Le réveil sonna comme chaque matin à 6 h 30, mais il eut aussi peu besoin de ce signal que les jours précédents. Gregor Lauterbach était réveillé depuis longtemps. La peur devant les questions de Daniela l’avait empêché de se rendormir. Il se redressa et jeta ses jambes en bas du lit. Il était tout transpirant et se sentait vanné. Et l’idée des innombrables rendez-vous qui l’attendaient l’accablait. Comment se concentrer quand sous son crâne tictaquait cette menace pareille à une bombe à retardement ? Hier, il avait reçu une nouvelle lettre anonyme dont le contenu était encore plus angoissant que celui de la première :
Et si tes empreintes étaient encore sur le cric que tu as jeté dans la fosse ? La police découvrira la vérité et tu seras foutu !
Qui connaissait ce détail ? Qui lui écrivait ces lettres. Et pourquoi maintenant, onze ans après ? Gregor Lauterbach se leva et se traîna dans la salle de bains. S’appuyant d’une main sur le lavabo, il contempla dans le miroir son visage défait. Devait-il se faire porter malade et se mettre aux abonnés absents jusqu’à ce que l’orage soit passé ? Non, impossible. Il devait continuer à vivre comme avant et en aucun cas se laisser déstabiliser. Sa carrière politique ne devait pas se limiter au ministère de l’Éducation. Il pouvait arriver bien plus haut, à condition de ne pas se laisser effaroucher par les ombres du passé. Il ne devait pas laisser un écart, vieux de onze ans, détruire sa vie. Lauterbach se redressa et jeta au miroir un regard décidé. Dans sa position, il disposait de moyens et d’opportunités dont il n’aurait même pas rêvé autrefois. Et il allait s’en servir.
Il faisait encore nuit quand Pia sonna au portail de la propriété des Terlinden. Malgré l’heure matinale, il ne fallut pas longtemps pour que la voix de Mme Terlinden résonne dans l’interphone. Bientôt une des ailes du portail s’ouvrit comme poussée par une main fantomatique. Pia se rassit à côté de Bodenstein qui conduisait la voiture de fonction. Suivis par une voiture de police et une dépanneuse, ils longèrent l’allée couverte d’une neige vierge. Christine Terlinden les attendait à la porte de la maison avec un sourire amical aussi déplacé, dans ces circonstances, que les politesses habituelles que Pia s’épargna. Un bon jour ! En tout cas pas pour M. Terlinden.
— Nous voudrions parler à votre mari.
— Je l’ai déjà prévenu. Il arrive. Entrez.
Pia fit un signe de tête et Bodenstein resta muet lui aussi. Elle l’avait appelé hier puis avait téléphoné pendant une demi-heure au procureur qui avait refusé un mandat d’arrêt mais délivré un mandat de perquisition pour la voiture de Terlinden et une convocation au tribunal. Ils étaient debout dans l’imposant hall d’entrée et attendaient. La maîtresse de maison avait disparu. Quelque part dans une aile lointaine, un chien aboyait.
— Bonjour !
Bodenstein et Pia levèrent les yeux quand Claudius Terlinden descendit du premier étage, impeccablement habillé, en costume-cravate. Cette fois sa vue laissa Pia de marbre.
— Vous êtes venus tôt.
Il se tenait devant eux en souriant sans leur tendre la main.
— D’où vient la bosse sur l’aile de votre Mercedes ? demanda Pia sans préambule.
— Pardon ? dit-il en fronçant les sourcils d’un air étonné. Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
— Alors je vais vous mettre sur la voie, dit Pia sans le quitter des yeux. Dimanche, un habitant de la Feldstrasse a déposé une plainte pour délit de fuite parce que quelqu’un avait embouti sa voiture dans la nuit. Il l’avait garée devant sa maison vers 22 heures et se trouvait par hasard sur son balcon à 0 h 33 en train de fumer une cigarette quand il a entendu un choc. Il a pu voir la voiture responsable de l’accident et a relevé son numéro : MTK – T 801.
Terlinden resta muet. Son sourire disparut. Une rougeur qui montait du cou s’élargit sur son visage.
— Le matin suivant l’homme a reçu un appel, dit Pia qui devait reconnaître qu’elle l’avait rencontré et secoué sans pitié. De vous. Vous lui demandiez de régler l’affaire sans paperasse et, effectivement, l’homme a retiré sa plainte. Malheureusement elle n’a pas été effacée de l’ordinateur de la police.
Claudius regarda Pia d’un air inexpressif.
— Que voulez-vous de moi ? demanda-t-il en se dominant avec peine.
— Vous nous avez menti hier, répondit-elle avec un sourire aimable. Je n’ai pas à vous apprendre où se trouve la Feldstrasse. Je vous le demande encore une fois : Reveniez-vous de votre entreprise et vous dirigiez-vous vers le Cheval Noir ou avez-vous pris le Schleichweg à travers les champs puis la Feldstrasse ?
— Qu’est-ce que cela signifie ? dit Terlinden se tournant vers Bodenstein qui se taisait. Que me reprochez-vous ?
— Amelie Fröhlich a disparu cette nuit-là, répondit Pia à la place de Bodenstein. Elle a été vue pour la dernière fois au Cheval Noir à peu près au moment où vous passiez devant en revenant de votre entreprise, vers 23 heures. Vous n’êtes revenu à Altenhain qu’environ deux heures plus tard, vers minuit et demi, et en venant d’une autre direction que celle que vous affirmez.
Il avança la lèvre et la considéra avec des yeux rétrécis.
— Et vous en concluez que j’ai guetté la fille d’un collaborateur, que je l’ai fait monter dans ma voiture et que je l’ai tuée ?
— C’est un aveu ? demanda Pia froidement.
À son agacement, Terlinden eut un sourire presque amusé.
— Aucunement, répliqua-t-il.
— Alors dites-nous ce que vous avez fait entre 22 h 30 et minuit trente. Ou était-ce 22 h 15 ?
— 22 h 30. J’étais à mon bureau.
— Vous avez eu besoin de deux heures pour ranger les bijoux de votre femme dans le coffre ? dit Pia en secouant la tête. Vous nous prenez pour des idiots ?
La situation avait viré à cent quatre-vingts degrés. Claudius Terlinden était en mauvaise posture et il le savait. Pourtant il ne perdait pas la face.
— Avec qui avez-vous dîné ? Et où ?
Silence. Pia se souvint alors des caméras de surveillance qu’elle avait vues à l’entrée de l’entreprise quand elle était passée devant l’autre jour en revenant de chez les Wagner.
— Nous pouvons donc examiner les bandes des caméras de surveillance à la porte de votre entreprise, conclut-elle. Nous aurons ainsi la preuve que vous avez dit la vérité sur l’heure alléguée.
— Vous êtes intelligente, reconnut Terlinden. Ça me plaît. Malheureusement les caméras sont en panne depuis quatre semaines.
— Et les caméras près de votre porte, en dessous de l’entrée ?
— Elles n’enregistrent pas.
— C’est bien dommage, dit Pia en secouant la tête d’un air de regret. Vous n’avez donc aucun alibi pour l’heure à laquelle Amelie a disparu. Et vos mains sont égratignées comme si vous vous étiez battu avec quelqu’un.
Claudius Terlinden fronça les sourcils sans perdre son calme.
