— Mon Dieu, s’exclama le Dr Daniela Lauterbach quand Bodenstein lui expliqua comment il avait eu son numéro de téléphone. Rita était une amie. Jusqu’à ce qu’elle divorce, il y a quelques années, nous étions voisines.
— Un témoin prétend qu’on a poussé Mme Cramer par-dessus la rambarde de la passerelle, dit Bodenstein. C’est pourquoi nous orientons notre enquête vers une tentative de meurtre par un inconnu.
— C’est affreux. Pauvre Rita ! Comment va-t-elle ?
— Pas bien. Son état est critique.
Le Dr Lauterbach joignit les mains comme pour une prière et secoua la tête d’un air ému. Bodenstein lui donnait entre quarante et cinquante ans. Elle avait une silhouette très féminine, une sombre chevelure brillante retenue par un simple ruban. Ses yeux marron entourés par de petites rides rayonnaient de sympathie et avaient même quelque chose de maternel. C’était certainement un docteur qui accordait du temps et de l’intérêt à ses patients. Le cabinet était situé dans la zone piétonne de Königstein au-dessus d’une bijouterie : des grandes pièces claires, hautes de plafond et parquetées.
— Allons dans mon bureau, proposa la doctoresse.
Bodenstein la suivit dans une vaste pièce que dominait un imposant bureau ancien. Aux murs, des tableaux expressionnistes de grand format faisaient, par leurs lugubres couleurs, un contraste fascinant avec l’aspect chaleureux du lieu.
— Puis-je vous offrir un café ?
— Volontiers, merci, dit Bodenstein en souriant. Je n’ai pas encore eu l’occasion d’en boire un de la journée.
Daniela Lauterbach mit une tasse sous la machine à expressos qui était posée sur une console à côté de revues médicales et pressa sur le bouton. Une odeur appétissante de café fraîchement moulu envahit la pièce.
— Vous aussi vous êtes matinale, d’autant plus que c’est samedi, répliqua Bodenstein.
La veille au soir, il avait laissé un message sur le répondeur du cabinet et elle l’avait rappelé ce matin vers 7 h 30.
— Le samedi matin je fais mes visites, dit-elle en lui tendant une tasse de café avec du lait et du sucre qu’il refusa en remerciant. Puis il y a les inévitables paperasses à remplir. Toujours plus malheureusement. Je préférerais consacrer ce temps à mes patients.
Elle l’invita à s’asseoir d’un geste et Bodenstein se laissa tomber sur la chaise des visiteurs. Derrière le bureau la fenêtre offrait une vue magnifique au-delà du parc sur le château en ruine de Königstein.
— En quoi puis-je vous aider ? demanda Daniela Lauterbach, après avoir pris une gorgée de café.
— Dans l’appartement de Mme Cramer, nous n’avons trouvé aucune indication sur un proche. Y a-t-il quelqu’un que nous devons avertir de l’accident ?
— Rita a toujours de bons rapports avec son ancien mari. Je suis sûre qu’il s’occupera d’elle. Elle secoua à nouveau la tête. Qui peut avoir fait cela ? dit-elle en regardant pensivement Bodenstein de ses yeux fauves.
— Nous aimerions le savoir. Avait-elle des ennemis ?
— Rita ? Mon Dieu, non ! Elle était si gentille. Et pourtant elle avait dû en endurer dans sa vie. Mais elle n’était pas devenue amère.
— En endurer ? Que voulez-vous dire ?
Bodenstein regarda la doctoresse avec attention. Sa façon calme et sobre de s’exprimer lui était sympathique. Son propre médecin traitait ses patients à la chaîne. Chaque fois que Bodenstein allait le consulter, il en ressortait agacé par sa manière expéditive de l’examiner.
— Son fils a dû faire de la prison, répondit le Dr Lauterbach en soupirant. C’était affreux pour Rita. C’est cela finalement qui a brisé leur couple.
