— Il s’agit du squelette d’une jeune fille qui avait à sa mort entre quinze et dix-huit ans.
Le Dr Kirchhoff était pressé. Il devait prendre un avion pour Londres où on attendait son expertise dans le cadre d’une enquête. Pendant qu’il rangeait la documentation nécessaire dans sa valise, Bodenstein, assis devant le bureau, l’écoutait discourir sur l’état de la suturation de l’artère basilaire, l’os iliaque partiellement fondu et autres indicateurs de l’âge.
— Combien de temps elle est restée dans la cuve ? finit-il par l’interrompre.
— Dix ans, au maximum quinze. Le légiste alla à la visionneuse et fit apparaître une radioscopie. Elle s’était cassé la partie supérieure du bras. On voit clairement la fracture ressoudée.
Bodenstein regarda l’image. Le blanc des os ressortait sur le fond noir.
— Oui, et ce qui est très intéressant…
Kirchhoff appartenait à ce type d’homme qui n’était pas avare de son savoir. Même pressé par le temps il tenait à le rendre captivant. Il feuilleta quelques radios, les posa sur la visionneuse et posa ce qu’il venait de chercher à côté du cliché du bras.
— On lui a retiré les premières molaires des deux côtés de la mâchoire.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Que nous avons fait le travail de vos hommes. Kirchhoff regarda Bodenstein en fronçant les sourcils. Quand nous avons comparé l’empreinte dentaire dans l’ordinateur avec celles des disparus, nous avons gagné le jackpot. La fille est portée disparue depuis 1997 – et regardez… Il mit un autre cliché dans la visionneuse. Nous avons la brisure quand elle était encore fraîche.
Bodenstein s’exhorta à la patience même s’il commençait à comprendre ce que les ouvriers avaient déterré dans le vieil aéroport d’Eschborn. Ostermann avait dressé la liste de toutes les filles et jeunes femmes qui avaient disparu depuis quinze ans et n’étaient jamais réapparues. Parmi elles se trouvaient les noms des deux filles qui avaient été tuées par Tobias Sartorius.
— Les substances organiques ne sont plus analysables, continua Kirchhoff, un séquençage n’est plus possible, mais nous avons pu extraire l’ADN mitochondrial et deuxième jackpot. Pour la jeune fille de la cuve, il s’agit de…
Il s’interrompit, alla à son bureau et fouilla dans une des nombreuses piles de papiers.
— … de Laura Wagner ou de Stefanie Schneeberger, suggéra Bodenstein.
Kirchhoff le regarda et sourit d’un air vexé.
— Vous êtes un vrai rabat-joie, Bodenstein, dit-il. Puisque vous m’avez fait manquer mon effet avec votre impatience, je devrais vous laisser mijoter jusqu’à mon retour de Londres. Mais si vous êtes assez gentil pour m’emmener au S-Bahn par ce temps de chien, je vous dirai en route de laquelle des deux il s’agit.
Pia, assise à son bureau, ruminait. Hier, jusqu’à tard dans la nuit, elle avait étudié les documents et elle était tombée sur plusieurs incongruités. Au premier regard, les faits dans l’enquête Tobias Sartorius étaient clairs, les preuves contre lui sans équivoques. Mais seulement au premier regard. Déjà en lisant les procès-verbaux des interrogatoires, Pia s’était posé des questions auxquelles elle n’avait pas trouvé de réponse. Tobias Sartorius avait vingt ans quand il avait été condamné pour l’homicide volontaire de Stefanie Schneeberger, dix-sept ans, et le meurtre de Laura Wagner, dix-sept ans elle aussi, à la plus lourde peine prévue par la juridiction des mineurs. Tard, dans la soirée du 6 septembre 1997, un voisin avait vu entrer, en l’espace de vingt minutes, les deux jeunes filles dans la maison de la famille Sartorius. Il y avait déjà eu dans la rue une violente altercation entre Tobias et son ex-petite amie Laura Wagner. Auparavant tous les trois étaient allés à la kermesse et, selon des témoins, avaient consommé une forte dose d’alcool. Le tribunal avait tenu pour acquis que Tobias, sous le coup de l’émotion, avait assassiné son amie Stefanie Schneeberger avec un cric de voiture puis son ex-petite amie Laura, qui avait été témoin des faits. Étant donné la quantité de sang de Laura qu’on avait trouvé partout dans la maison, sur les vêtements de Tobias et dans le coffre de son auto, l’acte avait dû être perpétré avec une extrême brutalité. Les qualifications de cruauté et d’occultation d’un délit avaient donc été retenues. Durant une perquisition, on avait retrouvé le sac à dos de Stefanie dans la chambre de Tobias et la chaîne de cou de Laura sous un évier, dans la laiterie, et enfin l’arme du crime, le cric, dans la fosse à purin, derrière l’étable. L’argumentation de la défense selon laquelle Stefanie aurait oublié son sac à dos dans la chambre de son ami après leur dispute n’avait pas été prise en compte. Des témoins avaient vu Tobias plus tard, peu après 23 heures, quitter Altenhain dans son auto. Mais vers 23 h 45 ses amis Jörg Richter et Felix Pietsch disaient lui avoir parlé devant la porte de sa maison ! Il aurait été couvert de sang et avait refusé de venir grimper au mât de cocagne.
