Chapitre IX
Un long silence devait succéder à l’avertissement lancé par Morane, puis deux hommes à la tête emmaillotée de linge sortirent de derrière la voiture et s’avancèrent vers le milieu de la route.
— Jetez vos armes et levez les mains ! commanda Bob.
Soudain, un des Hong ouvrit le feu, et Bob eut juste le temps de se laisser tomber sur les talons pour éviter les balles qui allèrent flageller le rocher au-dessus de sa tête.
À son tour, Morane tira et l’homme qui l’avait visé, atteint en pleine poitrine, se plia en deux, puis roula sur le flanc, et enfin sur le dos, pour ne plus bouger. Son compagnon, voyant la partie perdue, tourna les talons et se mit à fuir. Morane aurait pu aisément l’abattre, mais jamais il n’avait pu se résoudre à tirer dans le dos de quelqu’un, même s’il s’agissait de la pire canaille. Il laissa donc le fuyard se perdre dans les ténèbres, en pensant : « Tant pis !… Qu’il aille se faire pendre ailleurs !… »
Une crainte lui restait, que d’autres masques de linge ne fussent demeurés embusqués derrière le taxi. En braquant sa torche, il eût pu aisément s’en assurer mais, dans ce cas, il eût alors présenté lui-même une cible trop facile. Il préféra donc, progressant toujours de côté le long du talus, continuer son avance vers la voiture, prêt à ouvrir le feu au moindre signe d’hostilité. Il atteignit cependant le taxi sans que rien ne se passe, et il ne trouva personne derrière, ni dans les parages immédiats. Alors, il cria, à l’adresse de Bill et d’Anna :
— Vous pouvez venir à présent… Tout danger est écarté…
L’Écossais et la jeune fille vinrent aussitôt le rejoindre.
— Ils n’étaient que deux, expliqua Bob. J’en ai descendu un ; l’autre a fui…
— Sans doute va-t-il prévenir ses complices, dit Ballantine. Ou il va s’embusquer non loin d’ici pour nous tirer dessus à la première occasion. Mieux vaut filer au plus vite…
Morane approuva.
— Tu as raison, Bill… Cependant, avant, j’aimerais jeter un coup d’œil sur l’homme que j’ai abattu… Il peut nous apprendre certaines choses… Pendant que tu essayeras de remettre le taxi en marche, Anna m’aidera à fouiller le Hong. Peut-être pourra-t-elle m’être utile au cas où je trouverais un quelconque document rédigé en caractères chinois…
Se tournant vers la jeune fille, Bob demanda encore :
— La vue d’un cadavre ne vous sera pas trop désagréable ?
Elle secoua la tête.
— Je ne crois pas. Bob… Hong-Kong est une ville inhumaine et la vie de tous les jours nous a habitués aux pires spectacles…
Ils retrouvèrent le Hong là où Morane l’avait laissé, sur la route. L’homme était mort, et ce que Bob fit tout d’abord, ce fut de dénouer les bandes de linge qui lui entouraient la tête. Tout ce qu’il découvrit fut le visage d’un Chinois qui lui était, comme il s’y attendait, complètement inconnu. Les poches du mort ne lui en révélèrent pas davantage. Elles étaient vides.
— Décidément, fit Bob en se tournant vers Anna, vous ne me serez d’aucune utilité. Ce particulier ne porte pas le moindre papier, ni rien qui puisse nous mettre sur une piste quelconque…
Mais la jeune fille ne semblait pas l’écouter. Elle tournait et retournait entre ses mains un automatique d’assez fort calibre.
— J’ai trouvé ceci à cette place, expliqua-t-elle en désignant un endroit de la chaussée, à deux mètres à peine du corps étendu.
— Il doit s’agir de l’arme avec laquelle le type m’a tiré dessus, dit Morane. Tout ce qu’on pourrait faire, c’est relever les empreintes digitales sur la crosse, et elles ne nous apprendraient rien… Pas plus que l’automatique lui-même d’ailleurs…
Anna hocha la tête.