Bodenstein, qui était en train de porter sa tasse à sa bouche, arrêta son geste.
— Le fils de Mme Cramer est en prison ? Pourquoi ?
— Il était en prison, il a été libéré il y a deux jours. Il a assassiné deux jeunes filles, il y a dix ans de cela.
Bodenstein se creusa la tête sans pouvoir se rappeler un double meurtrier du nom de Cramer.
— Après son divorce, Rita a repris son nom de jeune fille pour qu’on ne fasse pas immédiatement la relation avec cet affreux événement, expliqua le Dr Lauterbach comme si elle lisait dans les pensées de Bodenstein. Avant, elle s’appelait Sartorius.
Pia n’en croyait pas ses yeux. Elle parcourut incrédule la sèche missive de l’office d’urbanisme écrite sur du papier recyclé grisâtre. Son cœur avait fait un bond de joie quand elle avait trouvé dans sa boîte une lettre de la municipalité de Francfort qu’elle était en train de lire, mais qui ne contenait pas du tout ce qu’elle espérait. Depuis que Christoph et elle avaient décidé de vivre ensemble au Birkenhof, ils avaient projeté d’agrandir la maison qui était trop petite pour deux personnes, sans compter les éventuels invités. Pia avait fait faire un plan par un ami architecte et déposé une demande de permis de construire. Depuis, elle attendait cette autorisation avec impatience car elle aurait voulu commencer tout de suite. Elle lut la lettre une deuxième puis une troisième fois, la reposa, se leva de la table de la cuisine et alla dans la salle de bains. Après une douche rapide, elle noua un drap de bain autour d’elle et s’observa dans le miroir. Il était 3 h 30 quand ils avaient quitté la soirée et elle s’était levée à 7 heures pour faire sortir les chiens et nourrir les bêtes. Après quoi elle avait mis à profit un court répit de la pluie pour faire sortir les deux chevaux et nettoyer leur box. Il était évident qu’elle n’avait plus l’âge des trop longues soirées. À quarante et un ans on ne passe pas une nuit blanche comme à vingt et un. Elle brossa pensivement ses cheveux blonds longs jusqu’aux épaules et se fit deux nattes. Après cette mauvaise nouvelle, il n’était plus question de dormir. Pia alla chercher la lettre dans la cuisine et entra dans la chambre.
— Hé, chérie, murmura Christoph en clignant sous la lumière des yeux ensommeillés. Quelle heure est-il ?
— 9 h 50.
Il se redressa et se massa les tempes en soupirant. Contrairement à son habitude, hier soir il avait pas mal bu.
— À quelle heure est l’avion d’Annika ?
— À 2 heures de l’après-midi. Nous avons une foule de choses à faire.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en voyant la lettre dans la main de Pia.
— Une catastrophe, répondit-elle d’un air sombre. L’office d’urbanisme a écrit.
— Et ? dit Christoph en s’efforçant de se réveiller.
— Un décret de démolition !
— Comment ça ?
— Le précédent propriétaire a fait sa maison sans autorisation, tu imagines ! Et avec notre demande de permis de construire nous avons réveillé le chien qui dormait. L’autorisation ne mentionne qu’une cabane de jardin et des écuries. Je ne comprends pas. Elle s’assit au bord du lit en secouant la tête. Je suis domiciliée ici depuis des années, la voirie enlève mes poubelles, je paie l’eau et le tout-à-l’égout. Qu’est-ce qu’ils croyaient ? Que je vivais dans une cabane de jardin ?
— Montre.
Christoph lut la lettre en se grattant la tête.
— Nous allons déposer un recours. Ce n’est pas possible. Le voisin construit une véritable cathédrale et, toi, tu ne pourrais pas construire une petite maison !
Le téléphone mobile posé sur la table de nuit sonna. Pia, qui aujourd’hui était de service, le prit sans grand enthousiasme. Elle écouta une minute en silence.