Pia avait achoppé sur ces horaires. Le tribunal avait admis que Tobias avait évacué les cadavres des deux jeunes filles dans le coffre de sa voiture. Mais aurait-il pu le faire dans un laps de temps de trois quarts d’heure ? Pia avala une gorgée de café et appuya pensivement son menton sur son poing. Les collègues d’autrefois avaient enquêté à fond et interrogé presque chaque habitant d’Altenhain. Elle avait pourtant l’impression diffuse que quelque chose avait été omis.
La porte s’ouvrit et son collègue Hasse apparut sur le seuil. Il était blanc comme un linge, seul son nez était d’un rouge luisant pour avoir été trop mouché.
— Alors, dit Pia, ça va mieux ?
Pour toute réponse, Hasse éternua deux fois, puis il reprit son souffle et haussa les épaules.
— Andreas, rentre chez toi, dit Pia en secouant la tête. Mets-toi au lit et soigne-toi. Ici, pour le moment, c’est le calme plat.
— Où tu en es avec ton truc ? dit-il en indiquant d’un air soupçonneux les dossiers qui s’entassaient sur le sol à côté du bureau de Pia. Tu as trouvé quelque chose ?
Elle s’étonna de ce brusque intérêt, mais sans doute n’était-il dicté que par la crainte qu’elle lui demande de l’aider.
— C’est selon, répondit-elle. Au premier regard, tout paraît avoir été soigneusement vérifié. Mais malgré cela quelque chose cloche. Qui a mené l’enquête ?
— Le commissaire Brecht de la K11 de Francfort, dit Hasse. Mais si tu veux lui parler, tu arrives un an trop tard. Il est mort l’hiver dernier. Je suis allé à son enterrement.
— Ah bon.
— Un an après sa retraite. C’est tout bénéfice pour l’État. On bosse jusqu’à soixante-cinq ans et juste après on est bon pour la caisse.
Pia perçut l’habituelle amertume dans sa voix. Pourtant tout au long de sa vie, le collègue Hasse n’avait certes pas risqué de se tuer à la tâche.
Après avoir déposé le Dr Kirchhoff à sa station de métro, Bodenstein prit la direction de Francfort. Les parents de Laura Wagner allaient enfin connaître aujourd’hui le sort de leur fille. Pour eux ce serait sans doute un soulagement d’enterrer après onze ans les restes de la jeune fille et de pouvoir enfin faire leur deuil. Il était tellement plongé dans ses pensées qu’il mit quelques secondes avant de reconnaître le numéro d’immatriculation de la X5 de couleur foncée qui était devant lui. Que faisait Cosima à Francfort ? Pas plus tard que ce matin, ne s’était-elle pas lamentée de devoir passer le reste de la semaine à Mayence parce que le montage du film n’avançait pas ? Bodenstein composa le numéro du téléphone mobile de sa femme. Bien que la vision soit floue à travers la bruine, il distinguait la conductrice en train de téléphoner. Il sourit en entendant la voix familière résonner dans l’appareil. Regarde dans ton rétroviseur, s’apprêtait-il à dire, quand une soudaine inspiration l’arrêta. Les paroles de sa sœur résonnaient dans sa tête. Il allait mettre Cosima à l’épreuve pour se persuader que sa méfiance était injustifiée.
