Chapitre III
L’ascension devait se révéler plus laborieuse que Bob Morane ne se l’était imaginé tout d’abord. Par chance, il était excellent grimpeur, rompu à tous les exercices du corps, et il parvint sans trop de mal au sommet de l’île. Celle-ci n’était en réalité qu’un plateau rocheux, d’un kilomètre de diamètre environ et cerné de partout par des falaises à pic plongeant dans la mer. Son sol n’était recouvert que par une végétation rabougrie, rongée par la salure et, seuls, des oiseaux pêcheurs l’habitaient.
Rapidement, Morane se dirigea vers la côte. Quand il n’en fut plus qu’à quelques mètres, il se jeta à plat ventre et continua en rampant.
Bientôt, il atteignit l’arête de la falaise et jeta un regard vers la mer, en contrebas.
La première chose qu’il aperçut fut la jonque, ancrée à proximité de l’entrée de la faille, tel un gros carnassier couleur de nuit guettant au débouché d’un terrier.
Son observation faite, Bob Morane rentra aussitôt la tête, afin de ne pas risquer d’être aperçu du bâtiment.
— Plus patient qu’on ne le pensait, le Tao Su, murmura-t-il. Quant à nous, nous voilà dans un sérieux pétrin. Si les pirates ne se fatiguent pas les premiers, nous serons vite à court de vivres et d’eau, Bill et moi, et alors…
Il frappa le sol du poing, dans un grand mouvement de contrariété.
— Ah ! si seulement notre bateau avait un poste émetteur à bord ! soliloqua-t-il encore. Nous pourrions nous mettre en communication avec Hong-Kong et appeler la police maritime, ou la Navy…
Se redressant, il fit en sens inverse le chemin parcouru quelques minutes plus tôt, tout en songeant : « Tout ce qui me reste à faire pour le moment, c’est rejoindre Bill, pour aviser en sa compagnie… »
La descente le long de l’éboulis fut encore plus pénible que la montée, mais Bob en vint finalement à bout, non sans avoir risqué, à plusieurs reprises, une chute qui eût pu être mortelle. Quand il eut fait part de sa constatation à Ballantine, le géant laissa échapper un rugissement de colère.
— Bien notre chance !… Nous voilà bouclés ici !… Ah ! si seulement je tenais ce Tao Su, je lui montrerais…
— Oui, dit Bob froidement, mais tu ne tiens pas Tao Su. Au contraire, c’est plutôt lui qui nous tient… Ce ne sont pas de vaines menaces qui nous tireront d’affaire…
Bill baissa la tête, calmé semblait-il par la justesse de cette remarque. Mais il avait l’instinct combatif, et il reprit aussitôt, sur le même ton que précédemment :
— Et si nous foncions, commandant ?… On sort de la faille à plein tube en tiraillant aussi vite que nous le pouvons. Les pirates sont surpris, ils se planquent derrière le bordage de la jonque et nous passons…
— Ensuite, enchaîna Morane toujours aussi froidement, ils se reprennent, nous poursuivent et nous rejoignent sans coup férir, leur bateau étant beaucoup plus rapide que le nôtre. Le mieux qui pourrait nous arriver alors serait d’être capturés, ce qui ne serait pas malgré tout un sort bien enviable.
Par une série de hochements de tête, l’Écossais reconnut s’être une fois encore laissé emporter par son impétuosité.
— Que proposez-vous, alors ? interrogea-t-il.
— Tu voulais employer la force, répondit Morane. Je préconise la ruse… Nous allons attendre patiemment la nuit. Elle sera assez noire, car la lune en est seulement à son premier quartier… Une fois l’obscurité complète, nous mènerons le cotre à la pagaie jusqu’à la mer et nous nous éloignerons le plus possible de l’île. Quand nous serons arrivés à bonne distance, nous mettrons le moteur en marche et nous nous dirigerons vers la côte… en admettant que les pirates ne nous aient pas repérés, bien sûr, mais c’est une chance à courir…
Levant la tête, Ballantine étudia la position du soleil, puis il fit la grimace.