— J’arrive, dit-elle en jetant l’appareil sur le lit. Bon Dieu.
— Il faut que tu partes ?
— Oui, malheureusement. Un jeune s’est présenté au commissariat de Niederhöchstadt. Il prétend avoir vu un homme faire passer la femme par-dessus la rambarde.
Christoph lui entoura les épaules et l’attira contre lui. Pia poussa un profond soupir. Il l’embrassa sur la joue puis sur la bouche. Ce jeune aurait bien pu attendre l’après-midi pour faire sa déclaration. Pia n’avait aucune envie d’aller travailler. C’est Behnke normalement qui aurait dû être de service. Mais il était malade. Et Hasse aussi était malade ! Qu’ils aillent au diable ces cons ! Pia se laissa tomber en arrière et se frotta au corps chaud de sommeil de Christoph. Il glissa sa main sous la serviette de bain et lui caressa le ventre.
— Ne te fais pas de souci à cause de ce papelard. Nous trouverons une solution. On ne va pas renoncer si vite.
— Toujours des problèmes, murmura Pia et elle décida que le jeune pouvait attendre encore une heure au commissariat de Niederhöchstadt.
Assis dans sa voiture Bodenstein attendait sa collègue devant l’hôpital de Bad Soden. Daniela Lauterbach lui avait donné l’adresse de l’ex-mari de Rita Cramer à Altenhain mais, avant d’aller lui annoncer la mauvaise nouvelle, il avait voulu s’informer de l’état de santé de son ex-femme. Elle avait survécu à la première nuit et, après l’opération, avait été plongée dans un coma artificiel. Il était 11 h 30 quand Pia s’arrêta à côté de lui, descendit de voiture et s’approcha en faisant de grands pas pour éviter les flaques.
— Le jeune a pu fournir une description assez juste de l’homme, dit-elle en se laissant tomber sur le siège passager et en bouclant sa ceinture. Kai pourra extraire une photo du film pris par les caméras de surveillance. Nous pourrons en tirer un portrait-robot pour un avis de recherche.
— Très bien.
Pia démarra. Il avait demandé à Pia de l’accompagner chez le mari de Rita Cramer. Pendant le bref trajet jusqu’à Altenhain, il lui répéta sa conversation avec le Dr Lauterbach. Pia avait de la peine à se concentrer. Elle était beaucoup plus préoccupée par la lettre de l’office d’urbanisme. Un décret de démolition ! Elle avait tout envisagé sauf ça ! Et si la ville prenait l’affaire au sérieux et les obligeait à détruire la maison ? Où iraient-ils Christoph et elle ?
— Tu m’écoutes ? demanda Bodenstein.
— Oui, répondit Pia. Sartorius. La voisine. Altenhain. Excuse-moi nous ne sommes rentrés qu’à 4 heures du matin.
Elle bâilla et ferma les yeux. Elle était morte de fatigue. Malheureusement elle n’avait pas la maîtrise de soi de Bodenstein. Même après une nuit blanche et une enquête éprouvante, il ne se laissait jamais aller. L’avait-elle jamais vu bâiller ?
— L’affaire fait déjà les gros titres, entendit-elle son chef dire. Tobias Sartorius a été condamné pour meurtre et homicide volontaire uniquement sur des indices.
— Ah oui, murmura-t-elle, je me rappelle vaguement. Un double meurtre sans cadavres. Il est toujours à l’ombre ?
— Non. Sartorius est sorti de prison mercredi. Il est retourné à Altenhain, chez son père.
Pia réfléchit quelques secondes sans ouvrir les yeux.
— Tu veux dire qu’il pourrait y avoir un rapport entre sa libération et l’agression contre sa mère ?
Bodenstein lui lança un regard amusé.
— Incroyable, dit-il.
— Quoi ?
— Ta perspicacité ne t’abandonne pas même quand tu somnoles.
— Je suis tout à fait réveillée, assura Pia en retenant de toutes ses forces un nouveau bâillement.