— Qu’est-ce que tu es en train de faire ? demanda-t-il donc.
Sa réponse lui coupa le souffle.
— Je suis encore à Mayence, aujourd’hui rien ne va, répondit-elle sur un ton qui normalement n’aurait pas éveillé chez lui le moindre soupçon.
Le mensonge lui causa un tel choc qu’il se mit à trembler. Ses mains se cramponnèrent au volant, il leva le pied, rétrograda et se laissa doubler par une autre voiture. Elle mentait ! Elle continuait à mentir ! Pendant qu’elle mettait son clignotant à droite et tournait sur l’A5, elle lui racontait qu’elle avait dû changer l’enchaînement des scènes et qu’elle serait en retard pour le montage.
— Nous avons la salle de montage à notre disposition jusqu’à minuit, dit-elle.
Le sang bruissait dans ses oreilles. Savoir que Cosima, sa Cosima, lui mentait froidement de la façon la plus éhontée. C’était au-delà de ses forces. Il aurait voulu lui crier, s’il te plaît, s’il te plaît, je roule derrière toi ! Mais il n’arrivait pas à parler, il bredouilla quelque chose et interrompit la conversation. Il fit le reste du trajet jusqu’au commissariat dans une sorte de transe. Près du garage où étaient parqués les véhicules de patrouille, il arrêta le moteur et resta assis dans la voiture. La pluie crépitait sur le toit de la BMW, ruisselait sur les vitres. Son monde volait en éclats. Pourquoi, bon Dieu, Cosima lui mentait-elle ? L’unique explication était qu’elle faisait quelque chose qu’il ne devait pas apprendre. C’était comme ça pour les autres, mais pas pour lui ! Il lui fallut un quart d’heure avant de pouvoir descendre de voiture et entrer dans le bâtiment.
Sous une bruine persistante, Tobias chargeait la remorque du tracteur pour tout transporter dans des conteneurs qui avaient été déposés à côté de la fosse à purin vide. Des morceaux de bois, des objets encombrants, des ordures diverses. Le type de l’entreprise de traitement des déchets avait plusieurs fois fait remarquer que ça lui coûterait cher s’il ne triait pas ses ordures. Le ferrailleur était passé à la ferme à midi pour les objets en métal. L’homme avait vu danser les dollars quand il avait compris quelle mine d’or il avait sous les yeux. Il avait tout embarqué avec deux aides, des chaînes rouillées, qui servaient autrefois à attacher les vaches, à presque tout ce que contenaient l’étable et la grange. Le ferrailleur avait donné quatre cent cinquante euros à Tobias et promis de revenir chercher le reste la semaine suivante. Tobias savait que chacun de ses gestes était observé avec les yeux d’Argus par Paschke, son voisin. Le vieux se cachait derrière les rideaux mais jetait de temps en temps un coup d’œil par la fente. Tobias n’en avait cure. Quand son père arriva du travail à 16 h 30, les montagnes d’immondices dans la cour de derrière avaient disparu.
— Mais les chaises, protesta Hartmut Sartorius effaré. Elles pouvaient encore servir. Et les tables. On aurait pu les repeindre aussi…
Tobias poussa son père dans la maison, puis il alluma une cigarette et s’accorda une première pause bien méritée. Il s’assit en haut du perron et regarda avec satisfaction la cour débarrassée au milieu de laquelle ne s’élevait plus qu’un vieux châtaignier. Nadja. Pour la première fois, il s’autorisa à revenir sur la nuit passée. Il avait trente ans mais en ce qui concernait le sexe, il était un bleu. En comparaison de l’amour avec Nadja, ses expériences précédentes lui paraissaient enfantines. Son imagination, par manque de comparaison, les avait grossies en quelque chose de grandiose et d’unique mais à présent il pouvait les ramener à leurs véritables proportions. Des enfantillages, un va-et-vient honteux dans un lit d’adolescent douteux, le jean et le slip aux genoux, l’oreille en éveil, de crainte d’une entrée inopportune des parents, car la porte n’avait pas de serrure.
— Peuh, soupira-t-il pensivement.
