Elle sursauta. Son cœur s’accéléra elle regarda autour d’elle avec des yeux agrandis, mais il faisait toujours aussi noir. Qu’est-ce qui l’avait réveillé ? Elle avait entendu un bruit ou bien était-ce dans son rêve ? Amélie scruta l’obscurité et tendit l’oreille. Rien. Elle l’avait seulement imaginé. Avec un soupir, elle se redressa sur son matelas moisi, attrapa ses chevilles et massa ses pieds froids. Même si elle se répétait qu’on la trouverait, qu’elle survivrait à ce cauchemar, elle avait en secret abandonné tout espoir. Celui qui l’avait enfermée ici avait prévu qu’elle n’en ressortirait jamais. Jusqu’ici, elle avait réussi à combattre les accès de panique qui revenaient régulièrement. Mais, à présent, elle perdait de plus en plus courage et ne faisait plus qu’attendre la mort. Dans ses moments de colère elle avait si souvent crié à sa mère Je préférerais être morte ! et elle ne comprenait que maintenant combien elle avait été écervelée. Elle regrettait amèrement ce qu’elle avait fait subir à sa mère par bravade et par indifférence. Si elle sortait d’ici vivante, elle se conduirait tout à fait, oui, tout à fait autrement. Mieux. Elle ne répliquerait plus méchamment, ne fuguerait plus et ne serait plus ingrate.
Il y aurait une happy end. Il y en avait toujours une. La plupart du temps en tout cas. Elle frissonna en pensant à tous ces articles de journaux et à toutes ces informations à la télé qui n’annonçaient pas une conclusion heureuse. Des filles mortes, enterrées dans un bois, violées, torturées à mort. Merde. Merde. Merde. Elle ne voulait pas mourir seule, pas dans ce trou à rats, pas dans cette obscurité. Elle ne mourrait pas tout de suite de faim mais peut-être de soif. Il n’y avait plus grand-chose à boire, elle rationnait l’eau en gorgées.
Soudain elle sursauta. Il y avait des bruits ! Ce n’était pas son imagination ! Des pas dehors devant la porte ! Ils approchèrent, s’arrêtèrent. Puis une clé tourna en grinçant. Amelie voulut se lever mais son corps était engourdi par le froid et l’humidité qui après des jours et des nuits s’étaient infiltrés dans ses os. Un trait de lumière crue tomba dans la pièce, l’illumina quelques secondes en l’aveuglant. Amelie plissa les yeux mais elle ne put rien voir. Déjà la porte se refermait, la clé tournait en grinçant et les pas s’éloignaient. La déception tomba sur elle, lui coupant le souffle. Pas d’eau fraîche ! Mais elle entendit soudain une respiration. Y avait-il quelqu’un dans la pièce ? Ses poils se dressèrent sur sa nuque et son cœur se mit à battre à se rompre. Qui était-ce ? Un homme ? Un animal ? L’angoisse la prit à la gorge. Elle se pressa contre la paroi humide et rassembla tout son courage.
— Qui est là ? dit-elle à voix basse.
— Amelie !
L’étonnement lui coupa le souffle. Son cœur bondit de joie.
— Thies ? chuchota-t-elle en s’appuyant au mur pour se lever.
Ce n’était pas facile de garder l’équilibre dans l’obscurité, même si elle connaissait chaque millimètre carré de la pièce. Elle fit deux pas, les bras tendus et sursauta quand elle sentit un corps tiède. Elle entendit la respiration courte, toucha le bras de Thies. Au lieu de repousser sa main, il l’attrapa et la serra.
— Oh Thies. Amelie ne put retenir ses larmes. Qu’est-ce que tu fais ici ? Oh Thies, Thies, je suis si heureuse ! Si heureuse !
Elle se pressa contre lui, l’enlaça et laissa couler ses larmes. Ses genoux faiblirent si grand était son soulagement. Enfin, enfin, elle n’était plus seule. Thies se laissa étreindre. Et pas seulement. Elle sentit qu’il l’étreignait lui aussi. Prudemment et maladroitement. Il la serra contre lui et posa sa joue dans ses cheveux. Alors, d’un seul coup, son angoisse disparut.
À nouveau son mobile le réveilla. Cette fois c’était Pia, cette impitoyable lève-tôt, qui lui apprenait à 6 h 20 que, dans la nuit, Thies Terlinden avait disparu de la clinique psychiatrique.
— La médecin-chef m’a appelée, expliqua Pia. Je suis déjà sur place et j’ai parlé avec l’interne et l’infirmière de nuit. Elle l’a vu à 23 h 27 au cours de sa dernière ronde qui dormait dans son lit. Quand elle est repassée à 5 h12, il avait disparu.
— Ils ont une explication ? dit Bodenstein qui avait peine à se sortir du lit.
Après trois heures de sommeil tout au plus, il avait l’impression d’être passé sous un camion. D’abord Lorenz l’avait appelé alors qu’il venait à peine de s’endormir. Puis Rosalie, qu’il avait dû dissuader de prendre son auto et de venir. Avec un soupir contenu, il se mit à la verticale et se leva. Cette fois il atteignit l’interrupteur à la porte sans se cogner à quelque chose.
— Aucune. Ils ont cherché partout, il n’est nulle part. La porte de sa chambre était fermée à clé. À croire qu’il s’est évaporé dans l’air comme tous les autres. C’est à gerber.
On n’avait encore retrouvé ni Lauterbach, ni Nadja von Bredow, ni Tobias Sartorius, malgré les appels à témoins dans les journaux, à la radio et à la télévision.
Bodenstein se traîna dans la salle de bains. La veille il avait eu la prudence d’ouvrir le chauffage et de fermer la fenêtre. Son visage dans le miroir n’offrait pas une vision réjouissante. Tout en écoutant Pia, les pensées tourbillonnaient dans sa tête. Il avait cru un peu légèrement que Thies était en sûreté dans un service psychiatrique fermé, sans se rendre compte des dangers qu’il courait. Il aurait dû le mettre sous protection ! C’était sa deuxième gaffe en vingt-quatre heures. S’il continuait, il serait le prochain à encourir une suspension ! Il finit la conversation, quitta son T-shirt humide de transpiration et son caleçon et passa sous la douche. Le temps s’enfuyait. L’enquête menaçait de lui échapper. Qu’est-ce qui importait le plus ? Par quoi devait-il commencer ? Nadja von Bredow et Gregor Lauterbach semblaient être les figures principales de cette tragédie. Il fallait les trouver.
Claudius Terlinden apprit le suicide de son fils Lars sans émotion apparente. Après quatre jours et trois nuits de garde à vue, sa courtoisie désinvolte s’était changée en silence obstiné. Son avocat avait protesté dès le jeudi mais Ostermann avait persuadé le juge d’un danger de dissimulation de preuves. Ils ne pourraient pourtant pas le retenir plus longtemps s’ils n’apportaient pas une preuve décisive. Le fait que Terlinden n’avait pas d’alibi au moment de la disparition d’Amelie ne suffisait pas.
— Ce garçon aura été un faible toute sa vie, se contenta de dire Terlinden.
Avec son col de chemise ouvert, sa barbe piquante et ses cheveux gras, il avait autant de charisme qu’un épouvantail. Pia essayait en vain de se rappeler ce qui l’avait fascinée en lui.
— Alors que vous, dit-elle sur un ton sarcastique, vous êtes un dur, n’est-ce pas ? Vous êtes si dur que les conséquences de vos mensonges et de vos magouilles vous importent peu. Lars s’est suicidé parce qu’il ne pouvait plus supporter sa mauvaise conscience, vous avez volé dix ans de sa vie à Tobias Sartorius et vous avez tellement terrorisé Thies qu’il a veillé onze ans sur un cadavre.
— Je n’ai jamais terrorisé Thies, dit Terlinden en regardant Pia pour la première fois. Son attention s’était réveillée dans ses yeux rougis. Et de quel cadavre vous parlez ?
— Allons ! dit Pia en secouant la tête. Vous ne voudriez pas me faire croire que vous ne saviez pas ce qui se passait dans la cave sous l’orangerie de votre propriété.
— Je n’y suis pas entré depuis vingt ans.
Pia tira une chaise et s’assit en face de lui.
— Dans une cave, sous l’atelier de Thies, nous avons trouvé le cadavre momifié de Stefanie Schneeberger.
— Quoi ?
Une incertitude se lisait pour la première fois dans ses yeux. Dans la façade de son sang-froid s’ouvrait une légère fissure.
— Thies a vu qui a tué les deux filles, continua Pia en regardant Terlinden droit dans les yeux. Quelqu’un l’a appris et a menacé Thies de l’envoyer dans un foyer si jamais il en parlait. Je suis presque sûre que c’est vous.
Claudius Terlinden secoua la tête.
— Cette nuit, Thies a disparu de la clinique psychiatrique après m’avoir avoué ce qui s’était passé autrefois.
— Vous mentez, répondit Terlinden. Thies ne vous a rien dit.
— C’est vrai. Il ne l’a pas verbalisé. Mais il a peint des tableaux qui représentent les faits de façon aussi réaliste que des photos.
Claudius Terlinden eut enfin une réaction. Ses pupilles vacillèrent et la crispation de ses mains trahit sa nervosité. Pia eut un mouvement de triomphe intérieur. Cette conversation produirait-elle enfin la fêlure dont ils avaient si impérativement besoin ?
— Où est Amelie Fröhlich ?
— Qui ?
— Je vous en prie ! Vous êtes ici parce que la fille de votre voisin et collaborateur a disparu.
— Ah oui, bien sûr. Je l’avais oublié. Je ne sais pas où est cette jeune fille. Quel intérêt pourrait-elle avoir pour moi ?
— Thies a montré la momie de Stefanie à Amelie. Il lui a donné les tableaux qu’il a peints du meurtre. La jeune fille était sur le point de découvrir tous les sombres secrets d’Altenhain. Il est évident que cela ne pouvait pas vous plaire.