Ils dépassèrent le panneau qui signalait Altenhain et arrivèrent à l’adresse que Daniela Lauterbach avait donnée à Bodenstein. Il se gara sur le parking abandonné de l’ancienne auberge. Un homme était justement en train de recouvrir avec de la peinture blanche un graffiti proclamant – ICI HABITE UN SALAUD D’ASSASSIN. Les lettres rouges continuaient à briller sous la couche de peinture blanche. Sur le trottoir devant l’entrée de la cour se tenaient trois femmes d’âge moyen.
— Espèce d’assassin ! piaillait l’une d’elles quand Bodenstein et Pia descendirent de voiture. Fiche le camp d’ici, espèce d’ordure ! Sinon, tu vas le payer de ta vie !
Elle cracha par terre.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Bodenstein, mais les trois femmes se contentèrent de déguerpir.
L’homme avait complètement ignoré les injures. Bodenstein le salua poliment et se présenta ainsi que Pia.
— Qu’est-ce que ces femmes vous voulaient ? s’enquit Pia avec curiosité.
— Demandez-le-leur, répondit sèchement l’homme.
Il leur jeta un regard indifférent et continua son travail. Malgré le froid il ne portait qu’un T-shirt gris à manches longues, un jean et des chaussures de travail.
— Nous voudrions parler avec M. Sartorius.
L’homme se retourna et Pia eut l’impression de le reconnaître.
— Vous n’étiez pas hier devant la maison où habite Mme Cramer ? demanda-t-elle.
S’il fut étonné, il n’en laissa rien paraître. Il la regardait sans sourire de ses yeux d’un extraordinaire bleu outremer et involontairement torride.
— Si, dit-il. C’est interdit ?
— Non, bien sûr. Mais que veniez-vous y faire ?
— Voir ma mère. Nous avions rendez-vous et elle n’est pas venue. Je me fais du souci.
— Vous êtes donc Tobias Sartorius ?
Il haussa les sourcils et un sourire moqueur effleura ses lèvres.
— Oui, c’est bien moi. L’assassin de jeunes filles.
Il était beau d’une façon inquiétante. L’étroite cicatrice blanche qui s’étendait de son menton à son oreille gauche, au lieu de l’enlaidir, rendait son visage plus intéressant. Quelque chose dans sa façon de la regarder éveilla chez Pia une impression étrange et elle se demanda d’où cela venait.
— Votre mère a eu hier soir un grave accident, dit Bodenstein. Elle a été opérée la nuit dernière et elle se trouve à présent en réanimation. Son état est critique.
Pia vit les ailes de son nez frémir et il serra les lèvres jusqu’à ce qu’elles ne forment plus qu’un mince trait. Il jeta n’importe où le rouleau à peinture et se dirigea vers la porte d’entrée. Pia et Bodenstein le suivirent. La cour ressemblait à une décharge. Soudain Bodenstein poussa un cri et s’arrêta comme pétrifié. Pia se tourna vers son chef.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle étonnée.
— Un rat ! cria Bodenstein qui était devenu livide. Cette bête est passée entre mes jambes.
— Pas étonnant avec toutes ces ordures.
Pia haussa les épaules et voulut continuer mais Bodenstein restait pétrifié, telle une statue de sel.
— Je ne déteste rien autant que les rats, dit-il d’une voix tremblante.
— Tu es né dans une propriété, il devait bien y avoir un rat de temps en temps.
— C’est pour ça.
Pia secoua la tête, incrédule. Elle n’aurait pas supposé chez son chef ce genre de phobie.
— Viens dit-elle. Ils se sauveront en nous voyant. Les rats d’égout sont froussards. Mon amie avait deux rats domestiques, c’est autre chose. Nous avions avec eux…
— Je ne veux pas le savoir ! dit Bodenstein en respirant profondément. Passe devant !
— Comme tu veux ! dit Pia qui ne put s’empêcher de sourire en voyant Bodenstein marcher sur ses talons.