Ça paraissait emphatique mais Nadja avait vraiment fait de lui un homme. Après la première étreinte sur le canapé, ils étaient allés au lit et il avait pensé que ça n’irait pas plus loin. Ils s’étaient étreints, caressés, ils avaient parlé et Nadja lui avait avoué qu’autrefois elle l’avait aimé. Elle n’en avait pris conscience que lorsqu’il eut disparu de sa vie. Et toutes ces années, chaque fois qu’elle rencontrait un homme, inconsciemment elle le comparait à lui. Cet aveu, dans la bouche de cette femme superbe où il ne pouvait plus retrouver son amie d’enfance, l’avait agacé et en même temps l’avait rendu profondément heureux. Cela lui avait permis d’atteindre à des performances corporelles mêlées de transpiration dont il ne se serait pas cru capable. Il n’en finissait pas de la respirer, de la goûter, de la sentir. Simplement magnifique. Glorieusement lascif. Tobias était plongé dans ses pensées quand il entendit des pas légers et sursauta en voyant une silhouette inattendue surgir du coin de la maison.
— Thies ? s’exclama-t-il, étonné.
Il se leva mais se garda bien d’aller vers le fils des voisins, encore moins de l’embrasser. Thies Terlinden n’aurait jamais supporté une telle familiarité. D’ailleurs il ne leva même pas les yeux, se contentant de se tenir en silence devant lui, les bras le long du corps. On ne percevait pas plus son handicap qu’autrefois. À présent Lars devait être pareil à lui. Lars, son jumeau plus jeune de deux minutes qui, grâce à la maladie de son frère, était devenu involontairement le prince héritier de la dynastie des Terlinden. Le meilleur ami de Tobias, qu’il n’avait plus jamais revu après cette journée fatale de septembre 1997. Il se rappela alors qu’il n’avait pas parlé de Lars avec Nadja, pourtant ils avaient été tous les trois comme frère et sœur. Ils s’étaient baptisés Kalle, Anders et Eva-Lotte, les Roses blanches, comme dans Astrid Lindgren. Soudain Thies fit un pas vers Tobias, et à son étonnement lui tendit la main, la paume tournée vers le haut. Étonné, Tobias comprit ce que Thies voulait : ils avaient autrefois l’habitude de se saluer avec trois claques. C’était leur signe de reconnaissance secret, plus tard une plaisanterie qu’ils avaient conservée. Un léger sourire apparut sur le joli visage de Thies quand Tobias lui claqua trois fois la paume.
— Hello Tobi, dit-il, de sa voix uniforme sans intonation. Bien que tu sois de nouveau, ici.
Amelie passait une éponge sur le long comptoir. La salle du Cheval Noir était encore vide, il était 17 h 30, trop tôt pour la clientèle du soir. À son propre étonnement, il ne lui avait pas été difficile de renoncer ce matin à sa tenue vestimentaire habituelle. Sa mère n’avait-elle pas raison une fois de plus et son Dasein gothique n’était-il pas une phase post-pubère plutôt qu’une expérience existentielle comme elle le prétendait ? À Berlin, elle se sentait bien dans ses larges vêtements noirs, et la quincaillerie, le maquillage, la coiffure élaborée qui allaient avec. Ses amis s’habillaient comme elle et personne ne se retournait lorsqu’ils s’abattaient en bande dans les rues comme un vol noir de corbeaux, cognaient contre les réverbères avec leurs lourds godillots et à l’occasion jouaient au football avec les poubelles. Ce que pouvaient bien dire les professeurs et les beaufs, elle n’en avait vraiment rien à cirer. Des objets dérangeants qui bougeaient les lèvres et disaient des choses insignifiantes. Mais soudain tout avait changé. Dimanche, les regards appréciateurs des clients sur sa silhouette et son profond décolleté lui avaient plu. Plus que cela. Elle avait marché sur un nuage en comprenant que tous les hommes au Cheval Noir regardaient son derrière, y compris Claudius Terlinden et Gregor Lauterbach. Elle en ressentait encore de la fierté. Jenny Jagielski apparut dans la cuisine en se dandinant, ses semelles de crêpe produisaient un bruit jacassant. En voyant Amelie elle écarquilla les yeux.
— De l’épouvantail à la vamp, remarqua-t-elle avec aigreur. Bon, si ça plaît.
Elle examina d’un œil critique le travail d’Amélie, promena un doigt sur les plaques de cuisson et parut satisfaite.