— Vous allez m’arrêter parce que j’ai pris un autre chemin pour rentrer chez moi ?
Pia soutint son regard provocant sans ciller. C’était un menteur, peut-être un assassin, mais il savait que leurs présomptions étaient beaucoup trop vagues pour lui valoir une arrestation.
— Vous n’êtes pas en état d’arrestation, seulement en garde à vue, dit-elle, ce qui lui valut un sourire. Et ce n’est pas parce que vous avez pris un autre chemin mais parce que vous avez menti. Dès que vous nous aurez fourni un alibi plausible pour le laps de temps qui fait problème, vous serez libre.
— Bien, dit Terlinden en haussant les épaules. Mais s’il vous plaît, pas de menottes. Je suis allergique au nickel.
— Je suppose que vous n’allez pas vous enfuir, répondit Pia sèchement. Et pour votre gouverne, nos menottes sont en acier inoxydable.
Le téléphone sonna juste au moment où il allait quitter son bureau. Avant de paraître devant le tribunal du directoire, Lars Terlinden attendait un coup de fil urgent du courtier du Crédit suisse avec l’aide duquel il avait arraché une grande partie du portefeuille d’actions à cet aigrefin de Mutzler. Il posa son attaché-case et décrocha.
— Lars, c’est moi, dit la voix de sa mère.
Il eut envie de raccrocher immédiatement.
— Je t’en prie, mère. Fiche-moi la paix. Je n’ai pas le temps.
— La police a arrêté ton père ce matin.
Lars se sentit devenir glacé puis brûlant.
— Mieux vaut tard que jamais, répondit-il amer. Il n’est pas Dieu le père pour faire tout ce qui lui plaît à Altenhain, uniquement parce qu’il a plus d’argent que tous les autres réunis. Il joue depuis bien trop longtemps à ce petit jeu en toute impunité.
Il fit le tour de son bureau et s’assit dans son fauteuil.
— Mais Lars ! Ton père a toujours voulu le meilleur pour toi.
— C’est faux, répondit-il froidement. Il a toujours voulu le meilleur pour lui et pour son entreprise. Et autrefois il a profité de la situation de la même façon qu’il tourne toute situation à son avantage et il m’a forcé à faire un job dont je ne voulais pas. Mère, crois-moi, je me fiche complètement de ce qui peut lui arriver.
Soudain tout était à nouveau très proche. Son père recommençait à lui pourrir la vie, juste au moment où il avait besoin de toutes ses forces et de toute sa concentration pour sauver son job et son avenir ! La colère le submergea. Pourquoi ne pouvaient-ils pas lui ficher la paix ? Les images qu’il croyait oubliées depuis longtemps l’envahirent inexorablement. Il savait qu’autrefois, quand sa mère n’était pas là, son père baisait régulièrement la mère de Laura qui travaillait comme gouvernante à la villa, dans une chambre d’amis sous les toits. Mais ça ne lui avait pas suffi. Il avait fallu qu’il fourre dans son lit la fille de son esclave, car c’est ainsi que lui et tout le village la considéraient – ius primae noctis, comme un seigneur féodal du Moyen Âge !
Pendant que sa mère jacassait de sa voix plaintive, Lars pensait à ce soir-là. Il était rentré de son cours de management et dans le couloir il avait presque heurté Laura qui était passée en courant devant lui, le visage couvert de larmes. Ce jour-là, il n’avait rien compris quand son père était sorti du salon en remettant sa chemise dans son pantalon, le visage écarlate et les cheveux en bataille. Le porc ! Laura avait à peine quatorze ans. Ce n’est que des années plus tard qu’il avait reproché à son père d’avoir couché avec Laura, mais celui-ci avait tout nié. La fille s’était amourachée de lui et il avait essayé de la repousser. Lars l’avait cru. Quel garçon de seize ans a envie de penser du mal de son père ? Ce n’est que plus tard qu’il avait mis en doute ses protestations d’innocence. Il lui avait trop souvent menti.
— Lars ? demanda sa mère. Tu es toujours là ?
— J’aurais dû dire la vérité à la police autrefois, répondit-il en essayant de dominer sa voix. Mais mon propre père m’a forcé à mentir, pour que son nom ne soit pas déshonoré ! Qu’est-ce qui s’est passé cette fois ? Il a embarqué la fille qui a disparu ?
— Comment peux-tu dire de telles horreurs ? répondit sa mère. Christine Terlinden était passée maîtresse dans l’art de se tromper soi-même. Ce qu’elle ne voulait pas voir ni entendre, elle ne l’entendait et ne le voyait simplement pas.
— Ouvre donc enfin les yeux, mère ! dit Lars durement. Je pourrais en dire beaucoup plus mais je ne le ferai pas. Pour moi, ce chapitre est clos, tu comprends ? C’est fini. Je dois raccrocher. Ne m’appelle plus, s’il te plaît.
La veille au soir, Mme Terlinden avait dit à Pia que le restaurant où ils avaient dîné le samedi soir, était situé Guiolettstrasse, en face des tours jumelles en verre de la Deutsche Bank.
— Je vais descendre, rejoins-moi quand tu auras trouvé à te garer, décida Bodenstein comme Pia entamait le troisième tour de la Taunusanlage à la Guiolettstrasse.
Il était impossible de se garer devant le prestigieux Ebony Club, aussi, dès qu’un client arrivait, les voituriers en uniforme de chauffeur anglais allaient garer sa limousine dans le garage souterrain. Pia s’arrêta, Bodenstein descendit et courut vers la porte d’entrée, en baissant la tête sous les trombes d’eau. Il ne s’arrêta pas en passant devant le panneau Please wait to be seated. Le maître d’hôtel et la moitié des garçons se mettaient en quatre autour d’une célébrité et de sa cour qui n’avaient pas de réservation. C’était midi et le restaurant était plein. Malgré la crise, les managers des banques voisines n’avaient manifestement pas perdu le goût des déjeuners chics. Bodenstein regarda autour de lui. Il avait déjà entendu parler de l’Ebony Club. Ce restaurant indien était parmi les plus chers et les plus réputés de la ville. Son regard tomba sur un couple assis à une table dans une galerie du fond. Il en eut le souffle coupé. Cosima. Elle était suspendue aux lèvres d’un homme d’une beauté écœurante qui semblait expliquer quelque chose avec de grands gestes enthousiastes. La façon dont Cosima se tenait, légèrement courbée, le menton sur les mains, fit retentir une alarme dans son cerveau. Elle rejeta une mèche de cheveux en arrière, rit à quelque chose que lui disait le type et posa la main sur la sienne. Bodenstein était pétrifié au milieu des va-et-vient des garçons qui passaient devant lui comme s’il était invisible. Ce matin, Cosima lui avait dit qu’elle passerait toute la journée à Mayence dans la salle de montage. Avait-elle brusquement changé ses plans ou bien lui avait-elle à nouveau menti ? Comment aurait-elle pu supposer que son enquête le mènerait justement à midi dans ce restaurant parmi les milliers que comptait Francfort ?
— Puis-je vous aider ?
Une jeune femme potelée se tenait devant lui avec un sourire teinté d’impatience. Son cœur battait avec la violence d’un marteau de forgeron. Il tremblait de tous ses membres et sentait la nausée monter en lui.