Méfiant et en même temps prêt à fuir, il ne perdait pas des yeux les deux côtés de l’étroit passage qui conduisait à la maison.
— Brr, ça c’en est un ! Et un bien gras, dit Pia en s’arrêtant brusquement.
Bodenstein lui rentra dans le dos et regarda autour de lui d’un air paniqué. Son flegme habituel était bien loin.
— C’était une plaisanterie, dit Pia, mais Bodenstein ne trouva pas ça drôle.
— Fais ça encore une fois et je repars, menaça-t-il. J’ai failli avoir un infarctus !
Ils continuèrent. Tobias Sartorius avait disparu dans la maison, mais la porte était ouverte. Bodenstein dépassa Pia sur les derniers mètres et gravit les trois marches du perron, comme un promeneur qui après avoir traversé un marécage sent enfin la terre ferme sous ses pieds. Dans l’encadrement de la porte apparut un vieil homme au dos voûté. Il portait de vieux habits avachis, un pantalon gris taché, une veste en tricot élimé qui flottait sur son corps maigre.
— Vous êtes Hartmut Sartorius ? demanda Pia à l’homme qui acquiesça.
Il semblait aussi négligé que sa cour. Son long visage étroit était creusé de rides profondes et l’unique ressemblance avec Tobias était ses yeux du même bleu inhabituel mais qui avaient perdu leur éclat.
— Il s’agit de mon ex-femme, m’a dit mon fils.
Sa voix était tremblante.
— Oui, elle a eu hier un grave accident.
— Entrez.
Il les conduisit par un couloir sombre et étroit dans une cuisine qui aurait pu être accueillante si elle n’avait pas été aussi sale. Tobias se tenait près de la fenêtre les bras croisés.
— Le Dr Lauterbach nous a donné votre adresse, commença Bodenstein qui s’était vite repris. Selon un témoin, votre ex-femme aurait été poussée par-dessus la rambarde de la passerelle piétonne de la gare Sulzbach-Nord sur les voitures en contrebas.
— Mon Dieu. Le maigre visage de l’homme perdit toutes ses couleurs et il s’accrocha au dossier d’une chaise. Mais… mais qui a pu faire ça ?
— Nous le trouverons, répondit Bodenstein. Vous n’avez vraiment aucune idée de celui qui a pu le faire ? Votre femme avait-elle des ennemis ?
— Ma mère pas tellement, intervint Tobias. Mais moi, oui. La totalité de ce foutu bled.
Son ton était amer.
— Soupçonnez-vous quelqu’un en particulier ?
— Non, répondit aussitôt Hartmut Sartorius. Non, je ne vois personne capable de ça.
Le regard de Pia tomba sur Tobias qui était toujours près de la fenêtre. À contre-jour, elle distinguait mal les traits de son visage, mais à sa façon de froncer les sourcils et de serrer les lèvres, on voyait bien qu’il n’était pas de l’avis de son père. Pia pouvait percevoir les vibrations de colère qui semblaient émaner de son corps. Dans ses yeux brillait une fureur refoulée pareille à de petites flammes dangereuses qui n’attendaient qu’une occasion pour se transformer en brasier. Tobias Sartorius était indubitablement une bombe à retardement. Son père au contraire semblait fatigué et épuisé comme un très vieil homme. L’état de la maison et de la cour en témoignait. Le courage de vivre l’avait abandonné, au vrai sens du mot, il s’était barricadé derrière les ruines de sa vie. Être le parent d’un meurtrier était toujours effrayant mais, pour Hartmut Sartorius et sa femme, cela avait dû être pire dans un aussi petit village qu’Altenhain. Comment Mme Sartorius aurait-elle pu supporter de recevoir chaque jour un nouvel opprobre ? Elle avait quitté son mari seul, certainement avec mauvaise conscience. Le bonheur de recommencer sa vie ne lui avait pas été accordé, il suffisait de voir le vide sans espoir de son appartement.