— Tu peux laver les verres, mon frère une fois de plus ne l’a pas fait.
Des douzaines de verres sales du repas de midi étaient posés à côté de l’évier. Amelie accepta sans rechigner. L’essentiel c’était qu’elle touche son fric chaque soir. Jenny se jucha sur un tabouret de bar devant le comptoir et alluma une cigarette malgré l’interdiction de fumer. Elle le faisait souvent quand elle était seule et de bonne humeur comme aujourd’hui. Amelie pensa que c’était le moment rêvé pour l’interroger sur Tobias Sartorius.
— Je le connaissais, bien sûr, répondit Jenny. Le Tobi était pote avec mon frère et il venait souvent chez nous. Elle soupira et secoua la tête. Malgré tout, il aurait mieux valu qu’il ne revienne pas ici.
— Pourquoi ?
— Eh ben, imagine ce que c’est pour Manfred et Andrea de rencontrer l’assassin de leur fille.
Amelie essuyait les verres déjà lavés, les polissant d’un air songeur.
— Qu’est-ce qui s’est passé autrefois ? demanda-t-elle comme en passant, mais cette précaution était inutile, sa patronne était d’humeur bavarde.
— Tobi a été d’abord avec Laura, puis avec Stefanie. Elle était nouvelle à Altenhain. Le jour où elles ont disparu toutes les deux, il y avait la kermesse. Tout le village était sous la tente. J’avais quatorze ans à cette époque et c’était si super que j’y ai passé la journée. Honnêtement je n’ai pas su ce qui s’était passé. Ce n’est que le matin suivant, quand la police s’est pointée avec des chiens, l’hélicoptère et tout le tremblement, que j’ai appris que Laura et Stefanie avaient disparu.
— J’aurais pas pensé qu’un truc aussi excitant ait pu arriver dans ce trou.
— Excitant, oui pour sûr ça l’était, répondit Jenny en regardant d’un air pensif sa cigarette qui se consumait entre ses doigts boudinés. Mais depuis, le village n’est plus ce qu’il était. Avant, tout le monde était ami avec tout le monde. Plus maintenant. Le père de Tobi était le patron du Coq d’Or et chaque soir il y avait une sacrée ambiance, bien plus qu’ici. Ils avaient une salle immense et pendant le carnaval tout se passait là-bas. Le Cheval Noir n’existait pas. Mon mari était cuisinier au Coq d’Or.
Elle était plongée dans ses souvenirs. Amelie poussa vers elle un cendrier.
— Je sais que la police a interrogé Jörg et ses amis pendant des heures, continua enfin Jenny. Personne ne savait rien. Et ensuite, on a dit que Tobi avait assassiné les deux filles. La police avait trouvé du sang de Laura dans la voiture de Tobi et les affaires de Stefanie sous son lit. En plus le cric avec lequel Stefanie avait été tuée était dans la fosse à purin de Sartorius.
— Ça faisait beaucoup. Vous avez connu Laura et Stefanie ?
— La Laura, oui. Elle faisait partie de la même clique que mon frère, Felix, Micha, Tobi, Nathalie, Lars.
— Nathalie ? Lars ?
— Lars Terlinden. Et la Nathalie Unger est devenue une comédienne célèbre. Maintenant elle s’appelle Nadja von Bredow. Tu l’as peut-être vue à la télé, dit Jenny en fixant le vide devant elle. Tous les deux ont fait leur chemin. Lars a un super-job dans une banque. Lequel, au juste, je sais pas. Il a plus jamais remis les pieds à Altenhain. Moi, j’ai toujours rêvé du vaste monde. Mais ça se passe souvent autrement qu’on croyait…
Amelie pouvait difficilement se représenter sa grosse patronne, chroniquement de mauvaise humeur, comme une joyeuse gamine de quatorze ans. Mais si elle était si souvent acariâtre c’était peut-être parce qu’elle était coincée dans ce bled avec trois enfants en bas âge et un mari qui l’appelait Micheline, pour se foutre de sa silhouette devant tout le monde.
— Et Stefanie ? demanda Amelie, en voyant que Jenny menaçait de s’enfoncer dans ses souvenirs. Comment elle était ?
— Hum, dit Jenny les yeux perdus dans le vide. Elle était belle. Blanche comme la neige, rouge comme le sang, noire comme l’ébène.