— Non, répondit-il sans quitter des yeux Cosima et son compagnon.
L’hôtesse lui jeta un regard étonné mais ce qu’elle pensait lui était parfaitement indifférent. À moins de vingt mètres, sa femme était assise avec l’homme qu’elle se réjouissait de voir avec trois points d’exclamation. Bodenstein se concentra sur sa respiration, d’abord inspirer puis expirer. Il aurait voulu être capable d’aller vers cette table et de gifler l’homme sans avertissement. Mais on lui avait inculqué dans son enfance une féroce domination de soi et des manières policées, et il n’en fit rien. Presque automatiquement, l’observateur exercé qu’il était décelait une intimité manifeste dans la proximité des corps et l’échange des regards. Du coin de l’œil, Bodenstein vit que la jeune hôtesse le désignait au maître d’hôtel, qui avait enfin réussi à caser la célébrité. Soit il allait vers Cosima et le type soit il disparaissait. Comme il ne se sentait pas capable de jouer la joyeuse surprise, il tourna les talons et sortit du restaurant. Quand il fut dehors, il s’appuya un instant de l’autre côté de la rue sur une barrière de chantier puis il se mit à longer la Guiolettstrasse, comme assommé. Son pouls battait follement et il avait envie de vomir. La vue de Cosima avec ce type s’était imprimée sur sa rétine de façon ineffaçable. Ce qu’il redoutait était à présent confirmé : Cosima le trompait.
Soudain quelqu’un lui coupa la route. Il voulut se dégager mais la femme au parapluie fit un pas de côté pour l’empêcher de passer.
— Tu as déjà fini ? La voix de Pia Kirchhoff perça la brume qui l’entourait comme un mur et le ramena brutalement à la réalité. Terlinden était là samedi ?
Terlinden ! Il l’avait complètement oublié.
— Je… je n’ai pas demandé, avoua-t-il.
— Ça va ? demanda Pia en l’examinant. On croirait que tu viens de voir un fantôme.
— Cosima est là, répondit-il d’une voix atone. Avec un autre homme. Alors que ce matin elle m’a dit…
Il ne put continuer, sa gorge était comme desséchée. Les jambes molles, il s’appuya sur la maison qu’il longeait et s’assit sur le perron sans même s’apercevoir qu’il était trempé. Pia l’observait, muette et, lui sembla-t-il, avec pitié. Il baissa les yeux.
— Donne-moi une cigarette, dit-il d’une voix enrouée.
Pia fouilla dans la poche de sa veste et lui tendit sans un mot son paquet et le briquet. Il y avait quinze ans qu’il n’avait pas fumé mais à présent il constatait que le besoin de nicotine était toujours en lui.
— La voiture est sur Kettenhofweg, au coin de Brentanostrasse, dit Pia en lui tendant les clés. Va t’y asseoir avant d’attraper la mort.
Il ne prit pas les clés et ne lui répondit pas.
Ça lui était bien égal d’être trempé ou de se donner en spectacle aux passants. Tout lui était égal. Bien qu’au fond de lui il l’ait su depuis longtemps, il avait malgré tout espéré une explication aux SMS et aux mensonges de Cosima, et il n’était pas préparé le moins du monde à la voir en compagnie d’un autre homme. Il tirait avidement sur sa cigarette, inhalait la fumée aussi profondément qu’il le pouvait. Ce qui le rendit aussi flageolant que s’il avait fumé un joint. Peu à peu le carrousel infernal de ses pensées ralentit puis cessa. Dans sa tête ne régna plus qu’un profond silence. Il était assis sur un escalier dans le centre de Francfort, perdu dans un abîme de solitude.
Après avoir reposé le combiné, Lars Terlinden resta assis quelques minutes sans bouger. Le conseil d’administration l’attendait. Ces messieurs étaient venus exprès de Zurich pour l’entendre expliquer comment il comptait récupérer les trois cent cinquante millions qu’il avait jetés à la mer. Il n’avait malheureusement aucune solution à proposer. Ils l’écouteraient puis prendraient congé avec un sourire faussement amical, ces enfoirés arrogants qui, un an plus tôt, à l’occasion de ce gigantesque deal, lui tapaient sur l’épaule. Le téléphone sonna à nouveau, cette fois la ligne intérieure. Lars Terlinden l’ignora. Il ouvrit le tiroir de son bureau, prit un bloc de papier à lettres et son stylo Mont-Blanc, un cadeau que lui avait fait son chef dans des temps plus fastes et qu’il n’utilisait que pour signer des contrats. Pendant une minute, il fixa la page vide couleur crème puis il se mit à écrire. Sans se relire, il plia la page et la mit dans une enveloppe doublée. Il écrivit l’adresse, se leva, prit son attaché-case et sortit du bureau.
— Il faut que ça parte aujourd’hui, dit-il à sa secrétaire en laissant tomber la lettre devant elle.
— Entendu, répondit-elle d’un air pincé.
Elle avait été la secrétaire du patron et trouvait au-dessous d’elle d’être la secrétaire d’un simple directeur.
— Vous pensez à votre rendez-vous ?
— Naturellement, dit-il en s’éloignant sans lui accorder un regard.
— Vous avez déjà sept minutes de retard !
Il sortit dans le couloir. Vingt-quatre pas jusqu’à l’ascenseur grand ouvert qui paraissait l’attendre avec impatience. En haut, au douzième étage, le conseil d’administration au complet siégeait depuis sept minutes. Son avenir était en jeu, sa réputation, toute sa vie. Derrière lui, deux collègues du back-office se glissèrent dans l’ascenseur. Il les connaissait de vue et leur fit un signe de tête d’un air absent. Elles lui rendirent son salut en pouffant de rire et en chuchotant. La porte se referma sans bruit. Il fut effrayé de voir dans le miroir un homme au visage défait qui le regardait avec des yeux vides et las. Il était fatigué, infiniment fatigué.
— Vous montez ou vous descendez ? demanda la brune au col roulé.
Ses doigts aux longs ongles vernis avec soin attendaient au-dessus du tableau digital. Lars Terlinden n’arrivait pas à détacher ses yeux du visage dans le miroir.
— Je descends, répondit-il. Tout en bas.
Pia Kirchhoff entra dans l’Ebony Club et adressa un signe de remerciement au portier qui s’était empressé de lui ouvrir la porte. Peu de temps avant, elle avait dîné ici avec Christoph, Henning et Miriam. Henning avait payé une addition de cinq cents euros, largement exagérée selon elle. Pia n’était pas habituée aux endroits chics, aux cartes cryptées et aux bouteilles de vin dont le prix atteignait quatre chiffres. Elle ne jugeait pas le vin à son étiquette et un bardolino ou un chianti de la pizzeria du coin lui suffisait pour une soirée détendue.
Le maître d’hôtel sauta de son tabouret et vogua vers elle avec un sourire radieux. Sans un mot, Pia lui mit sa carte de police sous le nez. Aussitôt son sourire se refroidit de plusieurs degrés. Une cliente potentielle pour le menu Maharadscha se transformait en une couleuvre que personne n’avait envie d’avaler. La police criminelle n’est nulle part la bienvenue, encore moins dans un restaurant chic à l’heure du déjeuner.
— Puis-je savoir de quoi il s’agit ? murmura le maître d’hôtel.