— Je ne comprends pas de quoi vous parlez. Des sombres secrets ! dit-il avec un rire moqueur. Vous regardez vraiment trop de feuilletons à la télé ! Du reste vous allez être obligés de me laisser sortir. À moins que vous n’ayez quelque chose de concret contre moi, ce que je ne crois pas.
Pia ne se laissa pas impressionner.
— Vous avez conseillé autrefois à votre fils, Lars, de ne pas avouer le rôle qu’il avait joué dans la mort de Laura Wagner, alors qu’il s’agissait vraisemblablement d’un accident. Nous sommes en train d’examiner si cela justifie une prolongation de votre garde à vue.
— Parce que je voulais protéger mon fils ?
— Non. Pour obstruction à la justice. Pour faux témoignage. Choisissez.
— Mais c’est prescrit depuis longtemps, dit Claudius Terlinden en la regardant froidement.
C’était un dur à cuire. L’assurance de Pia fléchissait.
— Où êtes-vous allés, vous et Gregor Lauterbach, après avoir quitté l’Ebony Club ?
— Ça ne vous regarde pas. Nous n’avons pas vu la jeune fille.
— Où étiez-vous ? Pourquoi ce délit de fuite ? La voix de Pia devint plus dure. Étiez-vous persuadé que personne n’oserait vous accuser ?
Claudius Terlinden ne répondit pas. Les provocations ne lui arrachaient aucune réponse irréfléchie. Ou bien était-il vraiment innocent ? Dans sa voiture, la police scientifique n’avait retrouvé aucune trace de la présence d’Amelie. Un accident avec délit de fuite n’était pas une raison de le retenir plus longtemps et il avait malheureusement raison quant à la prescription des anciens délits. Merde.
Il suivit la Hauptstrasse qui lui était devenue familière et passa devant l’épicerie des Richter et le Coq d’Or. Arrivé à l’aire de jeux, il tourna dans la Waldstrasse. Les réverbères étaient allumés, c’était une de ces journées où il ne fait pas vraiment clair. De si bon matin, Bodenstein espérait trouver Lauterbach chez lui. Pourquoi avait-il demandé à Hasse de détruire les vieux dossiers ? Quel rôle avait-il joué en septembre 1997 ? Il se rangea devant la maison des Lauterbach et constata avec énervement qu’à l’encontre de ses ordres il n’y avait aucune voiture de patrouille ni aucune voiture de policiers en civil devant la porte. Avant qu’il ait eu le temps de téléphoner à la centrale pour exprimer son mécontentement, la porte du garage s’ouvrit et les feux arrière d’une voiture s’allumèrent. Bodenstein descendit et se dirigea vers elle. Son cœur fit un bond quand il reconnut Daniela Lauterbach au volant de la Mercedes gris foncé. Elle s’arrêta à côté de lui et descendit. On lisait sur son visage qu’elle n’avait pas dû beaucoup dormir la nuit précédente.
— Bonjour ? Qu’est-ce que vous faites si tôt chez moi ?
— Je voulais vous demander comment va Mme Terlinden. J’ai pensé à vous toute la nuit.
C’était un mensonge poli mais cet intérêt pour sa voisine amadouerait certainement Daniela Lauterbach. Il ne s’était pas trompé. Ses yeux marron brillèrent, un sourire éclaira son visage fatigué.
— Elle ne va pas bien. Perdre un fils de cette façon est affreux. Et cela ajouté à l’incendie dans l’atelier de Thies, au cadavre dans la cave de l’orangerie – c’est trop pour elle. Elle secoua la tête tristement. Je suis restée à ses côtés jusqu’à ce que sa sœur arrive pour s’occuper d’elle.
— J’admire vraiment votre sollicitude envers vos amis et vos patients. Les gens comme vous sont rares.
Son compliment parut lui faire plaisir. Son sourire revint, ce sourire chaleureux, maternel qui provoquait un besoin presque irrésistible de se jeter dans ses bras pour se faire consoler.
— Je m’intéresse au sort des autres parfois un peu trop pour ma tranquillité. Elle soupira. Je ne peux pas m’en empêcher. Quand je vois quelqu’un souffrir, il faut que je l’aide.
Bodenstein frissonnait dans l’air glacial du petit matin. Elle le remarqua aussitôt.
— Vous avez froid. Entrons dans la maison si vous avez des questions à me poser.
Il la suivit à travers le garage et l’escalier qui conduisait dans un grand hall d’entrée, relique exemplaire, dans sa solennité superflue, des années 1980.
— Votre mari est-il là ? demanda-t-il incidemment en regardant autour de lui.
— Non, dit-elle en hésitant l’espace d’une seconde, mon mari est absent pour des raisons professionnelles.
Même si c’était un mensonge, Bodenstein l’accepta pour l’instant. Peut-être ignorait-elle le rôle qu’avait joué son mari.
— Je dois absolument lui parler, dit-il. Nous avons découvert qu’il avait eu autrefois une aventure avec Stefanie.
L’amabilité disparut d’un coup de son visage. Elle se tourna vers lui.
— Je le sais, admit-elle. Gregor me l’a avoué autrefois, du moins après la disparition de la fille.
Il lui était visiblement pénible de parler de l’infidélité de son époux.
— Il craignait qu’on ne l’ait vu durant son… rendez-vous galant dans la grange des Sartorius et qu’on ne puisse le soupçonner.
Sa voix était remplie d’amertume. Son regard sombre. La blessure était toujours ouverte et, involontairement, Bodenstein pensa à sa propre situation. Daniela Lauterbach pouvait avoir pardonné à son mari après onze ans mais elle n’avait certainement pas oublié l’humiliation.
— Mais quelle importance ça peut avoir ? demanda-t-elle, troublée.
— Amelie Fröhlich s’est intéressée aux événements du passé et elle a dû découvrir quelque chose. Si votre mari l’a appris, il a pu voir en Amelie une menace.
Daniela Lauterbach regarda Bodenstein d’un air incrédule.
— Vous ne soupçonnez pas mon mari d’être impliqué dans la disparition d’Amelie ?
— Non, la rassura Bodenstein. Mais nous devons absolument lui parler. Il pourrait encourir des poursuites judiciaires.
— Puis-je savoir pour quel motif ?
— Votre mari a demandé à un de mes collaborateurs de subtiliser des documents d’un dossier d’interrogatoires datant de 1997.
Cette nouvelle sembla l’ébranler. Elle devint livide.
— Non, dit-elle en secouant vigoureusement la tête. Non, je ne peux pas le croire. Pourquoi aurait-il fait ça ?
— C’est ce que j’aimerais savoir. Où puis-je le trouver ? S’il ne nous contacte pas incessamment, nous devrons lui envoyer une convocation officielle. Et dans sa position je voudrais lui éviter cela.
Daniela Lauterbach acquiesça. Elle prit une profonde inspiration et parvint à garder le contrôle de ses émotions avec une volonté farouche. Quand elle regarda à nouveau Bodenstein, l’expression de son regard avait changé. Était-ce la peur, la colère, ou les deux ?
— Je vais l’appeler et lui dire de vous contacter, dit-elle d’un air tendu mais en s’efforçant de garder un ton impassible. Il doit s’agir d’un malentendu.
— Je le crois aussi, dit Bodenstein rassurant. Mais plus vite nous l’aurons levé, mieux ce sera.
Il y avait longtemps qu’il n’avait pas dormi aussi bien et sans rêves. Tobias se mit sur le dos et se redressa en bâillant. Il lui fallut un moment pour se rappeler où il était. Hier, ils n’étaient arrivés que très tard. Nadja avait quitté l’autoroute malgré la chute de neige à Interlaken. Ils avaient dû s’arrêter pour mettre des chaînes avant de continuer à gravir la route en lacet, plus haut, toujours plus haut. Il était arrivé dans un tel état de fatigue et d’épuisement qu’il avait à peine entrevu l’intérieur du chalet. Il n’avait même pas faim. Il avait grimpé une échelle derrière elle et s’était jeté sur le lit qui occupait toute la place de la mezzanine. Sa tête n’avait pas touché l’oreiller qu’il dormait déjà. Pas de doute, ce profond sommeil lui avait fait du bien.
— Nadja ?
Pas de réponse. Tobias s’agenouilla et regarda par la minuscule fenêtre au-dessus du lit. Il eut le souffle coupé en voyant le ciel d’un bleu profond, la neige et en arrière-plan l’impressionnant panorama des Alpes. Il n’était jamais venu à la montagne. Dans son enfance il avait aussi peu passé de vacances au ski qu’à la mer. Il ne pouvait plus attendre, il fallait qu’il touche la neige. Il dévala l’échelle. Le chalet était petit et confortable avec ses murs et son plafond en bois et sa table d’angle, où était dressé le petit-déjeuner. Ça sentait le café et dans la cheminée un feu de bois crépitait. Tobias sourit. Il enfila jean, pull, veste et souliers, poussa la porte et sortit. Il s’immobilisa un instant, aveuglé par la luminosité. Il respira profondément cet air pur et glacé. Une boule de neige le frappa au visage.
— Bonjour ! dit Nadja en riant.
Elle était à quelques mètres de l’escalier, rivalisant de splendeur avec la neige et le soleil. Il sourit, sauta en bas des marches et s’enfonça dans la neige poudreuse jusqu’aux genoux. Elle vint vers lui, ses joues étaient rouges et son visage plus beau que jamais sous la fourrure de son capuchon.
— Ouah ! C’est magnifique ici ! cria-t-il enthousiasmé.
— Ça te plaît ?
— Oh oui ! Je ne l’avais vu qu’à la télé.
Il fit le tour du chalet accroché avec son toit pentu à la pente raide. La neige profonde d’un mètre crissait sous ses chaussures. Nadja lui prit la main.
— Regarde, dit-elle. Ce sont les plus célèbres sommets des Alpes bernoises : la Vierge, l’Ogre et le Moine. Ah, j’aime cette vue.