— Rien n’est moins sûr, dit-elle. Cette arme est de fabrication chinoise. C’est un pistolet semblable à ceux qu’on emploie dans l’armée régulière…
Une exclamation de surprise échappa à Morane. Il prit l’automatique des mains de sa compagne et l’examina longuement, à la lueur de sa torche. C’était bien une arme de fabrication chinoise. Un pistolet militaire. Bien sûr, il pouvait avoir été volé mais, dans ce cas, les numéros d’immatriculation auraient été effacés, ce qui n’était pas le cas.
Après avoir examiné l’automatique sur toutes ses faces, Bob Morane le glissa dans sa poche, puis il demeura un long moment silencieux, se passant et se repassant la main dans les cheveux, ce qui témoignait chez lui d’une intense perplexité.
— Cela peut ne rien vouloir dire, bien sûr. Mais, au contraire, cela peut aussi nous ouvrir des perspectives nouvelles sur cette affaire. Décidément, ce cylindre d’argent attise bien des convoitises…
Il demeura encore un instant silencieux, puis reprit, s’adressant cette fois directement à Anna Pei Min :
— Qui, pensez-vous, à part vous, Bill, le professeur Laeking, le domestique qui vous a prévenue et moi-même, pourrait être au courant de la découverte de l’œil d’émeraude et du message qui s’y trouve gravé…
Durant un moment, l’interpellée parut réfléchir, avant de répondre :
— Personne, à ma connaissance, sauf bien entendu Mme Lou…
— Qui est cette Mme Lou ?
Ma tante… Elle a épousé le frère de mon père, qui habitait Hong-Kong, et qui est mort à présent. C’est elle qui m’a recueillie quand j’ai fui la Chine…
— Croyez-vous pouvoir lui faire confiance, Anna ?
— Je le pense… Elle gère avec beaucoup de désintéressement ce que nous avons réussi à sauver de notre fortune et, si elle n’est pas tout à fait une mère pour moi, elle se conduit néanmoins en parente attentionnée…
Bob n’insista pas. Il n’avait pas l’habitude de juger les gens sans les connaître. Aussi se contenta-t-il de déclarer :
— Allons rejoindre Bill, pour savoir si le taxi est en état de rouler. J’ai hâte de regagner Hong-Kong et de voir ce que cet étui d’argent a dans le ventre…
Au fond de lui-même, il se sentait également impatient de connaître cette Mme Lou, dont il savait tout juste assez pour que son intérêt fut éveillé.
* * *
Le taxi était encore en état de rouler. Tout ce qu’il y avait à faire c’était redresser une tôle qui, à l’avant, bloquait une des roues. Unissant leurs forces et usant de la poignée du cric en guise de levier. Bob Morane et Bill Ballantine réussirent assez aisément à effectuer ce petit travail.
— À présent, dit Bob, filons avant que d’autres masques de linge ne rappliquent…
Les deux hommes et la jeune fille s’entassèrent dans le taxi et Bob, qui s’était installé au volant, fila en direction du quartier du port. Ils l’atteignirent sans encombre et abandonnèrent leur véhicule dans une rue voisine du débarcadère. Là, cependant, ils devaient avoir une désagréable surprise : un homme était assis, les jambes pendant au-dessus de l’eau, et semblait dormir. En apparence seulement. Quand Bob le héla, il releva aussitôt la tête, comme s’il se sentait pressé de le faire, pour tourner vers les nouveaux venus un visage de demi-Chinois dont, seule, la partie inférieure était visible. Le reste demeurait caché dans l’ombre d’une mauvaise casquette de marine. Il était d’ailleurs certain que cette casquette ne signifiait rien et que l’homme, en son lieu et place, aurait aussi bien porté un bonnet à poils de grenadier s’il lui en était tombé un sous la main…
— Pouvez-vous nous dire l’heure du prochain ferry ? avait demandé Morane.
Le sang-mêlé avait, dans un ricanement grinçant, découvert des dents jaunies par un usage abusif des résidus d’opium.