— Non, répondit Pia sèchement. Vous ne pouvez pas. Où est le directeur ?
Son sourire s’évanouit tout à fait. Et avec lui sa politesse compassée.
— Attendez ici.
L’homme s’éloigna et Pia regarda discrètement autour d’elle. Cosima von Bodenstein était bien assise à une table, en tête à tête galant avec un homme qui avait clairement dix ans de moins qu’elle. Il portait un costume froissé et une chemise ouverte sans cravate. Son attitude désinvolte transpirait une conscience de soi triomphante. Il avait des cheveux longs blond foncé et pas coiffés, un visage osseux au menton agressif, une barbe de cinq jours et un nez busqué, tanné par le vent et les intempéries – à moins que ce ne soit par l’alcool, pensa Pia méchamment. Cosima lui parlait avec fougue et il l’observait en souriant avec une apparente fascination. Ce n’était pas un repas de travail ni une rencontre entre vieilles connaissances – les vibrations érotiques entre eux n’auraient pas échappé même à un observateur distrait. Soit ils venaient de sortir du lit, soit ils retardaient le moment d’y aller pour faire durer l’attente du plaisir. Pia était sincèrement désolée pour son chef mais elle comprenait aussi que Cosima, après trente ans de routine conjugale, ait besoin de s’offrir une aventure.
L’apparition du directeur mit fin aux réflexions de Pia. Il devait avoir au plus la trentaine mais paraissait plus vieux à cause de son front dégarni, de ses cheveux filasse et de son visage bouffi.
— Je ne vais pas vous retenir longtemps, commença Pia en toisant l’homme massif, qui n’eut même pas la politesse de lui tendre la main.
— Jagielski, dit-il de toute sa hauteur en renvoyant son maître d’hôtel sur son tabouret d’un revers de main. Qu’est-ce qu’il y a ? Nous sommes en plein coup de feu.
Jagielski. Ce nom éveilla en Pia une vague réminiscence.
— Ah oui ! C’est vous qui cuisinez ? répliqua-t-elle ironiquement.
— Non.
Il pinça les lèvres tout en parcourant la salle d’un œil irrité. Soudain il se retourna, arrêta une jeune serveuse et la fit rougir en lui soufflant une remarque.
— Ce n’est pas facile d’avoir du personnel qualifié. Ces jeunes personnes sont des catastrophes. Elles n’ont simplement aucune formation.
De nouveaux clients entraient, à qui ils barraient le chemin. Soudain, Pia se rappela où elle avait entendu le nom de Jagielski. La patronne du Cheval Noir à Altenhain s’appelait comme ça. La réponse à son interrogation lui confirma que ce n’était pas un hasard. Le Cheval Noir appartenait à Andreas Jagielski tout comme l’Ebony Club et un autre bistrot à Francfort.
— Bon, que voulez-vous ? demanda-t-il.
La politesse n’était pas son fort. La discrétion non plus. Ils étaient toujours au milieu de l’entrée.
— Je voudrais savoir si M. Claudius Terlinden est venu dîner samedi dernier avec sa femme.
Il fronça les sourcils.
— Pourquoi la police veut-elle le savoir ?
— Parce que ça l’intéresse.
Sa morgue condescendante commençait à agacer Pia.
— Alors ?
Une minuscule hésitation puis un bref acquiescement.
— Oui, il était ici.
— Seulement avec sa femme ?
— Je ne sais plus au juste.
— Peut-être le maître d’hôtel s’en souviendra-t-il. Vous avez sûrement un livre où sont inscrites les réservations.
À contrecœur, Jagielski rappela le maître d’hôtel qu’il avait chassé et lui demanda d’apporter le livre des réservations. La main déjà tendue, il attendit en silence que le maître d’hôtel saute de son tabouret et rapplique ventre à terre. Le directeur se lécha le doigt et feuilleta lentement le registre relié en cuir.
— Ah, c’est ici, finit-il par dire, ils étaient quatre. Je m’en souviens maintenant.
— Les noms ? le pressa Pia.
Un groupe de clients fit irruption. Jagielski conduisit enfin Pia près du bar.
— Je ne vois pas en quoi ça vous regarde, dit-il d’une voix étouffée.
— Écoutez, dit Pia. J’enquête sur la disparition d’Amelie, votre serveuse qui a été vue pour la dernière fois au Cheval Noir.
Jagielski la considéra, réfléchit un instant et se convainquit que lui donner les noms était anodin.
— C’était les époux Lauterbach, lâcha-t-il.
Pia fut étonnée. Pourquoi Terlinden lui avait-il caché avoir dîné avec ses voisins ? Dans son bureau, hier soir, il n’avait mentionné que sa femme.
Le compagnon de Cosima Bodenstein était en train de régler l’addition. La serveuse rayonnait, visiblement le pourboire était important. Il se leva et fit le tour de la table pour tenir la chaise de Cosima. Même si, physiquement, il était tout le contraire de Bodenstein, il partageait du moins avec lui les bonnes manières.
— Vous connaissez l’homme qui accompagne la dame rousse là-bas ? demanda Pia à Jagielski.
Celui-ci n’eut pas besoin de lever la tête pour savoir de qui Pia parlait. Elle se tourna pour que Cosima ne la reconnaisse pas en sortant.
— Oui, bien sûr.
Il y avait dans sa voix une sorte d’incrédulité comme s’il ne pouvait pas croire que quelqu’un ne connaisse pas cet homme.
— C’est Alexandre Gavrilow. Il a quelque chose à voir avec votre enquête ?
— Possible, répondit Pia en souriant. Merci pour votre aide.
Bodenstein était toujours assis sur la marche d’escalier en train de fumer. À ses pieds gisaient quatre mégots. Pia resta un moment devant son chef sans rien dire pour s’habituer à cette vision inhabituelle.
— Alors ? dit-il en levant les yeux.
Il était blême.
— Imagine ça : Les Terlinden ont mangé avec les Lauterbach, lui apprit Pia. Et le directeur de l’Ebony Club est aussi le propriétaire du Cheval Noir à Altenhain. Faut-il y voir un hasard ?
— Ce n’est pas de ça que je parlais.
— De quoi alors ?
— Tu l’as… vue ?
— Oui, dit-elle en se penchant vers le paquet de cigarettes qu’il avait posé sur l’escalier et en prenant une. Viens. J’ai pas envie de me geler les fesses.
Bodenstein se leva, tira encore une fois sur sa cigarette et jeta le mégot dans la rue ruisselante de pluie. Tout en marchant, Pia lui jeta un rapide regard. Espérait-il encore trouver une explication innocente au tête à tête de son épouse avec le séduisant étranger ?
— Alexandre Gavrilow, dit-elle en marquant le pas. L’explorateur polaire et alpiniste.
— Quoi ? dit Bodenstein en la regardant, éberlué.
— C’est l’homme avec qui était Cosima, expliqua Pia, et elle ajouta en pensée : … et avec qui elle baise.
Bodenstein se passa la main sur le visage.
— Bien sûr. Il se parlait plus à lui-même qu’à Pia. Je savais que je connaissais ce type. Cosima me l’a présenté, je crois, à la première d’un film. Ils avaient, il y a quelques années, un projet commun dont j’ignore tout.
— C’est peut-être uniquement professionnel, dit Pia contre sa propre conviction. Ils parlent peut-être d’un projet dont tu ne dois rien savoir pour que tu ne te fasses pas trop de souci.