Pia regarda Tobias Sartorius. Il mordait son pouce, perdu dans ses pensées, le regard fixé devant lui. Que mijotait-il derrière ce visage sans expression ? Comment vivait-il ce qu’il avait fait à ses parents ? Bodenstein tendit sa carte à Hartmut Sartorius, qui lui jeta un coup d’œil avant de la mettre dans la poche de son gilet.
— Peut-être devriez-vous avec votre fils aller voir votre ex-femme. Elle ne va vraiment pas bien.
— Bien sûr. Nous allons aller immédiatement à l’hôpital.
— Et si vous soupçonnez qui a pu faire cela, s’il vous plaît, appelez-moi.
Sartorius senior opina de la tête, son fils ne réagit pas. Pia était envahie par un mauvais pressentiment. Il fallait espérer que Tobias n’allait pas chercher par ses propres moyens celui qui avait agressé sa mère.
Hartmut Sartorius gara sa voiture dans le garage. La visite à Rita avait été éprouvante. Le médecin, avec lequel il avait parlé, n’avait pas voulu prendre le risque d’un diagnostic. Elle avait eu de la chance, avait-il dit, que sa colonne vertébrale ne soit pas touchée, mais la moitié des deux cent six os que compte un corps humain étaient cassés, sans compter les blessures internes qu’elle avait subies en tombant sur la voiture en marche. Tobias n’avait pas prononcé un mot sur le chemin du retour, il s’était contenté de regarder devant lui. Ils se dirigèrent vers la maison, mais quand ils furent en bas du perron, Tobias s’arrêta et releva plus haut le col de sa veste.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda Sartorius à son fils.
— Je vais prendre un peu l’air.
— Maintenant ? Il est déjà minuit. Et il pleut à verse. Tu vas te tremper.
— Pendant dix ans je n’ai pas connu le mauvais temps, dit Tobias en regardant son père. Ça ne me dérange pas de me mouiller. Et à cette heure, je ne rencontrerai personne.
Hartmut Sartorius hésita mais il posa la main sur le bras de son fils.
— Ne fais pas de sottises, Tobi. S’il te plaît, promets-le-moi.
— Bien sûr que non. Ne t’inquiète pas.
Il esquissa un sourire bien qu’il n’en eût aucune envie et attendit que son père soit rentré dans la maison. Courbant la tête, il s’enfonça dans l’obscurité, passa devant l’étable vide et la grange. Voir sa mère, en réanimation, les os brisés, entourée de tuyaux et d’appareils l’avait plus remué qu’il n’aurait cru. Cette agression avait-elle un rapport avec sa sortie de prison ? Si elle mourait, ce que les médecins ne pouvaient pas exclure, celui qui l’avait poussée sur la passerelle aurait un meurtre sur la conscience.