— Attendre la nuit ? fit-il. Il se passera encore pas mal d’heures avant que le soir tombe… Nous allons trouver le temps long…
Morane eut un geste d’insouciance.
— Nous avons à boire et à manger, le reste sera une affaire de patience…
À l’ombre d’un rocher, d’où ils pouvaient surveiller le cotre et l’étroit couloir d’eau de la faille, ils se restaurèrent frugalement de pain, de viande, de fromage et de fruits, le tout arrosé de bière fraîche. Puis, comme le soleil commençait à décliner vers l’ouest, ils discutèrent de leur situation qui, ils devaient le reconnaître, n’était guère brillante.
Tout en parlant, Bill avait tiré l’œil d’émeraude de sa poche et, le roulant entre le pouce et l’index, il l’observait dans la lumière. Sur la face antérieure, deux petits cercles concentriques étaient gravés dans la matière précieuse, pour figurer la cornée et la pupille.
Soudain, Ballantine sursauta.
— Ah ça ! fit-il, est-ce que je me trompe ?
— Que se passe-t-il, mon vieux ? s’inquiéta Morane. Cet œil d’émeraude t’aurait-il lancé un mauvais regard ?
Le géant secoua la tête, pour répondre, le plus sérieusement du monde :
— Ce n’est pas ça… Regardez, là… On dirait qu’il y a de minuscules caractères gravés…
Bill montrait la partie postérieure de la bille, celle qui devait se trouver à l’intérieur de l’orbite.
— Tu te trompes sans doute, dit Morane. Il doit s’agir d’éraflures…
— Elles seraient bien régulières alors. On dirait même des caractères chinois…
Prenant l’œil d’émeraude des mains de son ami, Bob l’orienta de façon que la lumière, devenue frisante, accentuât les détails par le seul jeu des ombres. Au bout d’un moment de patiente observation, il dut reconnaître :
— Tu as raison… On dirait bien des caractères gravés… Pour en être sûrs, il nous faudrait une loupe mais, comme nous n’en avons pas à notre disposition, nous devrons attendre d’avoir regagné Hong-Kong… si nous y retournons jamais, bien entendu…
Morane tendit l’œil d’émeraude à son ami, tout en continuant :
— Mets cet objet de côté, avec soin… Il commence à m’intéresser…
Le temps s’écoula sans qu’ils échangeassent désormais autre chose que de rares paroles, occupés qu’ils étaient à surveiller à la fois le couloir d’eau de la faille et la course du soleil dans le ciel.
Ce soleil déclinait à présent rapidement, tandis qu’au fur et à mesure les ombres s’allongeaient, s’allongeaient, pour s’étendre bientôt à toutes choses. La boule de feu elle-même avait disparu derrière l’île et, très vite, le ciel s’embrasa de rouge, toujours plus sombre. Finalement, il se plomba et la nuit tomba, par touches rapides.
Quand l’obscurité fut totale, Morane se releva de derrière le roc à l’abri duquel son compagnon et lui se trouvaient assis.
— Regagnons le cotre, fit-il à mi-voix. Là, nous attendrons pendant une nouvelle heure, puis nous nous mettrons en route…
Il fut fait ainsi et, une heure plus tard, Morane dit encore :
— C’est le moment !… Allons-y…
L’amarre fut larguée et les deux amis, s’emparant chacun d’une pagaie, allèrent s’asseoir sur le bordage, à gauche et à droite du bateau, les jambes pendant en dehors.
Plongeant les pales de leurs pagaies dans l’eau, ils se mirent à souquer lentement, en cadence, tandis que Bob comptait, à voix basse :
— Un… Deux…
Doucement, le cotre glissa entre les murailles, que l’on parvenait tout juste à distinguer dans l’obscurité. Parfois, à l’aide des pieds, l’un des deux amis devait écarter le bateau du roc, puis ils repartaient avec la même lenteur, le même entêtement de bêtes nocturnes.