Bodenstein regarda Pia les sourcils froncés. Dans son regard brilla un instant une étincelle de moquerie qui s’éteignit aussitôt.
— Je ne suis pas aveugle, dit-il. Et je sais ce que j’ai vu. Ma femme couche avec ce type depuis Dieu sait quand. C’est peut-être aussi bien que je ne me fasse plus d’illusions.
Il se mit à marcher d’un pas décidé et Pia dut courir pour rester à sa hauteur.
Thies sait tout et la police est très curieuse. Tu devrais t’efforcer de contrôler la situation. Car tu as tout à perdre.
Les lettres sur l’écran se brouillaient devant ses yeux. L’e-mail était arrivé à son adresse officielle au ministère ! Seigneur, et si sa secrétaire l’avait lu ! D’habitude, elle imprimait chaque matin ses messages et les posait devant lui. C’était un hasard si ce matin il était arrivé plus tôt au bureau. Gregor Lauterbach cliqua sur l’expéditeur tout en se mordant les lèvres : blancheneige1997@hotmail.com. Qui se cachait derrière ? Qui ? Depuis la première lettre, cette question le hantait nuit et jour et il lui était presque impossible de penser à autre chose. Il eut un frisson d’épouvante.
On frappa, la porte s’ouvrit. Il se leva d’un bond comme si on l’avait aspergé d’eau bouillante. En le voyant, le bonjour souriant d’Ines Schürmann-Liedtke lui resta dans la gorge.
— Ça ne va pas, monsieur ?
— Non, croassa Lauterbach en se laissant retomber sur son siège. Je crois que j’ai attrapé la grippe.
— Voulez-vous que je décommande vos rendez-vous ?
— Il y a quelque chose d’important ?
— Non, rien de vraiment urgent. J’appelle Forthuber, il vous ramènera chez vous.
— Merci, Ines, dit Lauterbach en toussant un peu.
Elle sortit. Il fixa le message. Blanche-Neige. Ses pensées s’arrêtèrent. Puis il ferma l’e-mail et le renvoya comme si le destinataire était introuvable.
Barbara Fröhlich était assise à la table de la cuisine et essayait en vain de se concentrer sur une grille de mots croisés. Après trois jours et trois nuits d’incertitude, ses nerfs la lâchaient. Dimanche, elle avait conduit ses deux enfants chez sa mère à Hofheim, et Arne était allé travailler, bien que son patron lui ait proposé de rester chez lui. Mais qu’aurait-il fait à la maison ? Les jours s’étiraient en longueur d’une façon insupportable. Amelie avait toujours bel et bien disparu et ne donnait aucun signe de vie. Sa mère avait appelé trois fois de Berlin, plus par devoir que par inquiétude. Les deux premiers jours, les femmes du village étaient venues la voir pour la consoler et la soutenir, mais elle les connaissait à peine et elles avaient surtout encombré sa cuisine en s’échinant à trouver un sujet de conversation. La veille au soir, elle s’était violemment disputée avec Arne pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient. Elle lui avait reproché son indifférence envers sa fille aînée et, dans sa colère, lui avait lancé qu’au fond il ne serait pas mécontent si elle ne revenait plus. À vrai dire, on ne pouvait pas vraiment parler d’une dispute car Arne l’avait regardée sans répondre. Comme d’habitude.
— La police la trouvera, avait-il dit et il avait disparu dans la salle de bains.
Elle était revenue dans la cuisine, désemparée. Et brusquement elle avait vu son mari avec d’autres yeux. Lâchement, il se réfugiait dans la routine quotidienne. Se serait-il comporté autrement si, au lieu d’Amelie, Tim ou Jana avaient disparu ? Son seul souci était de ne pas se faire remarquer. Ils n’avaient plus échangé un seul mot et s’étaient couchés sans ouvrir la bouche. Dix minutes plus tard, elle avait entendu son ronflement calme et régulier, comme si tout allait pour le mieux. Jamais, elle ne s’était sentie abandonnée comme cette effroyable nuit.
On sonna à la porte. Barbara sursauta et se leva. C’était sans doute une de ces villageoises qui s’obstinaient à l’envahir, soi-disant par pitié, mais en fait pour abreuver l’épicerie de nouvelles fraîches. Elle ouvrit. Une inconnue se tenait devant elle.
— Bonjour, madame Fröhlich, dit la femme.
Elle avait des cheveux bruns coupés court, un visage grave aux yeux cernés de mauve et des lunettes rectangulaires.
— Commissaire principale, Maren König de la K11 de Hofheim. Elle lui tendit sa carte de police. Puis-je entrer ?
— Bien sûr. Je vous en prie.
Le cœur de Barbara se mit à battre d’angoisse. La femme paraissait si grave, elle devait apporter de mauvaises nouvelles.
— Vous savez quelque chose sur Amelie ?
— Non, malheureusement. Mais mes collègues ont découvert que son ami Thies lui avait remis des toiles. Or ils n’ont rien trouvé dans sa chambre.
— Je n’ai jamais entendu parler de toiles, dit Barbara en secouant la tête, déçue que la policière n’ait rien de nouveau à lui apprendre.
— Nous pourrions peut-être regarder encore une fois dans la chambre d’Amelie, proposa Maren König. Ces toiles, si elles existent, pourraient se révéler importantes.
— Oui, naturellement. Venez.
Barbara Fröhlich la précéda dans l’escalier et ouvrit la porte de la chambre d’Amelie. Elle resta sur le seuil et regarda la commissaire fouiller les placards puis se mettre à genoux pour regarder sous le lit et le bureau. Pour finir, elle repoussa la commode Biedermeier du mur.
— Une porte dérobée, constata la commissaire, puis en se tournant vers Barbara : Je peux l’ouvrir ?
— Bien sûr. Je ne savais pas qu’il y avait une porte à cet endroit.
— Dans les vieilles maisons au toit pentu les soupentes sont utilisées pour le rangement, expliqua la policière en souriant pour la première fois, surtout quand il n’y a pas de grenier.
Elle se mit à quatre pattes et se glissa dans un endroit étroit entre le mur et l’isolation du toit. Un souffle d’air frais pénétra dans la pièce. Quand elle revint quelques minutes plus tard, elle tenait un rouleau enveloppé dans du papier soigneusement fermé avec du papier collant rouge.
— Mon Dieu, dit Barbara. Vous avez vraiment trouvé quelque chose.
Maren König se releva et secoua la poussière de son pantalon.
— J’emporte ces toiles. Si vous voulez, je peux vous établir un reçu.
— Non, non, ce n’est pas nécessaire. Si elles peuvent vous aider à retrouver Amelie, prenez-les.
— Merci, dit la policière en posant la main sur le bras de Barbara. Ne vous inquiétez pas. Nous ferons vraiment tout notre possible pour retrouver Amelie. Je vous le promets.
Il y avait une telle pitié dans sa voix que Barbara dut lutter pour ne pas se mettre à pleurer. Elle acquiesça, muette et reconnaissante. Elle se demanda un instant si elle devait appeler Arne pour lui parler des toiles. Mais elle était encore trop blessée par son attitude, et elle ne le fit pas. Ce n’est qu’après, tandis qu’elle se faisait du thé, qu’elle se rendit compte qu’elle avait complètement oublié de les regarder.