Tobias fut arrêté par la porte de derrière de la cour. Elle était fermée et envahie par le lierre et les mauvaises herbes. Vraisemblablement elle n’avait pas été ouverte depuis des années. Demain matin, il la dégagerait. Son besoin d’air frais et de travail non imposé était énorme après dix ans. Après à peine trois ans de prison, il avait constaté qu’il deviendrait fou s’il ne faisait pas travailler son esprit. Il n’avait aucune chance d’être relâché dans les années suivantes, son avocat lui avait dit qu’une révision avait été refusée, il s’était donc inscrit à l’université par correspondance de Hagen et avait commencé une formation de mécanicien. Il avait travaillé huit heures par jour et le soir, après une heure de sport, il avait passé la moitié de la nuit sur ses livres pour distraire sa pensée et rendre supportable la monotonie des jours. Il s’était habitué au fil des ans à des règles strictes et la soudaine absence de structure dans sa vie lui faisait peur. Ce n’est pas qu’il regrettât la prison mais il lui fallait un peu de temps pour s’habituer à la liberté. Tobias sauta par-dessus le portail et se mit à l’abri sous le laurier-cerise qui était devenu un arbre imposant. Il obliqua à gauche et passa devant l’entrée de la propriété de Terlinden. Le portail de fer à double battant était fermé, la caméra en haut d’un pilier était nouvelle. Derrière la maison commençait le bois. Cinquante mètres après, Tobias prit l’étroit chemin de terre, que les gens d’ici appelaient le Stichel, et qui serpentait à travers le village jusqu’au cimetière, en passant devant les jardins et les arrière-cours des maisons étroitement serrées les unes contre les autres. Tobias connaissait chaque recoin, chaque escalier et chaque barrière – rien n’avait changé ! Il l’avait si souvent emprunté ce chemin, enfant puis jeune homme, pour aller à l’église, au stade ou chez des amis. Il serra les poings dans les poches de sa veste. À gauche, habitait autrefois la vieille Maria Kettel dans sa minuscule maisonnette. Elle avait été le seul témoin à décharge, disant avoir vu Stefanie plus tard ce soir-là, mais sa déclaration n’avait pas été retenue par le tribunal. Tout le monde savait à Altenhain que la Maria souffrait de démence et, en plus, elle était à moitié aveugle. Elle n’avait alors pas loin de quatre-vingts ans et devait avoir déménagé au cimetière. À côté de son terrain, il y avait celui des Paschke. Il jouxtait celui des Sartorius et était aussi bien entretenu que toujours. Dès qu’une mauvaise herbe apparaissait, le vieux Paschke l’exterminait avec du désherbant. Il avait été employé municipal et avait largement puisé dans l’arsenal des chantiers de construction de la ville tout comme ses voisins, qui travaillaient chez Hoechst AG, avaient sans le moindre scrupule construit et rénové leur maison et leur jardin avec les matériaux de l’entreprise. Les Paschke étaient les parents de Gerda Pietsch, la mère de Felix, l’ami de Tobias. Ici tout le monde était parent avec tout le monde et chacun connaissait les histoires de famille des autres. On savait les secrets les mieux cachés, on cancanait avec délectation sur les fautes, les défaites et les maladies des voisins. Situé dans une vallée étroite, Altenhain avait été épargné par la poussée immobilière. Il y avait peu de nouveaux habitants si bien que la population villageoise était restée plus ou moins la même depuis un siècle.
Tobias avait atteint le cimetière et il poussa d’un coup d’épaule la petite porte de bois qui s’ouvrit en grinçant. Entre les tombes, les branches dénudées des grands arbres s’agitaient dans le vent qui soufflait en tempête. Lentement il parcourut les rangées de tombes. Les cimetières ne l’avaient jamais terrifié. Ils avaient pour lui quelque chose d’apaisant. Tobias approchait de l’église quand le clocher sonna les douze coups annonçant le milieu de la nuit. Il s’arrêta, renversa la tête et regarda un instant la lourde tour de quartz gris. Aurait-il dû accepter l’offre de Nadja et rester chez elle jusqu’à ce qu’il ait retrouvé son équilibre ? À Altenhain, on ne voulait pas de lui, c’était clair. Mais il ne pouvait pas laisser tomber son père ! Il se sentait profondément coupable envers ses parents qui ne s’étaient jamais détournés de lui, le meurtrier de jeunes filles. Tobias fit le tour de l’église et pénétra sous le porche. Il sursauta en percevant un mouvement sur sa droite. À la maigre lumière des réverbères de la rue, il vit une jeune fille brune qui était assise sur le dossier du banc de bois près du portail et fumait une cigarette. Son cœur se mit à battre à grands coups, il n’en croyait pas ses yeux. Il avait devant lui Stefanie Schneeberger.
Amelie fut à peine moins effrayée quand soudain un homme pénétra sous le porche de l’église. Sa veste luisait d’humidité, ses cheveux noirs gouttaient sur son visage. Elle ne l’avait jamais vu, mais elle sut immédiatement qui il était.