Ils contournèrent l’angle de la faille, souquèrent encore durant quelques minutes, puis Bill murmura :
— Nous allons atteindre la pleine eau, commandant… Plus un bruit…
Morane cessa de compter. Devant eux, une haute bande de nuit, verticale, se dressait, trouée seulement par la déchirure cornue de la lune en son premier quartier.
* * *
Ombre à peine distinguable parmi les ténèbres, le cotre avait maintenant franchi l’entrée de la faille, pour s’engager sur la surface, calme comme celle d’un lac, de la pleine mer. C’était tout juste si les pagaies, maniées par les bras vigoureux de Bob Morane et de Bill Ballantine, provoquaient de légers clapotis et si l’on percevait à peine le friselis ténu de l’étrave fendant doucement l’eau.
Tout en pagayant sans trop de précipitation, les deux amis scrutaient du regard l’épaisseur de la nuit, s’attendant à tout moment à distinguer la silhouette sinistre de la jonque.
Déjà, ils pensaient tout danger écarté quand, soudain, une détonation sèche claqua. Un point de feu s’éleva dans le ciel, pour y éclater très haut en une lumière blafarde, qui demeura comme suspendue, illuminant tous les alentours.
— Une fusée éclairante ! s’exclama Bill.
Une autre exclamation, poussée par Morane, suivit aussitôt.
— La jonque !… Là !…
Le sinistre vaisseau leur apparaissait nettement, dans la lumière crue de la fusée, se découpant en une noire silhouette d’oiseau de proie, les ailes étant figurées par les voiles de fibres de bambous tressées.
— Nous sommes tombés dans un piège ! cria Ballantine. Regagnons la faille…
Mais un bruit leur parvenait – celui d’un moteur –, se rapprochant rapidement. Ils tournèrent la tête dans la direction d’où venait ce bruit. Cependant, il était trop tard pour éviter l’inévitable. À l’arrière du voilier, une embarcation avait surgi, ayant à bord une demi-douzaine d’hommes. La lumière de la fusée permit à Bob et à son compagnon de se rendre compte qu’il s’agissait de Chinois armés de poignards et de coupe-coupe, et sur les visages desquels la cruauté et la haine seules se lisaient.
Instinctivement, Morane eut un geste vers le moteur auxiliaire afin de mettre ce dernier en marche et éloigner le yacht de l’embarcation assaillante. Mais il n’était plus temps déjà pour éviter l’attaque. Trois pirates, bondissant comme des tigres, passaient d’un bord à l’autre. D’un coup de pagaie porté de haut en bas, Ballantine en assomma un et le fit passer par-dessus bord. Se servant, lui, de sa pagaie à la façon d’un sabre, Morane frappa latéralement un des agresseurs qui, touché au flanc, bascula également à la mer. Le troisième assaillant cependant levait un coupe-coupe à large lame au-dessus de la tête de Morane, qui eut juste le temps de relever sa pagaie pour l’opposer au fer. La pagaie fut tranchée net, mais le coup fut néanmoins détourné et le pirate, emporté par son élan, trébucha. Du tronçon de bois lui restant à la main, Bob frappa le misérable à la nuque puis, le saisissant de sa main libre par le fond du pantalon, il le lança à l’eau.
Sans perdre de temps à savourer ce triple triomphe, Morane hurla, à l’adresse de Bill :
— Au moteur !… Vite !… Je les tiens en respect !…
L’Écossais plongea aussitôt dans la cale, tandis que Morane, tirant son automatique de sa ceinture, ouvrait le feu sur l’embarcation ennemie, dont les trois occupants restants s’apprêtaient à sauter à leur tour à bord du cotre. Touché en pleine poitrine, un des pirates bascula à la mer et les autres, prudemment, se réfugièrent à l’abri du bordage.
De son côté, Ballantine avait mis le moteur en marche et, aux premiers ronronnements, Bob s’empara de la barre et, faisant virer le yacht de bord, il le dirigea vers la faille, avec l’intention d’y trouver à nouveau refuge.