Puis elle lui montra la vallée, tout en bas. On reconnaissait à peine les maisons pressées les unes contre les autres et sous le bleu étincelant du ciel un morceau de lac allongé sous le soleil.
— À quelle hauteur nous sommes ici ? demanda-t-il.
— Mille huit cents mètres. Seuls Gletscher et Gemsem sont plus haut.
Elle rit, lui mit les bras autour du cou et l’embrassa avec des lèvres froides et douces. Il la serra contre lui et lui rendit ses baisers. Il se sentait léger et libre, comme s’il avait laissé les soucis de toutes ces années tout en bas, dans la vallée.
L’enquête l’absorbait tellement qu’il n’avait plus le temps de ressasser ses propres déboires. Il en était heureux. Depuis des années que Bodenstein était quotidiennement confronté aux abîmes de l’âme humaine, c’était la première fois qu’il y voyait un parallèle avec lui-même, ce qu’il aurait refusé d’admettre auparavant. Daniela Lauterbach paraissait en savoir aussi peu sur son mari que lui sur Cosima. C’était effrayant de penser qu’on peut vivre pendant vingt-cinq ans avec un être, dormir dans le même lit, avoir des enfants ensemble, sans réellement le connaître. Il avait souvent rencontré des cas où des proches avaient vécu pendant des années avec un meurtrier, un pédophile, un violeur et qui tombaient des nues lorsqu’ils apprenaient la terrible vérité.
Bodenstein passa devant la maison des Fröhlich, puis derrière la ferme de Sartorius, continua jusqu’au Wenderhammer, au bout de la Waldstrasse, et tourna dans l’allée des Terlinden. Une femme lui ouvrit la porte. Ce devait être la sœur de Christine Terlinden même si elle n’avait aucune ressemblance avec elle. Elle était grande et mince, le genre de femme, jugea-t-il, qui est consciente de sa valeur.
— Oui ?
Le regard des yeux verts était direct et scrutateur. Bodenstein se présenta et exprima le souhait de parler avec Christine Terlinden.
— Je vais la chercher, dit la femme. Je suis Heidi Brückner, la sœur de Christine.
Elle devait avoir au moins dix ans de moins et à l’inverse de sa sœur elle semblait absolument naturelle. Ses cheveux d’un brun brillant étaient rassemblés en une tresse, son visage lisse aux hautes pommettes, pas maquillé. Elle le fit entrer en fermant la porte derrière lui.
— Attendez ici, je vous prie.
Elle le laissa et resta absente un long moment. Bodenstein contempla les tableaux sur les murs, peints sans doute possible par Thies. Dans leurs grises ténèbres apocalyptiques, ils ressemblaient à ceux qui étaient accrochés dans le cabinet de Daniela Terlinden : des faces déformées, des bouches hurlantes, des mains enchaînées, des yeux remplis d’angoisse et d’effroi. Des pas approchaient, il se retourna. Christine Terlinden était exactement comme dans son souvenir : ses cheveux blonds parfaitement coiffés, un sourire indifférent sur son visage sans rides.
— Toutes mes condoléances, dit Bodenstein en lui tendant la main.
— Merci. C’est très aimable à vous.
Elle ne paraissait pas lui en vouloir de retenir son mari depuis des jours. Ni le suicide de son fils, ni l’incendie de l’atelier ni la découverte de la momie de Stefanie Schneeberger ne paraissaient avoir laissé de traces sur elle. Incroyable. Ou bien elle était la championne du refoulement, ou bien elle était sous l’influence d’un tranquillisant si puissant qu’elle n’avait pas encore réalisé.
— On ne retrouve plus Thies depuis ce matin à la clinique. Ne serait-il pas chez vous par hasard ?
— Non.
Le ton était inquiet mais pas particulièrement alarmé. On ne l’avait donc pas encore prévenue. Bodenstein trouva cela bizarre. Il lui demanda de lui en dire plus sur Thies et se fit conduire dans sa chambre en sous-sol. Heidi Brückner les suivait à quelque distance, silencieuse et attentive.
La chambre de Thies était amicale et claire. La maison était construite sur la pente de la colline et, des grandes fenêtres, on avait une belle vue sur le village. Il y avait des étagères de livres, et des animaux en peluche étaient posés sur un divan. Le lit était fait, rien ne traînait. C’était la chambre d’un enfant de dix ans, pas celle d’un homme de trente. La seule chose inhabituelle, c’était les tableaux sur les murs. Thies avait portraituré sa famille. Et on comprenait quel grand artiste il était. Dans ces portraits, il n’avait pas seulement saisi les visages mais, de façon subtile, la personnalité de chacun. Claudius Terlinden souriait, amicalement au premier regard, mais quelque chose de menaçant se dégageait de son attitude, de l’expression de son regard et des couleurs de l’arrière-plan. Sa mère était peinte en rose clair en deux dimensions. Une image sans profondeur pour une femme sans véritable personnalité. Quant au troisième tableau, Bodenstein crut d’abord qu’il s’agissait d’un autoportrait, jusqu’à ce qu’il se rappelle que Lars était le jumeau de Thies. Il était peint tout autrement, presque flou, et montrait un jeune homme au visage sans maturité et aux yeux inquiets.
— Il est sans défense, répondit Christine Terlinden à Bodenstein qui lui demandait comment était Thies. Il ne peut s’assumer et il n’a jamais d’argent sur lui. À cause de sa maladie, il n’a pas de permis de conduire et c’est mieux ainsi. Il est incapable d’évaluer le danger.
— Et les hommes ? dit Bodenstein en regardant Christine Terlinden.
— Que voulez-vous dire ? dit-elle avec un sourire troublé.
— Est-il capable d’évaluer les hommes ? Sait-il qui lui veut du bien et qui ne lui veut pas de bien ?
— Je… je ne saurais le dire. Thies ne parle pas. Il évite le contact avec autrui.
— Il sait tout à fait si quelqu’un a de bonnes intentions envers lui ou pas, intervint Heidi Brückner de la porte. Thies n’est pas arriéré. Finalement tu ne sais pas au juste ce qu’il est vraiment.
Bodenstein était étonné. Christine Terlinden ne protesta pas. Elle regardait le trouble et gris jour de novembre par la fenêtre.
— L’autisme, continua sa sœur, est un vaste domaine. Vous avez simplement renoncé à le faire progresser. Au lieu de cela vous l’avez abruti avec des médicaments pour qu’il se tienne tranquille et ne pose pas de problème.
Christine Terlinden se retourna. Son visage était figé.
— Excusez-moi, dit-elle à Bodenstein, je dois sortir les chiens. Il est déjà 8 h 30.
Elle quitta la pièce. Ses talons claquèrent dans l’escalier.
— Elle se réfugie dans son quotidien, dit Heidi Brückner avec un soupçon de résignation dans la voix. Elle a toujours été comme ça. Elle ne changera plus.
Bodenstein la regarda. La sœur ne semblait pas avoir beaucoup d’affection pour elle. Dans ce cas pourquoi était-elle ici ?
— Venez, dit-elle. Je vais vous montrer quelque chose.
Il remonta avec elle dans le hall. Elle s’arrêta un instant pour s’assurer que sa sœur n’était pas dans les parages puis elle se dirigea à grands pas vers la penderie et s’empara d’un sac qui pendait à un crochet.
— J’ai d’abord pensé la confier à un pharmacien de mes amis, expliqua-t-elle à voix basse. Mais étant donné les circonstances, je crois que c’est mieux de la remettre à la police.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Bodenstein avec curiosité.
— Une ordonnance, dit-elle en lui tendant une feuille froissée. Ce que Thies prend depuis des années.
Assise à son bureau, Pia tapait avec mauvaise humeur les interrogatoires de Pietsch, Dombrowski et Richter sur son ordinateur. Elle était furieuse parce qu’elle n’avait pas eu suffisamment de preuves pour prolonger la garde à vue de Claudius Terlinden. Son avocat s’était à nouveau manifesté et avait exigé que son client soit libéré immédiatement. Après avoir consulté sa supérieure, elle avait dû le laisser partir. Le téléphone sonna.
— Le crâne de la fille a bien été frappé avec ce cric, dit Henning d’une voix d’outre-tombe et sans même dire bonjour. Et nous avons trouvé une trace d’ADN étranger dans le vagin. Mais il faudra un certain temps pour pouvoir la déterminer avec précision.
— Super, répondit Pia. Et qu’est-ce que vous avez sur le cric ? Vous avez pu trouver des empreintes ?
— Je me demande parfois si on se rend compte de notre labeur. Il fit une courte pause. Pia…
— Oui ?
— Miriam t’a appelée ?
— Non. Pourquoi ?
— Parce que cette peau de vache lui a téléphoné hier pour lui dire qu’elle était enceinte de moi.
— Merde. Et maintenant ?
Henning poussa un soupir.
— Miriam est restée très calme. Elle m’a demandé si c’était possible. Et quand j’ai été forcé d’avouer, elle n’a rien dit, elle a pris son sac et elle est partie.
Pia évita de lui faire un sermon sur la confiance et l’infidélité. Il ne donnait pas l’impression de pouvoir le supporter en ce moment. Même si elle ne sentait pas concernée, son ex-mari lui faisait pitié.
— Tu t’es demandé si la Löblich n’était pas en train de te rouler ? demanda-t-elle. À ta place, je ferais quelques recherches. Estelle vraiment enceinte ? Et si c’est le cas, ne pourrait-il pas s’agir d’un autre homme ?
— Là n’est pas la question ?
— Elle est où alors ?
Henning hésita avant de répondre.
— J’ai trompé Miriam comme un idiot. Et elle ne me le pardonnera pas.
Bodenstein prit l’ordonnance rédigée par le Dr Lauterbach et parcourut les médicaments prescrits : Ritaline, Dropéridol, Fluphénazine, Fentanyl, Lorazepam. Même s’il était un béotien en la matière, il savait que l’autisme n’était pas une maladie qu’on peut soigner avec des psychotropes et des tranquillisants.