— Bonsoir, dit-elle en enlevant l’iPod de ses oreilles.
La voix d’Adrian Hates, le chanteur de Diary of Dreams, son groupe préféré, brailla dans les écouteurs jusqu’à ce qu’elle la coupe. Le silence retomba, on n’entendit plus que le bruissement de la pluie. Dans la rue, en dessous de l’église une voiture passa. L’espace d’une seconde, la lueur des phares balaya le visage de l’homme. Aucun doute, c’était bien Tobias Sartorius ! Amelie avait vu assez de photos de lui sur Internet pour le reconnaître. Au fond, il avait l’air gentil. Assez bon même. En tout cas plus que les types de ce trou merdique. Il n’avait rien d’un meurtrier.
— Salut, répondit-il enfin en la considérant d’un air bizarre. Qu’est-ce que tu peux bien faire ici, si tard ?
— Écouter un peu de musique. En fumer une. Il tombe trop de flotte pour traîner mes guêtres jusqu’à la maison.
— Ha ha !
— Je suis Amelie Fröhlich, dit-elle. Et tu es Tobias Sartorius. Exact ?
— Oui. Pourquoi ?
— J’ai beaucoup entendu parler de toi.
— Difficile d’y couper quand on habite Altenhain.
Son ton était cynique. Il paraissait se demander comment la classer.
— Je n’habite ici que depuis mai, expliqua Amelie. En fait je viens de Berlin. Mais comme je peux pas piffer le nouveau mec de ma mère, elle m’a expédiée chez mon père et ma belle-mère.
— Et ils te laissent courir la nuit comme ça ? dit Tobias s’adossant au mur et lui jetant un regard scrutateur. Avec un meurtrier qui rôde dans le village ?
Amelie ricana.
— Je crois qu’ils ne le savent pas encore. Moi si. Le soir, je travaille là-bas. Elle indiqua du menton l’auberge de l’autre côté de la place près de l’église. Depuis deux jours tu es l’unique sujet de conversation.
— Où ?
— Au Cheval Noir.
— Ah oui. Il n’existait pas autrefois.
Amelie se souvint alors qu’au moment des meurtres le père de Tobias possédait la seule auberge d’Altenhain : Au Coq d’Or.
— Qu’est-ce que tu fais ici à cette heure ?
Amelie farfouilla dans son sac pour en sortir un paquet de cigarettes et en offrit une à Tobias. Il hésita un instant, puis la prit et lui donna du feu avec son briquet.
— Je faisais simplement un tour. Il appuya une jambe contre le mur derrière lui. Je suis resté dix ans en prison, tu comprends.
Ils fumèrent un moment sans parler. De l’autre côté de la place les derniers clients sortaient du Cheval Noir. Des voix arrivèrent jusqu’à eux puis le claquement des portières.
— Tu n’as pas peur le soir dans le noir ?
— Non, dit Amelie en secouant la tête. Je viens de Berlin. Il m’est arrivé de pioncer avec des copains dans des maisons en démolition et parfois on devait se bagarrer avec les clochards qui y vivaient. Ou bien avec les poulets.
Tobias souffla la fumée de sa cigarette par le nez.
— Où tu habites ?
— Dans la maison à côté de Terlinden.
— Ah bon ?
— Oui, je sais. Thies m’a raconté. C’est là qu’habitait autrefois Blanche-Neige.
Tobias Sartorius se figea.
— Tu mens, dit-il au bout d’un moment d’une voix différente.
— Pas du tout.
— Si. Thies ne parle pas. Jamais.
— À moi si. Ça lui arrive. C’est mon ami.
Tobias tira sur sa cigarette. La lueur de la braise éclaira son visage et Amelie vit qu’il fronçait les sourcils.
— Pas un ami comme tu es en train de le penser, dit-elle vivement. Thies est mon meilleur ami. Et le seul…