— Prochain ferry ? dit-il en rigolant. D’habitude, Européens pas si patients…
Le ton de l’individu déplut à Ballantine. Le géant s’approcha et, saisissant l’homme par son vêtement, il l’obligea, d’un seul effort du bras, à se relever.
— Tu as raison, l’ami, les Européens ne sont pas patients, en général. Si tu continues, tu vas t’en apercevoir à tes dépens…
Mais Morane intervint.
— Laisse, Bill…
Il s’adressa à nouveau au métis.
— Que voulez-vous dire exactement ?
— Tout simplement, plus ferry à cette heure-ci, fut la réponse. Attendre demain…
— C’est exact, intervint Anna Pei Min. Les ferry-boats ne circulent pas durant la plus grande partie de la nuit. J’aurais dû y songer…
Bob Morane ne put réprimer un geste de mécontentement. Non seulement il lui était désagréable d’envisager la nécessité de devoir passer la nuit à Kowloon, mais les risques que cette perspective entraînait lui semblaient trop grands. Tôt ou tard, les Hong retrouveraient leurs traces. Ils semblaient trop tenir à l’étui d’argent pour espérer qu’ils abandonneraient après leurs précédents échecs. Peut-être plusieurs d’entre eux, démasqués cette fois, s’étaient-ils déjà glissés parmi la rare faune humaine hantant, à ces heures nocturnes, les abords de l’embarcadère.
— Si seulement nous pouvions trouver une embarcation pour traverser le détroit ! fit Morane. Un sampan ou un quelconque canot à moteur ferait l’affaire…
Ces paroles, prononcées à voix relativement basse, n’avaient cependant pas échappé au métis.
— Canot à moteur ? fit-il. Moi en connaître un… Pao le pêcheur conduire vous à Hong-Kong… si vous payer…
Bob n’eut même pas à consulter ses compagnons. Il savait qu’eux aussi n’avaient qu’une hâte : quitter Kowloon le plus rapidement possible…
— Si ce Pao nous fait traverser le détroit au plus vite, il ne le regrettera pas, déclara-t-il.
Le métis se mit à rire de toutes ses dents jaunes, frotta l’un contre l’autre le pouce et l’index de sa main droite, geste ostentatoire qui possède la même signification dans tous les pays du monde.
— Honorable serviteur aimerait ne pas regretter non plus…
L’homme n’était pas sympathique à Morane, mais ce n’était pas le moment de couper les cheveux en quatre. Il était normal d’ailleurs que le métis demandât à être rétribué. La plupart des Chinois de la colonie, forcés par la misère, vivaient ainsi d’expédients.
— Tu auras un bon pourboire, promit Morane au métis, mais conduis-nous vite à ce Pao…
— Vous me suivre…
Leur guide se mit à longer le wharf auquel venaient s’amarrer le ferry et les autres bâtiments faisant la navette entre Hong-Kong et le continent. Ensuite, il s’engagea sur un étroit chemin longeant la mer et auquel s’emboîtaient, comme des « i » sur une ligne de cahier d’écolier, de mauvaises petites estacades de planches servant à amarrer des sampans de pêcheurs.
Au fur et à mesure qu’on avançait, l’endroit devenait désert. Déjà, les lumières du port aux ferry-boats clignotaient comme des étoiles agonisantes, quelques centaines de mètres en arrière, quand le métis s’arrêta.
— Nous arrivés, dit-il simplement.
De son bras tendu, il désignait un embarcadère, vers lequel Bob dirigea le rayon de sa torche. Une seule embarcation y était amarrée, balancée doucement par la houle légère.
— Ça bateau à Pao, fit encore le métis. Lui bon bateau… Vous venir voir…
Bob, Ballantine et Anna suivirent leur guide sur l’embarcadère qui semblait en avoir assez de vivre et se déglinguait de partout, planche après planche. On eût dit une fleur fanée qui s’effeuillait.
Ils étaient parvenus, de planche pourrie en planche pourrie, au bout de ce fantôme de wharf. Le bateau qui s’y trouvait amarré semblait, lui, en parfait état. Il ne s’agissait pas d’un sampan, mais d’une solide barcasse à l’européenne, avec un moteur Johnson qui paraissait bien entretenu.