— Il est plus facile de résoudre le problème avec la massue de la chimie que d’entreprendre une thérapie longue et laborieuse.
Heidi Brückner parlait d’une voix étouffée mais la colère était perceptible dans ses paroles.
— Toute sa vie, ma sœur a choisi la voie de la facilité. Quand les jumeaux étaient petits, elle préférait suivre son mari plutôt que de s’occuper des enfants. Thies et Lars ont connu dans leur petite enfance un extrême abandon. Des bonnes qui ne parlaient pas un mot d’allemand ne pouvaient pas remplacer une mère.
— Que voulez-vous dire ?
Les ailes du nez de Heidi Brückner frémirent.
— Que le problème de Thies ne vient pas que de lui. Il est devenu très vite évident qu’il avait des difficultés. Il était agressif, avait des accès de colère et n’obéissait pas. Il n’a pas parlé avant quatre ou cinq ans. Avec qui aurait-il parlé d’ailleurs ? Ses parents n’étaient jamais là. Claudius et Christine n’ont jamais essayé de l’aider grâce à une thérapie, ils se sont toujours reposés sur les médicaments. Pendant des semaines, Thies se tenait tranquille, il restait assis, indifférent. Dès qu’on supprimait les médicaments, il pétait les plombs. Ils le faisaient alors entrer en psychiatrie et l’y laissaient pendant des années. Un drame. C’est un garçon sensible et très doué et il a dû vivre au milieu d’arriérés mentaux !
— Pourquoi personne ne s’est jamais interposé ? demanda Bodenstein.
— Qui ? dit-elle d’un ton sarcastique. Thies n’a jamais eu de contact avec des gens normaux ou des professeurs qui auraient pu comprendre ce qu’on pouvait attendre de lui.
— Vous voulez dire qu’il n’est pas autiste ?
— Si, il l’est. Mais l’autisme n’est pas une maladie bien définie. Elle va de l’arriéré profond aux manifestations légères du syndrome d’Asperger où les malades sont en mesure de mener une vie autonome même si elle est limitée. Elle secoua la tête. Thies est une victime de l’égoïsme de ses parents. Et Lars en est devenu une aussi.
— Vraiment ?
— Lars était un enfant et un adolescent très timide. Il ouvrait à peine la bouche. En plus, il était très croyant et voulait devenir prêtre, expliqua Heidi Brückner sobrement. Comme Thies ne pouvait pas reprendre l’usine, Claudius a mis tous ses espoirs en Lars. Il lui a interdit d’étudier la théologie, et l’a envoyé en Angleterre pour lui faire étudier le management. Lars n’a jamais été heureux. Et maintenant il est mort.
— Pourquoi n’êtes-vous pas intervenue, puisque vous saviez tout cela ? demanda Bodenstein surpris.
— J’ai essayé, il y a des années, dit-elle avec un haussement d’épaules. Comme il n’était pas possible de parler avec ma sœur, j’ai essayé avec Claudius. C’était en 1994, je m’en souviens, je revenais d’Asie du Sud-Est où je travaillais dans l’aide au développement. Ici, tout avait beaucoup changé. Wilhelm, le frère aîné de mon beau-frère, était mort quelques années avant. Claudius avait repris l’usine et emménagé dans cette grande baraque. Je pensais rester quelque temps pour donner un coup de main à Christine. Elle souffla avec mépris. Claudius n’était pas d’accord. Il n’a jamais pu me souffrir car il n’arrivait ni à m’impressionner ni à me dominer. Je suis restée deux semaines et je me suis rendu compte du drame. Ma sœur passait son temps sur les terrains de golf, laissant le soin de ses enfants à une bonne du village et à Daniela. Un jour, j’ai eu une violente dispute avec Claudius. Christine était à Majorque comme souvent. Pour installer la maison. Heidi Brückner eut un rire méprisant. La maison était plus importante que ses fils. J’étais allée me promener et je suis revenue sans qu’on me remarque par le sous-sol. Je n’en ai pas cru mes yeux quand j’ai surpris mon beau-frère dans le salon avec la fille de la bonne. Elle avait tout au plus quatorze ou quinze ans…
Elle s’interrompit et secoua la tête en se rappelant l’événement. Bodenstein écoutait attentivement. Ce qu’elle disait recoupait ce que Claudius Terlinden lui avait lui-même raconté – jusqu’à un certain point.
— Il était furieux quand je suis entrée et que je l’ai engueulé. La fille est partie en courant. Claudius se tenait devant moi, le pantalon baissé, le visage écarlate. Nier était impossible. Et brusquement Lars est entré. Vous imaginez bien que depuis ce jour-là je n’étais plus la bienvenue. Christine n’a jamais eu le cran de se révolter contre son mari. Elle ne m’a même pas crue lorsque je lui ai raconté au téléphone ce que j’avais vu. J’étais une envieuse, une menteuse, a-t-elle dit. Nous nous sommes revues pour la première fois depuis quatorze ans. Et honnêtement : je ne vais pas rester longtemps. Elle poussa un soupir. J’ai toujours excusé ma sœur, dit-elle après quelques minutes. Peut-être pour soulager ma mauvaise conscience. J’ai toujours redouté au fond de moi qu’il arrive un jour une catastrophe, mais je ne m’attendais pas à cela.
— Et maintenant ?
Heidi Brückner comprit ce que Bodenstein voulait dire.
— J’ai compris ce matin qu’être de la famille ne suffisait pas pour défendre un de ses membres. Ma sœur abandonne tout à cette Daniela comme avant. Qu’est-ce que je fais ici ?
— Vous n’aimez pas le Dr Lauterbach ? demanda Bodenstein.
— Non. J’ai toujours pensé que quelque chose clochait chez elle. Cette sollicitude exagérée pour tout le monde. Et cette façon de materner son mari – je trouve ça bizarre, presque maladif.
Heidi Brückner repoussa une mèche de cheveux indiscrète de son visage. Bodenstein aperçut une alliance à sa main gauche. Il éprouva pendant un court instant de la déception et, à la même seconde, s’étonna de ce sentiment absurde. Il ne connaissait pas cette femme et ne la reverrait sans doute jamais, une fois l’enquête bouclée.
— Depuis que j’ai vu les médicaments, je lui fais encore moins confiance qu’avant, continua Heidi Brückner. Je ne suis pas pharmacienne mais je me suis intéressée à l’occasion à la maladie de Thies. Cette femme ne peut pas m’en conter.
— Vous l’avez vue ce matin ?
— Elle est venue brièvement voir Christine.
— Quand êtes-vous arrivée ?
— Hier soir vers minuit et demi. Je suis partie dès que Christine m’a appelée pour me dire ce qui s’était passé. De Schotten, il ne m’a fallu qu’une heure.
— Ce qui signifie que le Dr Lauterbach n’a pas passé toute la nuit ici ? demanda Bodenstein étonné.
— Non. Elle est arrivée vers 19h 30, a pris une tasse de café puis elle est repartie. Pourquoi ?
Elle le regardait avec de grands yeux verts interrogateurs mais Bodenstein évita de lui répondre.
Comme d’eux-mêmes, les fragments d’information isolés se mettaient en place. Daniela Lauterbach lui avait menti. Et ce n’était certainement pas la première fois.
— Voici mon numéro, dit-il en lui tendant sa carte de visite. Et merci pour votre franchise. Vous m’avez beaucoup aidé.
— Tant mieux, dit Heidi Brückner en hochant la tête et en lui tendant la main.
Sa poignée de main était chaude et ferme. Bodenstein hésita.
— Encore une chose. Comment puis-je vous joindre ?
Un minuscule sourire effleura son visage grave. Elle tira son portefeuille, en sortit une carte de visite et la tendit à Bodenstein.
— Je ne vais pas rester ici très longtemps. Dès que mon beau-frère rentrera il me priera de déguerpir.
Après le petit-déjeuner, ils allèrent marcher quelques heures dans la neige profonde et jouirent de la vue magnifique sur les Alpes. Mais le temps avait rapidement changé, comme souvent en haute montagne. Au radieux ciel bleu avait succédé une épaisse chute de neige. Main dans la main, ils revinrent en courant vers le chalet, hors d’haleine, se débarrassèrent de leurs vêtements trempés et grimpèrent, nus, l’échelle de la mezzanine. La chaleur du poêle s’était réfugiée sous le toit. Ils gisaient étroitement enlacés sur le lit pendant que le vent hurlait autour du chalet et secouait les fenêtres. Ils se regardèrent. Les yeux de Nadja étaient plongés dans les siens, il sentait son souffle. Tobias lui repoussa les cheveux du visage et ferma les yeux quand elle descendit lentement sur son sexe, léchant sa peau et le taquinant avec la langue. Il transpirait de tous ses pores, il haletait, les muscles tendus à craquer. Avec un gémissement il l’attira à lui, contemplant son visage déformé par le désir. Dans son ivresse, elle se mouvait toujours plus vite, faisant pleuvoir sur lui des gouttes de sueur. Une vague de bonheur fou le terrassa avec une force inattendue et il lui sembla que les murs oscillaient et que le sol tremblait sous lui. Ils restèrent un moment allongés côte à côte, épuisés et heureux, attendant que s’apaisent les battements de leurs cœurs. Tobias prit le visage de Nadja entre ses mains et l’embrassa longuement et tendrement sur la bouche.
— C’était merveilleux, dit-il à voix basse.
— Oui. Il faut que ça le reste toujours, éternellement, murmura Nadja d’une voix rauque. Seulement toi et moi.
Ses lèvres lui effleurèrent les épaules. Elle se blottit contre lui plus étroitement. Il tira la couverture sur eux et ferma les yeux. Oui, ça devait rester ainsi. Ses muscles se détendirent, il était fatigué.