Tobias arpentait avec impatience le salon de Nadja. La grande télévision murale était allumée sans le son. La police le recherchait dans le cadre de la disparition d’Amelie F., une jeune fille de dix-sept ans, avait-il lu sur le télétexte. Nadja et lui avaient discuté la moitié de la nuit pour savoir s’il devait se livrer. Elle avait eu l’idée d’aller chercher les toiles. Vers minuit, elle s’était endormie mais lui était resté éveillé, fouillant désespérément dans sa mémoire. Une chose était sûre, s’il se rendait à la police il serait arrêté. Il n’avait aucune explication sur le fait que le mobile d’Amelie ait atterri dans son pantalon ni le moindre souvenir de la nuit de samedi à dimanche.
Amelie devait avoir découvert des choses sur les événements de 1997 à Altenhain qui pouvaient mettre quelqu’un en danger. Ses pensées revenaient sans cesse à Claudius Terlinden. Pendant onze ans il avait vu en lui son unique défenseur. En prison il avait été heureux de ses visites, de leurs longues conversations. Quel idiot il avait été ! Terlinden ne voyait que son intérêt. Tobias n’allait pas jusqu’à le rendre responsable de la disparition de Laura et de Stefanie mais il avait profité de la détresse de ses parents pour obtenir ce qu’il voulait : le Schillingsacker sur lequel il avait construit les bâtiments de son entreprise.
Tobias alluma une cigarette. Le cendrier posé sur la table basse était sur le point de déborder. Il alla à la fenêtre et contempla l’eau noire du Main. Les minutes passaient, lentes, torturantes. Depuis combien de temps Nadja était-elle partie ? Trois heures ? Quatre ? Pourvu qu’elle ait réussi ! Son plan était la dernière branche à laquelle il pouvait se raccrocher. Si ces toiles, dont Amelie lui avait parlé samedi, existaient vraiment, elles pourraient peut-être prouver son innocence et en même temps indiquer qui avait enlevé Amelie. Si elle vivait encore. Si… Tobias secoua involontairement la tête, mais les pensées ne se laissaient pas balayer. Et si les psychologues, les experts et le tribunal avaient raison ? Si, sous l’influence de l’alcool, il devenait bien un monstre, comme la presse l’avait nommé avec délectation ? Quand il était jeune, il était agressif, il supportait mal les échecs. Il trouvait normal d’obtenir ce qu’il voulait : les bonnes notes, les filles, les victoires sportives. Il avait rarement pris des gants et pourtant il avait été aimé, lui, le centre rayonnant de la bande. Ou bien l’avait-il seulement cru, tant son narcissisme sans limites le rendait aveugle ?
Les retrouvailles avec Jörg, Felix et les autres avaient réveillé en lui de vagues souvenirs, des événements depuis longtemps oubliés qu’il avait considérés comme sans importance. Il avait autrefois fauché Laura à Michael sans éprouver la moindre mauvaise conscience envers son copain. Les filles étaient de simples trophées pour sa vanité. Combien de sentiments avait-il blessés, sans y penser, combien de colères ou de chagrins avait-il suscités ? Il ne l’avait compris qu’au moment où Stefanie avait rompu. Il ne l’avait pas accepté, il s’était mis à ses genoux et l’avait suppliée mais elle s’était contentée de rire. Qu’avait-il fait ensuite ? Qu’avait-il fait à Amelie ? Comment son téléphone s’était-il retrouvé dans la poche de son pantalon ?
Tobias se laissa aller sur le divan, pressa ses mains contre ses tempes et essaya désespérément de replacer les bribes de souvenirs dans une suite logique. Mais plus il s’y efforçait, moins il y arrivait. C’était à devenir fou.
Bien que la salle d’attente soit pleine, le Dr Daniela Lauterbach ne fit pas attendre longtemps Bodenstein et Pia.
— Comment va votre tête ? demanda-t-elle aimablement.
— Ça va, dit Bodenstein en touchant le pansement sur son front comme par réflexe. Un léger mal au crâne, pas plus.
— Si vous voulez, je peux vous examiner.
— Ce n’est pas nécessaire. Nous ne voulons pas vous retenir longtemps.
— Comme vous voulez. Vous savez où me trouver.
Bodenstein acquiesça en souriant. Peut-être devrait-il vraiment changer de médecin traitant. Daniela Lauterbach signa rapidement deux ordonnances que son assistante avait posées sur le comptoir de l’accueil, puis elle conduisit Bodenstein et Pia dans son bureau. Le parquet craquait sous ses pas. Elle leur indiqua de prendre place d’un geste de la main.
— Il s’agit de Thies Terlinden, dit Bodenstein en s’asseyant, tandis que Pia restait debout.
Daniela Lauterbach s’assit à son bureau et le regarda avec attention.
— Que voulez-vous savoir ?
— Sa mère nous a dit qu’il avait eu une crise et qu’il était à présent en psychiatrie.
— C’est vrai, confirma le Dr Lauterbach. Je ne peux pas vous en dire beaucoup plus. Vous comprenez, n’est-ce pas, le secret professionnel. Thies est mon patient.
— On nous a raconté que Thies poursuivait Amelie, intervint Pia.
— Il ne la poursuivait pas, il l’accompagnait, corrigea la doctoresse. Thies aime beaucoup Amelie et c’est sa façon de montrer son affection. Amelie a eu de la sympathie pour lui dès le début. C’est une jeune fille très sensible, malgré son allure excentrique. Une vraie chance pour Thies.
— Le père de Thies a eu une altercation avec son fils et a les mains tout écorchées, dit Pia. Thies a-t-il des tendances violentes ?
Daniela Lauterbach sourit un peu tristement.
— Cela aussi fait partie de ce que je ne peux pas vous dire, répliqua-t-elle. Mais je suppose que vous soupçonnez Thies d’avoir fait du mal à Amelie. Je l’exclus. Thies est autiste et il ne se comporte pas comme une personne normale. Il est incapable de montrer ou même d’exprimer ses sentiments. De temps en temps il est victime de ces… débordements mais c’est très rare. Ses parents s’occupent merveilleusement bien de lui, et il supporte parfaitement les médicaments qu’il prend depuis des années.
— Diriez-vous de Thies qu’il est attardé ?
— En aucun cas ! dit Daniela Lauterbach en secouant violemment la tête. Thies est très intelligent et il est exceptionnellement doué pour la peinture.
Elle montra les grands tableaux abstraits qui ressemblaient à ceux accrochés dans le bureau et la maison de Terlinden.
— C’est Thies qui les a peints ?
Pia regarda les tableaux, étonnée. Au premier regard elle n’avait rien distingué mais à présent elle reconnaissait ce qu’elle voyait. Elle frissonna devant ces figures humaines convulsées, désespérées, au regard tourmenté, angoissé et rempli d’épouvante. La violence de ces tableaux était éprouvante. Comment pouvait-on supporter ces visages toute la journée ?
— L’été dernier, mon mari lui a organisé une exposition, à Wiesbaden. Elle a eu un grand succès, les quarante-trois toiles ont été vendues.
Elle dit cela avec fierté. Daniela Lauterbach aimait le fils de ses voisins mais elle semblait avoir assez de distance professionnelle pour juger son comportement avec objectivité.