— J’ai l’impression, fit Bill, que ce sabot nous conduirait jusqu’à Canton… Gagner Hong-Kong sera une simple petite balade…
— Je le crois aussi, dit Morane. À moins que…
Une inquiétude soudaine lui était venue. Il se tourna vers leur guide et interrogea, la voix soudain durcie.
— Et où est ce Pao ?
Morane avait eu raison de se méfier. Un automatique apparut soudain au poing du métis, qui lança en ricanant :
— Pao pas exister… Vous pris au piège… Ah ! Ah ! Ah !
Bob eut des réflexes d’une rapidité extrême, comme s’il s’attendait à ce qui allait se produire. En un mouvement que l’œil aurait eu de la peine à suivre, son bras gauche, que prolongeait la lampe, s’abaissa de haut en bas, et la lourde torche frappa le poignet tenant l’automatique. Le métis poussa un cri de douleur et lâcha son arme. Voyant la partie perdue, l’homme voulut tourner les talons et fuir. Il n’en eut pas le temps. Toujours de son bras gauche. Bob lui entoura le cou et le tira en arrière, pour l’immobiliser. Le métis voulut se débattre, mais l’étreinte était irrésistible et il dut rapidement s’avouer vaincu.
Un avertissement, lancé par Anna, éclata :
— Là-bas !… Les Hong !…
Une demi-douzaine de silhouettes humaines venaient d’apparaître à l’entrée de l’estacade. À peine si on les distinguait dans la pénombre, mais les masques de linge, eux, se détachaient nettement, telles des faces de fantômes, sans traits.
— Au bateau !… Vite !… hurla Morane.
Bill comprit aussitôt. Entraînant Anna, il sauta dans l’embarcation de Pao… qui n’avait jamais existé ailleurs que dans l’imagination de leur guide félon. Les coups de feu éclatèrent, mais l’Écossais et la jeune fille se trouvaient déjà à l’abri derrière l’estacade. Seul, Morane demeurait encore à découvert. Il sentit que le métis, dont il s’était fait involontairement un rempart contre les balles, mollissait sous son étreinte. L’homme avait été atteint par plusieurs projectiles et Bob ne soutenait plus désormais qu’un corps sans vie. Il cria de nouveau, à l’adresse de Ballantine :
— Le moteur, Bill !… Fais tourner !…
Glissant le canon de son revolver contre le flanc du métis, Morane ouvrit le feu dans la direction des Hong qui, se voyant exposés aux balles, refluèrent, pour disparaître dans les ténèbres.
Bill Ballantine n’avait pas, de son côté, attendu la recommandation de son ami pour s’occuper du moteur. Celui-ci pétarada soudain et se mit à tourner bien rond.
Continuant à se faire un rempart du corps inerte du métis, Bob recula vers l’extrémité de l’estacade. L’arme toujours braquée, il continuait à surveiller l’endroit où avaient disparu les masques de linge. Les Hong ne s’étaient pas éloignés, Bob le devinait ; mais ils le savaient momentanément invulnérable derrière son pare-balles humain, et ils ne tenaient pas de leur côté à lui servir de cibles…
Bob se trouvait à présent au-dessus du canot.
— Sautez, commandant, cria Bill, ou on part sans vous…
Après avoir repoussé le corps inerte du métis, qui croula sur le plancher avec un choc sourd, Bob Morane se laissa glisser dans le canot, tandis qu’Anna détachait l’amarre.
— Au large, Bill ! hurla Morane. Pleins gaz !…
Le moteur vrombit et l’embarcation, son étrave soudain soulevée, bondit en avant, traçant une large cicatrice d’argent sur l’eau noire. De la rive, quelques coups de feu claquèrent, puis le silence ne fut plus troublé que par la pétarade régulière du Johnson.
Devant eux, se détachant de la nuit comme une Voie lactée sur les insondables ténèbres de l’espace cosmique, brillaient les lumières de Hong-Kong…