Son regard s’arrêta sur Amelie. Ses yeux bleus aux cils bonds faisaient penser à ceux d’un cochon.
— Tu lui ressembles un peu.
Ça n’avait pas l’air d’être un compliment.
— Vraiment ? dit Amelie en interrompant son travail.
— Stefanie était d’un autre calibre que les autres filles du village. Elle était pas arrivée avec ses parents que déjà Tobi s’était amouraché d’elle et avait rompu avec Laura. Jenny ricana avec mépris. Mon frère a cru qu’il avait sa chance. Tous les jeunes étaient dingues de Laura. Elle était vraiment jolie. Mais rudement lunatique. Elle a piqué une colère noire quand Stefanie est devenue Miss Kermesse et pas elle.
— Pourquoi les Schneeberger sont-ils partis ?
— Tu resterais dans un village où ton enfant a été sauvagement assassinée ? Ils sont restés encore environ trois mois puis un beau jour ils sont partis.
— Hum. Et Tobi ? Quel genre de type c’était ?
— Oh, toutes les filles étaient amoureuses de lui. Moi aussi. Jenny sourit avec nostalgie en se rappelant cette époque où elle était jeune, mince et remplie de rêves. Il était super et aussi… cool. Pas prétentieux comme les autres jeunes. Quand ils allaient à la piscine, lui était d’accord pour m’emmener. Les autres râlaient à cause de cette petite crampon qui devait rester à la maison. Non, il était gentil. Et intelligent en plus. Tout le monde croyait qu’il deviendrait quelqu’un d’important. Et après ! Mais l’alcool vous change un homme. Quand Tobi était saoul, il n’était plus lui-même…
La porte s’ouvrit, deux hommes entrèrent et Jenny écrasa sa cigarette dans le cendrier. Amelie rangea les verres lavés, puis elle s’approcha des clients et leur tendit le menu. En revenant, elle prit le journal posé sur une table. Son regard tomba sur la première page des informations locales du journal. La police recherchait l’homme qui avait poussé la mère de Tobias par-dessus le pont.
— Merde, murmura Amelie.
La photo était de mauvaise qualité, pourtant elle avait reconnu l’homme immédiatement.
Bodenstein redoutait de se retrouver en face de Cosima. Il était resté au bureau à réfléchir jusqu’au moment où il avait bien fallu y aller. Quand il arriva, elle était en haut, en train de prendre un bain, comme le trahissaient les bruits d’eau. Il s’arrêta dans la cuisine les bras ballants, quand son regard tomba sur le sac suspendu au dossier d’une chaise. Bodenstein n’avait jamais de sa vie fouillé dans le sac de sa femme. Cela ne lui serait pas plus venu à l’esprit que de fureter dans son bureau. Il lui avait toujours fait confiance, et partait du principe qu’elle n’avait rien à lui cacher. À présent tout avait changé. Il combattit un instant avec lui-même puis il attrapa le sac et fouilla pour trouver son téléphone mobile. Le cœur lui battait jusqu’aux lèvres quand il ouvrit l’appareil. Elle ne l’avait pas fermé. Bodenstein savait qu’il commettait le pire abus de confiance mais il ne pouvait pas faire autrement. Dans Menu, il appela la liste des appels et examina les SMS. Hier soir, à 21 h 48 elle avait eu un court message d’un correspondant inconnu : Ce matin à 9 h 30 ? Même endroit ? Et elle avait répondu une minute plus tard : Entendu, je me réjouis !!! Trois points d’exclamation. Il éprouva une sensation de vide dans son estomac. Les craintes qui l’avaient poursuivi toute la journée ne semblaient que trop justifiées. Les trois points d’exclamation excluaient la possibilité d’un innocent rendez-vous chez le médecin ou le coiffeur. Pour ça elle ne se serait pas réjouie un lundi soir à 21 h 50. Bodenstein tendait l’oreille vers le premier étage tout en cherchant d’autres messages compromettants sur le mobile. Mais Cosima devait avoir effacé la mémoire, il ne trouva rien. Il sortit son propre appareil et mémorisa le numéro de téléphone de cet inconnu qui rencontrait son épouse pendant les matinées ouvrables à 9 h 30 et apparemment de façon habituelle. Bodenstein referma le mobile et le laissa tomber dans le sac. Il se sentait misérable. L’idée que Cosima le trompait, lui mentait, était insupportable. En vingt-cinq ans de mariage, il ne lui avait jamais menti. Ce n’était pas toujours facile d’être toujours droit et honnête, mais les fausses promesses étaient profondément contraires à son caractère et à sa stricte éducation. Devait-il monter et la confronter à ses soupçons, lui demander pourquoi elle avait menti ? Bodenstein passa ses doigts dans son épaisse chevelure sombre et prit une profonde aspiration. Non ! Il décida de ne rien lui dire. De conserver encore un moment l’apparence et l’illusion d’une relation intacte. Cela pouvait paraître lâche, mais il ne se sentait pas capable de ficher sa vie en l’air. Il subsistait encore un minuscule espoir que les choses ne soient pas ce qu’elles paraissaient être.