— Claudius Terlinden a beaucoup soutenu la famille Sartorius après la condamnation de leur fils, intervint Bodenstein. Il a procuré un avocat à Tobias et un très bon. Croyez-vous qu’il ait pu faire cela par mauvaise conscience ?
— Quelle mauvaise conscience ? demanda Daniela Lauterbach en cessant de sourire.
— Peut-être savait-il que Thies avait eu quelque chose à voir avec la disparition des jeunes filles.
Pendant un moment un silence total régna, les incessants appels téléphoniques ne parvenaient qu’étouffés à travers les portes fermées. Le Dr Lauterbach fronça les sourcils.
— Je n’ai jamais songé à cela, concéda-t-elle. Le fait est que Thies était fou de Stefanie Schneeberger. Il passait beaucoup de temps avec elle comme il le fait maintenant avec Amelie… Elle s’interrompit quand elle comprit à quoi Bodenstein voulait l’amener. Seigneur ! dit-elle, consternée. Non, non, je ne peux pas le croire !
— Nous devons impérativement parler avec Thies, dit Pia d’une voix énergique. Il est une des pistes qui peuvent nous conduire à Amelie.
— Je comprends. Mais c’est difficile. J’ai eu peur que dans son état, il ne soit dangereux pour lui-même, je n’avais donc pas d’autre solution que de le transférer en psychiatrie fermée. Elle pressa ses mains l’une contre l’autre et les porta à ses lèvres d’un air pensif. Je ne suis pas en mesure de vous accorder une entrevue avec Thies.
— Mais si Thies a Amelie en son pouvoir, elle est en grand danger ! objecta Pia. Il l’a peut-être enfermée dans un endroit où elle est prisonnière.
Le Dr Lauterbach regarda Pia. Ses yeux étaient obscurcis par l’inquiétude.
— Vous avez raison, dit-elle avec décision. J’appelle le médecin-chef de psychiatrie à Bad Soden.
— Ah, autre chose, ajouta Pia comme si la chose lui revenait à l’esprit. D’après Tobias Sartorius, Amelie a dit que votre mari avait un rapport avec les événements de 1997. Le bruit a couru autrefois qu’il avait donné le rôle principal à Stefanie Schneeberger parce qu’il avait un faible pour elle.
Daniela Lauterbach, qui tendait déjà la main vers le téléphone, se laissa retomber en arrière.
— C’est Tobias qui l’a accusé de cela, répliqua-t-elle. Il voulait sauver sa tête, ce qui se comprend. Mais tous les soupçons ont été abandonnés au cours de l’enquête. Il est exact que mon mari s’était enthousiasmé pour le talent de Stefanie. Elle avait simplement le profil idéal pour Blanche-Neige.
Elle posa à nouveau la main sur le téléphone.
— À quelle heure avez-vous quitté l’Ebony Club samedi ? demanda Bodenstein. Vous vous en souvenez ?
Le visage du Dr Lauterbach montra une sorte de désarroi.
— Oui, je m’en souviens très bien. Il était 21 h 30.
— Et vous êtes rentrée avec Claudius Terlinden à Altenhain.
— Non. Comme j’étais de garde, j’avais ma voiture. J’ai été appelée à 21 h 30 pour une urgence à Königstein.
— Ah, ah ! Et les Terlinden et votre mari ? Quand sont-ils partis ?
— Christine est partie avec moi. Elle se faisait du souci pour Thies, il était au lit avec une méchante grippe. Je l’ai déposée à l’arrêt de bus et je suis partie pour Königstein. Quand je suis rentrée chez moi à 2 heures du matin, mon mari dormait.
Bodenstein et Pia échangèrent un rapide regard. Claudius Terlinden avait donc menti sur le déroulement de la soirée du samedi. Pourquoi ?
— En revenant de votre visite, vous n’êtes pas rentrée chez vous directement, n’est-ce pas ? demanda Bodenstein.
La question ne surprit pas Daniela Lauterbach.
— Non. Je suis revenu de Königstein peu après 1 heure, dit-elle en soupirant. J’ai aperçu un homme allongé sur le banc de l’arrêt de bus et je me suis arrêtée. Ce n’est qu’alors que j’ai vu de qui il s’agissait. Elle secoua lentement la tête. Ses yeux sombres étaient pleins de compassion. Tobias était ivre mort et déjà en hypothermie. Il avait vomi et il était inconscient. J’ai mis dix minutes à le traîner dans l’auto. Hartmut et moi, nous l’avons monté dans sa chambre et mis au lit.
— Est-ce qu’il vous a dit quelque chose ?
— Non. Il était incapable de parler. J’ai d’abord pensé à appeler une ambulance pour l’amener aux urgences mais je savais qu’il n’aurait pas voulu.
— Pourquoi ?
— Je l’avais soigné quelques jours avant quand on l’a attaqué dans la grange et assommé, dit-elle en se penchant en avant et en regardant Bodenstein si intensément qu’il en fut troublé. Je le plains sincèrement, peu importe ce qu’il a fait. Les autres disent que dix ans de prison ce n’est pas cher payé. Mais moi je pense qu’il est puni pour le reste de sa vie.
— Il y a des indications qui tendraient à prouver qu’il est impliqué dans la disparition d’Amelie, dit Bodenstein. Vous le connaissez mieux que moi. Croyez-vous que ce soit possible ?
Daniela Lauterbach se renversa sur le dos de son fauteuil et resta une minute entière sans tourner les yeux vers Bodenstein.
— J’aimerais en être assez persuadée pour vous dire : non. Mais je ne le suis pas.
Elle arracha la perruque et la jeta par terre sans y prêter attention. Ses doigts tremblaient tellement qu’elle n’arrivait pas à décoller la bande qui fermait le rouleau. Aussi elle prit des ciseaux et la fendit avec impatience. Le cœur battant, elle déroula les toiles sur son bureau. Il y en avait huit, et elle eut le souffle coupé quand elle vit ce qu’elles représentaient. Ce misérable avait peint les événements du 6 septembre 1997 avec une précision photographique. Il ne manquait pas un seul détail. Même l’inscription débile et le cochon étaient clairement reconnaissables sur le T-shirt vert foncé ! Elle se mordit les lèvres, le sang bruissait dans ses oreilles. Brusquement le souvenir revint. L’humiliant sentiment d’échec en même temps que la suave satisfaction de voir Laura récolter enfin ce qu’elle avait mérité, cette sale coureuse arrogante ! Elle déroula les autres toiles, les aplatit de la main. Elle fut comme autrefois prise de panique. D’incrédulité, de stupeur puis d’une colère froide. Elle se leva et se força à respirer profondément. Trois fois, quatre. Garder son calme. Réfléchir. Ce qu’elle avait devant les yeux n’était pas une catastrophe, c’était une explosion nucléaire ! Ça pouvait détruire tous ses plans si soigneusement élaborés, et elle ne pouvait le tolérer ! Elle alluma une cigarette avec des doigts tremblants. Elle se sentait mal. Que devait-elle faire ? Toutes les toiles étaient-elles là ou bien Thies en avait-il peint d’autres ? Elle ne devait pas prendre de risque, trop de choses étaient en jeu. Avidement, elle fuma la cigarette jusqu’au filtre, puis elle sut ce qu’elle devait faire. Elle avait toujours dû prendre ses décisions toute seule. Avec une détermination furieuse elle prit les ciseaux et découpa chaque toile en petits morceaux. Puis elle les introduisit dans le broyeur et sortit le sac contenant les rognures. Il suffisait maintenant de ne pas perdre son sang-froid et tout irait bien.