Soudain il eut devant ses yeux le visage d’Amelie. Cela le frappa comme un coup de poing, le réveillant brutalement. Comment pouvait-il se balader ici alors qu’elle avait disparu et se battait peut-être en ce moment pour rester en vie ?
— Qu’est-ce que tu as ? murmura Nadja d’une voix ensommeillée.
Cela ne se faisait pas de parler au lit d’une autre femme, mais Nadja se faisait aussi du souci pour Amelie.
— J’étais en train de penser à Amelie, répondit-il avec sincérité. Où peut-elle bien être ? Espérons qu’il ne lui est rien arrivé.
Il ne s’attendait pas à la réaction de Nadja. Elle se raidit dans ses bras, se redressa et le repoussa violemment. Son visage était convulsé par la colère.
— Je crois que tu es fou, cria-t-elle, hors d’elle. Tu me baises puis tu viens bavasser sur une autre femme ! Je ne te suffis pas !
Elle ferma les poings et lui frappa la poitrine avec une force qu’il ne lui soupçonnait pas. Tobias avait de la peine à se défendre. Il la regarda, le souffle coupé, atterré de cet éclat.
— Espèce de salaud ! cria Nadja pendant que des larmes jaillissaient de ses yeux comme de fontaines. Pourquoi tu penses toujours à d’autres femmes ? Déjà autrefois, je devais toujours t’écouter parler d’une bimbo ou d’une autre et de ce que tu avais fait avec elle ! L’idée ne t’est jamais venue que ça pouvait me blesser ? Et à présent tu es couché près de moi et tu fais tout un cirque sur cette… cette petite pute !
L’épais nuage pluvieux s’éclaircit et se dissipa tout à fait en haut du Taunus. Quand ils sortirent du bois sur la B8 derrière Glashütten, un clair rayon de soleil les salua. Bodenstein baissa le pare-soleil pour ne pas être aveuglé.
— Lauterbach refera surface, dit-il à Pia. C’est un homme politique et il doit prendre soin de sa réputation. Sa femme l’a certainement appelé depuis longtemps.
— Espérons.
Pia ne partageait pas vraiment l’optimisme de son chef. En tout cas Claudius Terlinden était surveillé. Les lignes téléphoniques entre la K11, le procureur et le tribunal avaient chauffé depuis que Jörg Richter avait avoué que Laura était encore vivante, quand lui et ses amis l’avaient jetée dans la cuve de carburant. Elle les avait suppliés, avait crié et pleuré jusqu’à ce qu’ils roulent le couvercle sur la fosse. Il était évident que l’enquête sur le meurtre de Laura Wagner serait rouverte et que Tobias Sartorius serait réhabilité. S’il refaisait surface. Jusqu’à présent on n’avait aucune trace de lui.
Bodenstein tourna à gauche et traversa le village de Kröftel en direction de Heftrich. La ferme que les parents de Stefanie Schneeberger avaient achetée dix ans avant se trouvait à l’entrée de Heftrich. Un grand panneau annonçait un magasin où l’on ne vendait que des produits bio venant de leurs propres cultures et de leur propre élevage. Bodenstein s’arrêta dans la cour étincelante de propreté. Ils descendirent et regardèrent autour d’eux. Il ne restait pas grand-chose de la fonctionnalité sobre de l’ancienne ferme des rapatriés, qui y avaient battu la semelle dans les années 1960. On l’avait aménagée et mise en culture. Sous le nouvel auvent du bâtiment où s’ouvrait le magasin, des compositions automnales attendaient l’acheteur. Le toit était couvert de panneaux solaires et photovoltaïques. Deux chats se prélassaient sur le perron, profitant des rares rayons de soleil. Il était midi, le magasin était fermé et il n’y avait personne dans la maison. Bodenstein et Pia pénétrèrent dans l’étable claire où de grosses vaches, avec leurs veaux à côté d’elles, debout ou couchées dans la paille, étaient en train de ruminer paisiblement. Quelle vision en comparaison de l’habituel bétail serré devant une étroite mangeoire sur un sol en béton ! Dans la cour de derrière deux fillettes de huit ou neuf ans bouchonnaient un cheval qui se prêtait avec patience à ces soins affectueux.
— Bonjour ! dit Pia en saluant les deux fillettes.
Elles se ressemblaient comme deux gouttes d’eau et elles étaient apparemment les jeunes sœurs de Stefanie. Les mêmes cheveux noirs, les mêmes grands yeux marron.
— Vos parents sont-ils à la maison ?
— Maman est là-bas dans l’écurie, répondit l’une en montrant un long bâtiment derrière l’étable. Papa est allé charrier le fumier avec le tracteur.
— Merci.
Beate Schneeberger était en train de balayer l’allée de l’écurie quand Bodenstein et Pia y pénétrèrent. Elle ne les aperçut que lorsque le Jack Russell terrier, qui cherchait des souris dans un box vide, se mit à aboyer.
— Bonjour ! cria Bodenstein en s’arrêtant, à demi rassuré.
Le terrier était petit mais il ne fallait sans doute pas le sous-estimer.
— Approchez, dit la femme en souriant sans interrompre son travail. Bobby fait seulement de l’esbroufe. Que puis-je faire pour vous ?
Bodenstein se présenta puis il présenta Pia. Beate Schneeberger s’arrêta. Le sourire disparut de son visage. C’était une belle femme même si le chagrin et les soucis avaient laissé des traces sur son visage aux traits réguliers.
— Nous sommes venus pour vous annoncer que le corps de votre fille Stefanie a été retrouvé, dit Bodenstein.
Mme Schneeberger le regarda de ses grands yeux sombres et hocha la tête. Elle réagissait avec le même calme et la même impassibilité que la mère de Laura.
— Rentrons dans la maison, dit-elle. Je vais appeler mon mari. Il sera là dans quelques minutes.
Elle appuya son balai contre la porte d’un box et sortit un mobile de la poche de sa veste matelassée.
— Albert, dit-elle. Tu peux venir. La police est ici. On a retrouvé Stefanie.
Amelie se réveilla. Elle avait cru entendre en rêve un léger clapotis. Elle avait soif. Une soif affreuse, torturante. Sa langue collait à son palais, sa bouche était aussi sèche que du papier. Quelques heures plus tôt, elle avait mangé avec Thies les deux derniers biscuits et bu le reste de l’eau. Désormais ils n’avaient plus rien. Amelie avait entendu dire que des hommes avaient pu éviter de mourir de soif en buvant leur urine. L’étroit rayon de lumière sous le plafond indiquait qu’à l’extérieur de leur prison il faisait jour. Elle reconnut les contours des étagères de l’autre côté de la cave. Thies était roulé sur lui-même à côté d’elle sur le matelas, la tête posée sur ses genoux, et il dormait profondément. Comment était-il arrivé ici ? Qui les avait enfermés tous les deux ? Et surtout, où étaient-ils ? Le désespoir d’Amelie s’accentua. Elle avait envie de pleurer mais elle ne voulait pas réveiller Thies, même si sa jambe, sous le poids de sa tête, était devenue entièrement insensible. Elle passa sa langue sèche sur ses lèvres desséchées. Là ! À nouveau le clapotis ! Comme si quelque part un robinet coulait. Si elle sortait d’ici, elle jurait de plus jamais gaspiller l’eau. Elle avait jeté des bouteilles de Coca-Cola à demi pleines uniquement parce qu’il était éventé. Qu’est-ce qu’elle ne donnerait pas pour une gorgée de Coca même chaud et sans bulles !
Son regard fit le tour de la pièce, s’arrêta sur la porte. Elle n’en crut pas ses yeux lorsqu’elle vit qu’en effet de l’eau s’infiltrait par-dessous. Elle repoussa Thies et jura parce que sa jambe endormie ne lui obéissait plus. Elle atterrit sur le sol à quatre pattes, il était mouillé. Comme un chien elle se mit à lécher l’eau avec avidité, s’aspergeant le visage en riant. Dieu avait entendu sa prière. Il ne la laisserait pas mourir de soif ! L’eau coulait toujours plus fort sous la porte, elle clapotait en descendant les trois marches en une jolie petite cascade. Amelie cessa de rire et se redressa.
— Ça suffit avec l’eau, Seigneur, souffla-t-elle mais Dieu ne l’entendit pas.
L’eau continuait à couler, dessinant une grosse flaque sur le sol en béton. Amelie se mit à trembler de peur. Elle avait souhaité de l’eau de toutes ses forces mais à présent ce souhait était rempli au-delà de ses espérances ! Thies s’était réveillé. Il était assis sur le matelas, les bras autour des genoux, balançant le corps d’avant en arrière. Elle réfléchit fiévreusement, monta sur la première étagère et la secoua. Elle était certes rouillée mais elle paraissait assez solide. Celui qui les avait enfermés ici devait avoir ouvert l’eau. Cet endroit était plus bas que le reste de la cave. Il n’y avait aucun écoulement au sol et l’étroit vasistas était juste sous le plafond. Si l’eau continuait à couler, la pièce serait rapidement sous l’eau. Ils seraient noyés comme des rats ! Amelie regarda avec affolement autour d’elle ! Elle avait trop longtemps survécu à la panique, à la faim et à la soif pour se laisser noyer comme ça ! Elle se pencha sur Thies et le secoua énergiquement par le bras.
— Lève-toi, dit-elle rudement. Allez Thies ! Aide-moi à mettre le matelas sur l’étagère.
À son étonnement, il cessa de se balancer et se leva. Ensemble ils réussirent à hisser le lourd matelas sur la première étagère. Peut-être que l’eau ne monterait pas si haut et qu’ils seraient en sécurité. Et à chaque heure, la chance qu’on les trouve grandissait. Quelqu’un allait bien se rendre compte de l’inondation – un voisin, la régie des eaux, quelqu’un ! Amelie grimpa sur l’étagère prudemment pour ne pas la décrocher. Arrivée en haut, elle tendit la main à Thies. En espérant que ce vieux machin rouillé les supporterait tous les deux ! Peu après, il était assis à côté d’elle sur le matelas. L’eau recouvrait à présent le sol de la cave, jaillissant avec une égale vitesse de dessous la porte. Il ne leur restait plus qu’à attendre. Amelie équilibra son poids et s’allongea prudemment sur le matelas.