Ils arrivèrent à deux ou en petits groupes et furent introduits dans l’église par la porte de derrière, après avoir dit le mot de passe. L’invitation avait été orale, le mot de passe était indispensable, car il voulait être sûr qu’ils seraient entre eux. Onze ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait convoqué une telle assemblée secrète, et évité de la sorte un grand malheur. Maintenant il était temps de reprendre les choses en main avant que la situation ne dégénère. Il se tenait debout à côté de l’orgue sur la galerie, caché derrière une poutre et, avec une nervosité grandissante, il observa si les rangées de chaises se remplissaient. La lueur des rares cierges sur l’autel projetait des ombres grotesques au plafond et sur les voûtes de la nef. La lumière électrique aurait peut-être attiré l’attention car même l’épais brouillard qui régnait dehors n’aurait pas caché les vitraux illuminés. Il toussota, frotta ses mains l’une contre l’autre. Un coup d’œil sur sa montre lui apprit qu’il était temps. Ils étaient tous là. Il descendit lentement l’escalier à vis. Les marches craquaient sous son poids. Quand, sortant de l’obscurité, il émergea dans la faible lumière des bougies, les conversations à voix basse cessèrent. La cloche de l’église frappa trois coups. Une chorégraphie parfaite. Il s’arrêta dans l’allée centrale devant le premier banc, regardant les visages familiers. Ce qu’il vit lui redonna du courage. Tous les yeux étaient levés vers lui et il lisait en eux la même détermination qu’autrefois. Tous avaient compris pourquoi ils étaient là.
— Merci d’être venus ce soir, dit-il en commençant le discours qu’il avait depuis longtemps peaufiné dans sa tête.
Bien qu’il parlât doucement, sa voix résonnait jusqu’au moindre coin de la grande nef. L’acoustique de l’église était parfaite, les répétitions du chœur le lui avaient appris.
— La situation est devenue ingérable, depuis qu’il est revenu et je vous ai rassemblés ici pour décider de la suite à donner à cette affaire.
Il n’était pas un orateur expérimenté et il tremblait à l’intérieur de lui comme chaque fois qu’il devait prendre la parole. Cependant il réussit à résumer en peu de mots sa préoccupation et celle du village. Il n’était pas nécessaire d’expliquer aux personnes présentes de quoi il s’agissait ce soir et personne ne broncha quand il leur fit part de sa décision. Pendant un instant régna un silence de mort. Quelqu’un fit entendre une toux réprimée. Il sentit la sueur lui couler dans le dos. Même s’il était persuadé de la nécessité absolue de sa proposition, il avait aussi conscience qu’il était dans une église et qu’il lançait un appel au meurtre. Son regard glissa sur les visages des trente-quatre hommes et femmes assis devant lui. Il connaissait chacun d’eux depuis qu’il pouvait penser. Aucun ne laisserait filtrer un mot de ce qu’il venait de dire. Autrefois, il y avait onze ans, ça n’avait pas été différent. Il attendit, tendu.
— Je suis d’accord, lança une voix au troisième rang.
Un silence suivit. Il manquait encore un bénévole. Il devait au moins être trois.
— Moi aussi, finit par dire quelqu’un.
Un soupir parcourut l’assemblée.
— Bien.
Il était soulagé. Un instant, il avait eu peur qu’ils ne fassent marche arrière.
— Ce sera un avertissement. S’il refuse de s’en aller, nous passerons aux choses sérieuses.