C’est alors qu’il se rendit compte que, durant le bref combat qui les avait opposés, Bill et lui, aux pirates de la petite embarcation, la jonque avait manœuvré elle aussi en direction de la faille, dont elle leur interdisait à présent l’accès.
Au moment où Bob venait de faire cette désagréable constatation, la fusée éclairante s’éteignit, et les ténèbres se refirent, quasi totales.
— Profitons-en pour nous éloigner, jeta Morane en changeant de cap et en poussant le moteur à fond.
Ce répit fut de courte durée cependant, car une nouvelle fusée monta dans le ciel, illuminant tout, presque comme en plein jour.
Là-bas, la jonque s’était, elle aussi, mise en route, fonçant de toute la puissance de son diesel en direction des fuyards.
Bob Morane poussa une exclamation de désappointement :
— Nous voilà revenus au même point que tout à l’heure !… Pour de la veine !…
En effet, ils en étaient revenus au même point que tout à l’heure, mais avec cette différence qu’à présent il leur était impossible de se mettre à l’abri dans la faille, dont la route leur était barrée par une seconde embarcation, bourrée de pirates, qui avait été mise à la mer. Restait une seule solution : ruser. Le cotre certes, était moins rapide que la jonque, mais plus maniable aussi. Ce qu’il fallait avant tout, c’était gagner du temps, et Bob comptait bien s’y employer de son mieux.
Alors, entre les deux vaisseaux, commença une partie de cache-cache fertile en péripéties, Morane laissant approcher la jonque au plus près, puis changeant brusquement de cap, et cela à de nombreuses reprises. Parfois, la fusée éclairante s’éteignait, circonstance que Bob mettait aussitôt à profit pour s’éloigner un peu. Mais une autre fusée était aussitôt lancée et, à nouveau, la jonque se rapprochait.
Ce petit jeu pouvait s’éterniser longtemps, car les pirates, contrairement à ce qu’ils avaient fait lors de la première rencontre, ne semblaient pas décidés à présent à ouvrir le feu. On aurait dit qu’ils étaient assurés du résultat de ce petit jeu du chat et de la souris et que, tôt ou tard, ils auraient raison de leur gibier.
Les prévisions des forbans devaient se réaliser car, soudain, le moteur du yacht hoqueta, toussa, renâcla, puis s’arrêta tout à fait, tandis que la vitesse se ralentissait.
Déjà, Bill avait plongé dans la cale d’où, quelques secondes plus tard, il hurlait :
— C’est l’essence !… Le réservoir est à sec !…
En toute autre circonstance, cela n’aurait eu certes rien de tragique, car le cotre possédait plusieurs jerrycans de carburant en réserve. Mais chaque seconde comptait à présent, car la jonque se rapprochait dangereusement.
— Fais le plein, vite ! cria Morane à l’adresse de son ami.
Sous lui, il entendit Bill qui s’affairait. Pourtant, il était trop tard déjà : la jonque n’était plus qu’à deux cents mètres peut-être, et elle grossissait à vue d’œil.
Un désespoir, mêlé de colère, s’empara de Morane. Dans quelques instants, le vaisseau pirate serait sur eux. Lâchant la barre, il saisit la carabine posée à ses côtés, prêt à en faire usage quand l’ennemi serait parvenu à bonne distance.
— Plus vite, Bill ! lança-t-il. Plus vite !…
La voix de son ami lui parvint.
— Il y a de l’essence dans le réservoir, commandant. Vous pouvez mettre en marche… Je continue à remplir…
À ce moment précis, la fusée qui éclairait le ciel mourut. Bob en profita pour actionner le choke d’amenée de carburant, mais il le referma trop tard, et tout ce qu’il réussit à faire fut de noyer le moteur. L’engin tourna, crachota, puis s’arrêta à nouveau, dans un gargouillis.
Couvert de transpiration, Bob songea :
« Une nouvelle fusée éclairante va être lancée et, si ce maudit moulin ne se décide pas à tourner, nous n’aurons plus aucune chance de nous en tirer… »
Le moteur démarra au moment même où le soleil blafard de la fusée éclatait dans le ciel.