— Bon, dit-elle en se laissant aller à l’humour noir. On a toujours ce qu’on souhaite ! Enfant, j’ai toujours voulu avoir un lit en hauteur. Eh bien je l’ai finalement.
Beate Schneeberger conduisit Bodenstein et Pia dans la salle à manger et les pria de s’asseoir autour de la table imposante, juste à côté d’un massif poêle en faïence qui dégageait une agréable chaleur. Des nombreuses petites pièces de l’ancienne ferme, ils avaient tiré un grand espace en ne gardant que la structure de poutres. Le résultat était moderne et en même temps étonnamment chaleureux.
— En attendant mon mari, je vais vous faire du thé, dit Mme Schneeberger.
Elle alla à la cuisine qui était ouverte sur tous les côtés. Bodenstein et Pia échangèrent un regard. Au contraire des Wagner, que la disparition de leur fille avait brisés, le couple Schneeberger paraissait avoir surmonté leur blessure et commencé une nouvelle vie. Les jumelles avaient dû naître après.
À peine cinq minutes plus tard, un homme grand et maigre, aux cheveux blancs, entra. Il était vêtu d’une chemise à carreaux et d’un bleu de travail. Albert Schneeberger tendit d’abord la main à Pia puis à Bodenstein. Lui aussi était grave et faisait preuve de maîtrise de soi. Bodenstein leur donna tous les détails. Albert Schneeberger était resté debout derrière la chaise de sa femme, les mains posées sur ses épaules. Leur tristesse était compréhensible mais il s’y mêlait le soulagement de connaître enfin le sort de leur enfant.
— Vous savez qui a fait cela ? demanda Beate Schneeberger.
— Non, pas encore avec certitude, répondit Bodenstein. Nous savons seulement que ce ne peut pas être Tobias Sartorius.
— Il a donc été condamné injustement ?
— Oui. Il semblerait.
Ils restèrent un instant silencieux. Albert Schneeberger regardait pensivement à travers les grandes fenêtres ses deux filles qui bouchonnaient ensemble le cheval suivant.
— Je n’aurais jamais dû me laisser convaincre par Terlinden de venir à Altenhain, dit-il soudain. Nous avions un appartement à Francfort, mais nous cherchions une maison à la campagne pour empêcher Stefanie de fréquenter des gens douteux en ville.
— Comment avez-vous connu Claudius Terlinden ?
— En fait c’est Wilhelm, son frère aîné, que je connaissais. Nous avons fait nos études ensemble puis nous sommes devenus des partenaires commerciaux. Après sa mort j’ai rencontré Claudius. Mon entreprise fournissait la sienne. Entre nous s’est développé quelque chose que j’ai cru être de l’amitié. Terlinden nous louait la maison à côté de chez lui, elle lui appartenait.
Albert Schneeberger poussa un profond soupir et s’assit près de sa femme.
— Je savais qu’il s’intéressait beaucoup à mon entreprise. Nos savoir-faire et nos brevets s’accordaient parfaitement à ses projets et ils étaient importants pour lui. Il était en train de transformer son entreprise en société anonyme pour l’introduire en Bourse. Il m’a donc fait une offre. Il y avait d’autres repreneurs. La concurrence pour Terlinden était à l’époque assez grande. Il fit une pause, avala une gorgée de thé. Puis notre fille a disparu.
Sa voix resta neutre mais on voyait combien ça lui était difficile de revenir sur cet affreux événement.
— Terlinden et sa femme nous ont témoigné beaucoup de compassion et de compréhension. Une vraie amitié comme nous le pensions alors. J’étais à peine capable de m’occuper de mon affaire. Nous cherchions Stefanie par tous les moyens, en recourant à différentes organisations, en participant à des émissions à la radio et à la télévision. Quand Terlinden a fait une nouvelle offre, je l’ai acceptée. Mon entreprise m’importait peu, je ne pensais qu’à Stefanie. J’avais encore l’espoir qu’on la retrouve.
Il se racla la gorge pour dissimuler son émotion. Sa femme posa la main sur la sienne et la pressa légèrement.
— J’avais stipulé que Terlinden ne transformerait pas la structure de l’entreprise et garderait tous les salariés, continua Schneeberger après quelques minutes. Mais c’est exactement le contraire qui s’est produit. Terlinden a trouvé un point faible dans le contrat. Il s’est introduit en Bourse, a démantelé mon entreprise, a vendu tout ce dont il n’avait pas besoin et n’a finalement gardé que quatre-vingts salariés sur cent trente. Je n’étais plus en état de me défendre. C’était… épouvantable. Tous ces gens que je connaissais depuis longtemps étaient soudain sans travail. Ça ne se serait pas passé comme ça si j’avais eu ma liberté d’esprit. Il se passa la main sur le visage. Beate et moi avons décidé de quitter Altenhain. Il m’aurait été impossible d’habiter à côté de cet… homme et d’être directement témoin de son hypocrisie. Cette façon qu’il avait de mettre la pression et de manipuler les salariés de son entreprise et les gens du village, et tout ça sous couvert de générosité.
— Croyez-vous que Terlinden ait pu s’en prendre à votre fille pour obtenir votre entreprise ? demanda Pia.
— Dès lors que vous avez trouvé le… cadavre de Stefanie sur sa propriété, ce n’est peut-être pas exclu. La voix de Schneeberger vacilla, il serra les lèvres avec décision. Pour être honnête, ni ma femme ni moi n’arrivions à croire que Tobias Sartorius avait tué notre fille. Mais il y avait tous ces indices, les témoignages. Nous ne savions plus quoi penser. D’abord nous avions soupçonné Thies. Il suivait Stefanie comme son ombre… Il haussa les épaules pour montrer son impuissance. Je ne sais pas si Terlinden serait allé si loin, dit-il. Mais il s’est servi de la situation sans la moindre hésitation. L’homme est un spéculateur et un menteur sans scrupules. Il marcherait sur les cadavres pour arriver à ses fins.
Le mobile de Bodenstein sonna. Il avait laissé le volant à Pia et il prit l’appel sans regarder l’écran. Quand il entendit la voix de Cosima, la surprise le fit sursauter.
— Il faut que nous parlions, dit Cosima. Raisonnablement.
— Je n’ai pas le temps pour l’instant, répondit Bodenstein. Nous sommes au beau milieu d’une enquête. Je t’appellerai plus tard.
Puis il raccrocha sans même dire au revoir. Il ne l’avait jamais fait.
Ils quittèrent la vallée. Le coucher de soleil fut comme tranché net et la grisaille les enveloppa à nouveau. En silence, ils traversèrent Glashütten.
— Qu’est-ce que tu ferais à ma place ? demanda soudain Bodenstein.
Pia hésita. Elle se souvenait de sa déception quand elle avait appris la liaison de Henning avec Valerie Löblich. Et pourtant ils étaient séparés depuis plus d’un an. Mais Henning avait toujours nié jusqu’à ce qu’ils se fassent prendre en flagrant délit. Si leur couple n’avait pas déjà été brisé, cela y aurait mis le point final. À la place de Bodenstein, elle ne pourrait plus jamais faire confiance à Cosima, elle lui avait trop menti. Une liaison était différente d’un simple écart, qui est excusable dans certaines circonstances.
— Tu dois parler avec elle, dit-elle à son chef. Vous avez un jeune enfant. Et l’on ne met pas au panier vingt-cinq années de mariage comme ça.
— Un super-conseil, répondit Bodenstein moqueusement. Merci beaucoup. Et qu’est-ce que tu penses vraiment ?
— Tu veux vraiment le savoir ?
— Bien sûr. Sinon je ne te l’aurais pas demandé.
Pia respira profondément.
— Quand quelque chose est cassé, c’est cassé. Et même si on le recolle, ce ne sera plus jamais comme avant. C’est mon avis. Pardon, si tu t’attendais à autre chose.
— Je ne m’attendais à rien d’autre.
À son étonnement, Bodenstein souriait, même si son sourire était tout sauf heureux.
— Ce que j’apprécie le plus en toi, c’est ton honnêteté.
Son mobile sonna à nouveau. Cette fois il regarda l’écran pour s’épargner une autre surprise.
— C’est Ostermann, dit-il.
Il écouta quelques secondes et acquiesça.
— Appelle Nicole Engel. Elle doit être là quand nous l’interrogerons.
— Tobias ?
— Non, dit Bodenstein en respirant profondément. Le ministre de l’Éducation a refait surface et nous attend avec son avocat.
Ils se concertèrent devant la porte de la salle d’interrogatoire dans laquelle Bodenstein avait fait entrer Gregor Lauterbach et son avocat. Il ne voulait pas d’une atmosphère amicale et détendue. Il devait être clair pour Lauterbach qu’il s’agissait d’un interrogatoire.
— Comment vous comptez opérer ? demanda la conseillère judiciaire Engel.
— Je vais lui mettre le maximum de pression, répondit Bodenstein. Nous n’avons pas de temps à perdre. Amelie a disparu depuis une semaine. Si nous voulons la retrouver vivante, nous ne pouvons plus prendre de gants avec personne.
Nicole Engel acquiesça. Ils pénétrèrent dans la pièce sévère où un miroir opaque occupait tout un mur. Au milieu, une table autour de laquelle étaient assis le ministre de l’Éducation et son avocat, que Bodenstein et Pia connaissaient et pour lequel ils n’avaient pas une grande sympathie. Maître Anders défendait uniquement les gens importants qui étaient impliqués dans une histoire de meurtre ou d’homicide. Ça ne le dérangeait pas de perdre un procès pourvu que son nom fasse la une des médias et que l’enquête passe devant la Cour suprême.
