix dure, un peu agressive :

— Vous allez commettre une nouvelle folie… Déjà, au cours de la nuit précédente, vous avez failli tous trois perdre la vie pour avoir voulu approfondir le secret de l’œil d’émeraude. Ce n’est pas parce que vous avez échappé au danger qu’il est définitivement écarté…

Avec vivacité, Anna s’était tournée vers sa parente. Dressée telle une jeune tigresse prête au combat, elle jeta :

— Ma décision est prise, ma tante… Toute ma vie, mon esprit a été nourri par cette légende de l’œil d’émeraude, et je suis décidée à présent à aller jusqu’au bout, pour savoir si ce prodigieux héritage existe…

Mme Lou devait porter un tel amour à sa filleule, qu’à la voir soudain ainsi hostile elle se radoucit elle-même. Et ce fut d’une voix calme, presque doucereuse, qu’elle déclara :

— Faites donc comme vous l’avez décidé, ma petite fille, et que le Ciel fasse en sorte que, bientôt, ces messieurs et vous ne regrettiez de ne pas avoir jeté à la mer cet œil d’émeraude, et tout ce qui s’y rattache, pour l’oublier à jamais !…