Si Gregor Lauterbach l’avait pris, c’est qu’il savait la gravité de son cas. Pâle et visiblement abattu, il raconta à voix basse ce qui s’était passé le 6 septembre 1997. Ce soir-là, il avait donné rendez-vous à son élève Stefanie Schneeberger dans la grange des Sartorius pour lui signifier qu’il ne voulait pas avoir une liaison avec une élève. Puis il était rentré chez lui.
— Le lendemain, j’ai appris que Stefanie et Laura Wagner avaient disparu, dit Lauterbach. Quelqu’un nous a téléphoné et nous a dit que la police soupçonnait l’ami de Stefanie, Tobias Sartorius, d’avoir tué les deux jeunes filles. Ma femme a trouvé dans notre poubelle un cric ensanglanté. Je lui ai dit que j’avais eu une conversation avec Stefanie parce que toute la soirée elle m’avait poursuivi à la kermesse en essayant de me séduire. Pour nous, il était évident que Tobias avait dû jeter le cric dans notre poubelle après avoir tué Stefanie sous le coup de la colère. Daniela m’a empêché d’aller à la police. Elle m’a dit que je ferais mieux d’enterrer le cric quelque part. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça – j’ai dû péter les plombs – mais j’ai jeté le cric dans la fosse à purin de Sartorius.
Bodenstein, Pia et Nicole Engel écoutaient en silence. Maître Anders ne disait rien non plus. Les bras croisés et la lèvre dédaigneuse, il contemplait le mur miroir d’en face comme s’il n’était pas concerné.
— Je… j’étais persuadé que Tobias avait tué Stefanie, continua Lauterbach. Il nous avait vus ensemble et ensuite elle avait rompu avec lui. S’il avait jeté le cric dans notre poubelle, c’est qu’il voulait me faire accuser. Par vengeance.
Bodenstein le regarda durement.
— Vous mentez.
— Non, je ne mens pas, dit Lauterbach en déglutissant nerveusement. Son regard glissa vers son avocat, mais celui-ci était toujours plongé dans la contemplation de son image.
— Nous savons que Tobias Sartorius n’a rien à voir avec le meurtre de Laura Wagner, dit Bodenstein d’un ton plus agressif que d’habitude. Nous avons trouvé le cadavre momifié de Stefanie. Et nous avons aussi ressorti le cric des objets placés sous scellés et l’avons fait porter au laboratoire. On peut encore y trouver des empreintes. Par ailleurs le médecin légiste a retrouvé des traces d’un ADN étranger dans le vagin de la victime. S’il s’avérait qu’il s’agissait du vôtre alors vous seriez dans de sales draps, monsieur Lauterbach.
Gregor Lauterbach s’agita sur sa chaise et s’humecta nerveusement les lèvres avec la pointe de sa langue.
— Quel âge avait Stefanie ?
— Seize ans.
— Et quel âge vous aviez ?
— Vingt-sept ans, dit Lauterbach en chuchotant presque.
Ses joues pâles devinrent écarlates, il baissa la tête.
— Avez-vous couché oui ou non avec Stefanie le 6 septembre 1997 ?
Lauterbach en fut comme pétrifié.
— Vous bluffez. Son avocat allait-il enfin voler à son secours ? La fille a pu coucher avec Dieu sait qui.
— Quels vêtements portait-elle ce soir du 6 septembre 1997 ?
Bodenstein ne se laissa pas intimider et ne détourna pas son regard de Lauterbach. Celui-ci le regarda d’un air déconcerté et haussa les épaules.
— Je vous l’ai dit. Elle portait un jean, une chemise bleu clair et dessous un T-shirt vert avec le logo de la kermesse et des chaussures marron clair.
— Qu’est-ce que cela peut faire à présent ? demanda l’avocat.
— Regardez, dit Bodenstein sans faire attention à lui. Il sortit les reproductions des tableaux de Thies du dossier et les tendit à Lauterbach l’un après l’autre. C’est Thies qui a peint ces tableaux. Il a été témoin des deux meurtres et ceci est sa façon de le faire savoir. Il tapa avec l’index sur un des personnages. Qui cela peut-il être ? demanda-t-il.
Lauterbach regarda les photos, tétanisé, puis il haussa les épaules.
— C’est vous, monsieur Lauterbach. Vous avez embrassé Stefanie devant la grange puis vous avez couché avec elle.
— Non, murmura Gregor Lauterbach, le visage livide. Non, non, ce n’est pas vrai, il faut me croire !
— Vous étiez son professeur, continua Bodenstein imperturbable. Stefanie était dans un rapport de dépendance par rapport à vous. Ce que vous avez fait est un délit. Vous en avez pris soudain conscience. Vous avez dû avoir peur que Stefanie bavarde. Un professeur qui couche avec son élève mineure est fichu.
Gregor Lauterbach secoua la tête.
— Vous avez tué Stefanie, jeté le cric dans la fosse à purin puis vous êtes rentré chez vous. Là, vous avez tout avoué à votre femme et elle vous a conseillé de vous taire. Votre calcul était juste. La police a en effet arrêté le meurtrier, il a été jugé et condamné. Il y avait pourtant un petit problème : le cadavre de Stefanie avait disparu. Quelqu’un devait vous avoir observés, vous et Stefanie.
Lauterbach continuait à secouer la tête.
— Vous avez soupçonné Thies Terlinden. Pour qu’il tienne sa langue, votre femme – qui était son médecin – a maintenu le garçon dans un état d’abrutissement avec des doses massives de drogues. Ça a bien fonctionné. Jusqu’à ce que Tobias Sartorius sorte de prison. Vous avez appris par Andreas Hasse, un de nos collaborateurs, que nous nous intéressions à l’ancienne enquête et que nous avions récupéré l’ancien dossier. Et vous avez incité Hasse à subtiliser les procès-verbaux des interrogatoires.
— Ce n’est pas vrai, souffla Lauterbach d’une voix enrouée. Des gouttes de transpiration brillaient sur son front.
— Si, dit Pia. Hasse a déjà avoué et il a été suspendu du service. Si vous n’aviez pas fait cela, vous ne seriez pas assis ici.
— De quoi on parle ? intervint maître Anders. Même si mon client avait autrefois couché avec son élève, les faits sont prescrits depuis longtemps.
— Je n’ai pas tué Stefanie !
— Pourquoi avez-vous persuadé Hasse de détruire les procès-verbaux ?
— Parce… que… je… je pensais qu’il serait préférable que mon nom ne soit pas mêlé à tout ça. Il transpirait tellement que la sueur coulait sur ses joues. Je peux avoir quelque chose à boire ?
Nicole Engel se leva sans un mot, sortit et revint peu de temps après avec une bouteille d’eau et un verre. Elle posa les deux sur la table devant Lauterbach et se rassit. Lauterbach attrapa la bouteille, se versa un verre d’eau et le but d’un trait.
— Où est Amelie Fröhlich ? demanda Pia. Et où est Thies Terlinden ?
— Comment voulez-vous que je le sache ?
— Vous saviez que Thies avait tout vu, répliqua Pia. Par ailleurs vous avez appris qu’Amelie s’intéressait aux événements de 1997. Ces deux éléments représentaient un danger pour vous. De là à penser que vous avez quelque chose à voir avec son enlèvement… De plus, vous et Terlinden étiez à l’endroit où Amelie a été aperçue pour la dernière fois à l’heure où elle a disparu.
Sous la lumière blafarde du néon, Gregor Lauterbach ressemblait à un zombie. Son visage brillait de transpiration et il se frottait nerveusement les mains sur les cuisses jusqu’à ce que son avocat lui touche le bras.
— Monsieur Lauterbach. En se levant, Bodenstein, appuya ses mains sur la table et se pencha vers lui. Son ton s’était fait menaçant : Nous allons comparer votre ADN à celui qui a été trouvé dans le vagin de Stefanie Schneeberger. S’ils sont semblables vous aurez à répondre d’abus sexuel sur une de vos élèves mineures et peu importe si votre avocat raconte que les faits sont prescrits. En raison de cette accusation, votre poste de ministre de l’Éducation ne sera plus qu’un souvenir. Je ferai tout pour vous traîner devant un tribunal, je vous le promets. Je n’ai pas à vous dire ce que la presse fera de vous quand elle apprendra qu’à cause de votre silence un jeune homme innocent, qui avait été un de vos anciens élèves, a passé onze ans en prison.
Il se tut, laissant ses paroles faire leur effet. Gregor Lauterbach tremblait de tout son corps. Qu’est-ce qui l’angoissait le plus – le châtiment escompté ou une possible exécution publique par la presse ?
— Je vous donne encore une chance, dit Bodenstein d’une voix plus calme. Je renoncerai à déposer une plainte devant le tribunal si vous nous aidez à retrouver Amelie et Thies. Réfléchissez bien et consultez votre avocat. Nous allons faire une pause. Dix minutes.
— Quel porc, dit Pia en observant Lauterbach derrière la vitre. C’est lui. Il a tué Stefanie. Et maintenant il a kidnappé Amelie, j’en suis sûre.
Ils ne pouvaient pas entendre ce que Lauterbach disait à son avocat car maître Anders avait exigé que les micros soient débranchés.
— Avec Terlinden, dit Bodenstein en fronçant le front tout en avalant un verre d’eau. Mais comment a-t-il appris qu’Amelie savait quelque chose ?
— Aucune idée, dit Pia en haussant les épaules. Peut-être qu’Amelie a parlé des tableaux à Terlinden ? Mais non, je ne crois pas.
— Moi non plus. Il manque une pièce du puzzle. Quelque chose a dû faire peur à Lauterbach.
— Hasse ? proposa Nicole Engel derrière eux.
— Non, il ne savait rien de ces tableaux. Quand on les a trouvés, il n’était plus dans l’équipe.
— Euh ! Il manque en effet un lien.
— Attends, dit Bodenstein. Quel rôle joue Nadja von Bredow ? Elle était là quand les jeunes filles ont été violées. Et elle figure aussi dans un des tableaux avec Stefanie et Lauterbach en arrière-plan.
Nicole Engel et Pia se regardèrent d’un air interrogateur.
— Et si elle avait été tout le temps à la ferme ? Elle n’est pas partie avec les garçons pour cacher Laura. Et Nadja connaissait l’existence des tableaux. Tobias lui en a lui-même parlé.
Le Dr Engel et Pia comprirent tout de suite où Bodenstein voulait en venir. Nadja avait-elle fait chanter Lauterbach et l’avait-elle forcé à agir ?
— Rentrons, dit Bodenstein en jetant son gobelet dans la poubelle. Reprenons.
L’eau montait. Centimètre par centimètre. Dans la dernière lueur du soir, Amelie avait vu qu’elle arrivait à la troisième marche.
Ses tentatives d’empêcher l’eau de s’infiltrer avec une grosse couverture n’avaient pas réussi longtemps, la pression de l’eau avait vite repoussé la couverture. À présent il faisait nuit noire, mais elle entendait le bruit de l’eau dans les tuyaux. Elle essayait vainement de calculer combien de temps il faudrait pour que l’eau atteigne la plus haute étagère. Thies était allongé tout contre elle, elle pouvait sentir sa poitrine se soulever et s’abaisser. De temps en temps il avait une toux convulsive. Sa peau était fiévreuse, l’humidité de ce trou finirait par l’achever. Amelie se souvenait qu’il avait l’air déjà malade en arrivant. Comment pourrait-il survivre à tout ça ? Il était si sensible ! Elle avait plusieurs fois essayé de parler avec lui mais il n’avait pas répondu.
— Thies, chuchota-t-elle, ce qui lui était difficile, car ses dents claquaient si fort qu’elle pouvait à peine ouvrir la bouche. Thies, dis quelque chose !
Rien. Le courage finissait par l’abandonner. Le sang-froid d’airain qu’elle avait réussi à conserver tous ces jours et toutes ces nuits s’évanouissait peu à peu dans l’obscurité. Les larmes lui vinrent aux yeux. Il n’y avait plus d’espoir. Elle allait mourir ici, lamentablement noyée ! Blanche-Neige n’avait jamais été trouvée. Pourquoi aurait-elle plus de chance ? L’angoisse la submergeait. Elle sentit qu’on la touchait dans le dos. Thies mit son bras autour d’elle, entoura sa jambe avec la sienne et la serra étroitement contre lui. La chaleur qui émanait de son cœur la réchauffa.
— Pas pleurer Amelie, lui murmura-t-il à l’oreille. Pas pleurer. Je suis là.
— Comment avez-vous appris l’existence de ces tableaux ?
Bodenstein ne s’embarrassa pas de préliminaires. D’un seul coup d’œil, il évalua l’état de Gregor Lauterbach. M. le ministre n’était pas un homme particulièrement solide et la pression agissait sur lui. Après les événements démoralisants de ces derniers jours, il ne tiendrait pas longtemps.
— J’ai reçu des lettres anonymes et des e-mails, répondit Lauterbach en faisant taire d’un mouvement de main son avocat quand celui-ci voulut protester. Ce soir-là dans la grange j’avais perdu mon trousseau de clés et, dans une des lettres, il y avait sa photo. Il était évident que quelqu’un nous avait observés Stefanie et moi.
— Observés à quoi faire ?
— Vous le savez déjà.
Lauterbach leva les yeux et Bodenstein ne vit dans son regard que de l’apitoiement sur soi.
— Stefanie n’arrêtait pas de me provoquer. Je… je ne voulais pas… coucher avec elle, mais elle a été si insistante que… je n’ai pas pu résister.
Bodenstein attendit sans un mot, jusqu’à ce que Lauterbach reprenne d’une voix geignarde.
— Quand je… quand je me suis aperçu que j’avais perdu mon trousseau de clés, j’ai voulu aller le chercher. Ma femme m’aurait arraché les yeux, il y avait aussi la clé du cabinet sur le trousseau !
Il leva les yeux, mendiant la compréhension de ses interlocuteurs. Bodenstein dut s’efforcer de cacher son mépris derrière un air impassible.
— Stefanie m’a dit qu’il valait mieux que je disparaisse. Elle chercherait les clés et me les apporterait plus tard.
— Et c’est ce que vous avez fait ?
— Oui, je suis rentré chez moi.
Bodenstein laissa pour l’instant ce point en suspens.
— Vous avez donc reçu des lettres et des e-mails, dit-il. Qu’est-ce qu’il y avait dedans ?
— Que Thies savait tout. Et que la police ne saurait rien si je continuais à fermer ma gueule.
— Sur quoi vous deviez fermer votre gueule ?
Lauterbach haussa les épaules et secoua la tête.
— Qui a écrit ces lettres, d’après vous ?
De nouveau un haussement d’épaules embarrassé.
— Vous devez bien avoir un soupçon, monsieur Lauterbach ! dit Bodenstein en se penchant vers lui. Vous taire est vraiment la plus mauvaise des solutions.
— Mais je n’en ai aucune idée, répondit Lauterbach avec un désespoir qui ne paraissait pas feint.
Placé devant le fait accompli et poussé dans ses retranchements, il montrait sa vraie nature : Gregor Lauterbach était un faible qui, privé de la protection de sa femme, devenait un pauvre type sans personnalité.
— Je ne sais rien de plus ! Ma femme m’a dit qu’il devait s’agir des tableaux, mais Thies ne pouvait pas avoir écrit des e-mails et des lettres.
— Quand vous a-t-elle dit cela ?
— Un jour. Lauterbach se mit la figure dans les mains et secoua la tête. Je ne sais plus exactement.
— Essayez de vous souvenir, insista Bodenstein. Était-ce avant ou après qu’Amelie eut disparu ? Et comment votre femme le savait-elle ? Qui le lui avait dit ?
— Mon Dieu, je ne sais pas ! gémit Lauterbach. Je ne sais vraiment pas !
— Réfléchissez, dit Bodenstein en se redressant. Le samedi soir où Amelie a disparu, vous étiez allé dîner avec votre femme et le couple Terlinden à l’Ebony Club à Francfort. Votre femme et Christine Terlinden sont rentrées vers 21h 30 et vous êtes revenu avec Claudius Terlinden. Qu’avez-vous fait après avoir quitté l’Ebony Club ?
Gregor Lauterbach réfléchit intensément et parut comprendre que la police savait beaucoup plus de choses qu’il n’avait supposé.
— Oui, je crois que ma femme m’a raconté en allant à Francfort que Thies avait donné à la fille des voisins des tableaux sur lesquels j’étais prétendument représenté, dit-il à contrecœur. Elle l’avait appris dans l’après-midi par une correspondante anonyme. Nous n’avons plus eu ensuite l’occasion d’en parler. Daniela et Christine sont parties à 21 h 30. J’ai interrogé Andreas Jagielski sur Amelie, je savais qu’elle travaillait au Cheval Noir. Jagielski a appelé sa femme et elle lui a confirmé qu’Amelie était en train de travailler. Claudius et moi sommes partis à Altenhain et nous avons attendu la fille dans le parking du Cheval Noir. Mais elle n’est pas venue.
— Que vouliez-vous apprendre d’Amelie ?
— Si c’était elle qui m’avait écrit ces e-mails et ces lettres.
— Et ? C’était elle ?
— Je n’ai pas eu l’occasion de le lui demander. Nous attendions dans l’auto, il était environ 23 heures, 23 h 30 quand Nathalie est arrivée. Je veux dire Nadja. Elle s’appelle maintenant Nadja von Bredow.
Bodenstein échangea un regard avec Pia.
— Elle a fait le tour du parking, continua Lauterbach, en regardant dans les buissons puis elle est allée vers l’arrêt de bus. Ce n’est qu’alors que nous avons vu qu’il y avait un homme dessous. Nadja a essayé de réveiller l’homme mais en vain. Finalement elle est partie. Claudius a appelé le Cheval Noir sur son mobile et a demandé Amelie, mais Mme Jagielski a dit qu’elle était partie depuis longtemps. Après cela, Claudius et moi sommes allés à son bureau. Il avait peur que la police vienne fureter d’ici peu. Il n’avait pas besoin d’une perquisition et il voulait mettre à l’abri quelques documents explosifs.
— Quels documents ? demanda Bodenstein.
Gregor Lauterbach renâcla un peu mais pas longtemps.
— Au fil des années, Claudius Terlinden a pratiqué la corruption à grande échelle. Il a toujours été riche mais il n’a vraiment gagné de l’argent que depuis la fin des années 1990, quand son entreprise a pris de l’expansion et qu’il l’a introduite en Bourse. Il a acquis ainsi une grande influence sur l’économie et la politique. Les meilleures affaires, il les a faites avec les pays contre lesquels il y avait officiellement un embargo, comme l’Iran ou la Corée du Nord. Ces documents, il voulait les faire disparaître dans la soirée, conclut Lauterbach. À présent qu’il n’était plus directement question de lui, il reprenait de l’assurance. Mais il ne voulait pas les détruire, nous les avons apportés dans mon appartement d’Idstein.
— Ah ah !
— Je n’ai rien à voir avec la disparition d’Amelie et de Thies, affirma Lauterbach. Et je n’ai jamais tué personne.
— On verra, dit Bodenstein en rassemblant les photos et en les remettant dans le dossier. Vous pouvez rentrer chez vous. Mais vous restez sous surveillance policière et votre téléphone sera placé sur écoute. Par ailleurs je vous demande de vous tenir à notre disposition. Vous devez me prévenir de toute façon avant de quitter votre maison.
Lauterbach acquiesça humblement.
— Pouvez-vous au moins faire en sorte que mon nom ne soit pas livré en pâture à la presse ?
— Avec la meilleure volonté du monde, je ne peux pas vous le promettre, dit Bodenstein en tendant la main. Les clés de votre appartement d’Idstein, s’il vous plaît.