L’inspecteur principal Kai Ostermann était obligé de reconnaître que l’écriture secrète dans le journal d’Amelie restait pour lui une énigme insoluble. Il avait d’abord pensé déchiffrer facilement les hiéroglyphes, mais à présent il était sur le point de renoncer. Il ne trouvait simplement pas le système. Apparemment, elle avait utilisé des symboles différents pour les mêmes lettres. Behnke entra.
Bodenstein avait chargé Behnke d’interroger Claudius Terlinden qui, depuis ce matin, croupissait dans une cellule.
— Il refuse de l’ouvrir, ce salaud, dit Behnke en se laissant tomber sur sa chaise de bureau et en croisant les bras derrière la tête. Le chef a beau dire ! Je dois coincer le type – oui mais avec quoi ? J’ai essayé, je l’ai provoqué, j’ai fait ami-ami, je l’ai menacé – il se contente de sourire ! Si au moins je pouvais lui casser la gueule.
— Il ne manquerait plus que ça, dit Ostermann en lui jetant un regard rapide. Ce qui mit aussitôt Behnke en rage.
— Inutile de me rappeler que je suis dans la merde ! aboya-t-il en frappant du poing sur le bureau avec une telle force que le clavier fit un bond. Je finirai par croire que le vieux veut me faire sortir de mes gonds pour que je parte de moi-même !
— Des conneries. D’ailleurs il ne t’a pas dit de le coincer, il t’a dit de le démoraliser.
— Exact. Jusqu’à ce qu’il rentre de promenade avec sa princesse, et qu’il n’ait plus qu’à tirer les marrons du feu ! dit Behnke, rouge de colère. Moi je ne suis là que pour faire le sale boulot.
Ostermann avait presque pitié de Behnke. Il le connaissait depuis l’école de police, ils avaient patrouillé ensemble et étaient passés par les SEK, les commandos d’intervention, jusqu’au jour où Ostermann avait perdu une jambe durant un assaut. Behnke était resté au SEK encore quelques années puis il était entré dans la Kripo de Francfort et avait été muté à la K11 de Königstein. C’était un bon policier. Mais depuis que rien n’allait plus dans sa vie privée, son travail en souffrait. Behnke mit sa tête dans ses mains et se plongea dans ses ruminations.
La porte s’ouvrit à la volée. Kathrin Fachinger entra, les joues brûlantes de colère.
— Dis, t’as perdu la boule ? cria-t-elle à son collègue. Tu me laisses seule avec le type et tu te tires ! Qu’est-ce qui te prend !
— Tu sais tout faire mieux que moi ! répondit Behnke d’un ton sarcastique.
Le regard d’Ostermann allait d’un coq de combat à l’autre.
— Nous avions une stratégie, rappela Kathrin à son collègue. Et toi tu te tires. Mais figure-toi qu’il m’a parlé à moi.
Le triomphe s’entendait dans sa voix.
— Formidable ! Cours donc le raconter au chef, espèce de connasse.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
Kathrin se planta devant lui et mit les mains sur ses hanches.
— J’ai dit : connasse ! et pour être plus clair : tu n’es qu’une petite conne égoïste et un faux cul ! Tu m’as balancé et ça, je ne l’oublierai pas !
— Frank ! cria Ostermann en se levant.
— Tu me menaces ? Kathrin ne se laissa pas intimider. Elle eut un rire méprisant. Tu ne me fais pas peur, espèce de… grande gueule ! Tout ce que tu sais faire, c’est dire des conneries et laisser le travail aux autres ! Pas étonnant que ta femme soit allée voir ailleurs. Qui supporterait un mec comme toi ?
Behnke devint écarlate. Il serra les poings.
— Arrêtez, les supplia Ostermann, inquiet. Du calme !
C’était trop tard. La colère longtemps contenue de Behnke explosa. Il bondit en renversant sa chaise et envoya valser Kathrin. Elle s’écrasa contre le placard, ses lunettes volèrent sur le sol. Behnke mit le pied dessus et les écrasa avec le talon de sa chaussure en faisant crisser les éclats de verre. Kathrin se remit debout d’un bond.
— Très bien, dit-elle avec un sourire froid. Maintenant, ton compte est bon, cher collègue.
Cela acheva de mettre Behnke hors de lui. Ostermann ne put le retenir, il marcha sur Kathrin et lui envoya un coup de poing dans la figure. Par réflexe elle leva la jambe et lui donna un coup de genou dans les testicules. Behnke tomba par terre avec un cri de douleur. À cet instant la porte s’ouvrit et Bodenstein apparut sur le seuil. Son regard alla de Kathrin Fachinger à Behnke.
— Vous pouvez m’expliquer ce qui se passe ici ? demanda-t-il en essayant de maîtriser sa voix.
— Il m’a agressée en m’arrachant les lunettes du nez, répondit Kathrin en montrant les débris de verre. Je n’ai fait que me défendre.
— C’est vrai ? dit Bodenstein en regardant Ostermann qui leva les mains en signe d’impuissance et, après un coup d’œil à son collègue au sol, acquiesça de la tête. OK, dit Bodenstein. J’en ai assez de ces enfantillages. Behnke, relevez-vous.
Frank Behnke obéit. Son visage était convulsé par la douleur et la haine. Il ouvrit la bouche mais Bodenstein ne lui laissa pas dire un mot.
— Je pensais que vous aviez compris ce que Mme Engel et moi-même vous avions dit, lança-t-il d’un ton glacial. Vous êtes suspendu de ce service avec un effet immédiat !
Behnke regarda devant lui sans rien dire, alla à son bureau et attrapa sa veste pendue au dossier de sa chaise.
— Votre arme et votre insigne, vous les laissez ici, ordonna Bodenstein.
Behnke sortit son arme et la jeta avec son insigne sur le bureau.
— Allez tous vous faire enculer, éructa-t-il, puis il disparut, bousculant Bodenstein au passage.
— Qu’a donné l’interrogatoire de Terlinden ? demanda Bodenstein en se tournant vers Kathrin Fachinger comme s’il ne s’était rien passé.
— L’Ebony Club lui appartient. De même que le Cheval Noir et les autres restaurants dont Andreas Jagielski n’est que gérant.
— Et quoi encore ?
— On n’a pas pu en tirer davantage. Mais je trouve que ça explique pas mal de choses.
— Oui, quoi ?
— Claudius Terlinden n’aurait pas secouru financièrement Hartmut Sartorius s’il n’avait pas détruit sa vie en ouvrant le Cheval Noir. À mon avis, il n’a rien du bon Samaritain. Il a d’abord ruiné Sartorius et ensuite il a fait en sorte qu’il ne perde pas sa ferme ni n’abandonne Altenhain. Dans le village il a encore bien d’autres gens sous sa coupe, à commencer par ce Jagielski qu’il a fait gérant de ses restaurants. Il me fait un peu penser à la mafia : il protège et grâce à ça il muselle.
Bodenstein regarda sa jeune collaboratrice en plissant le front. Puis il acquiesça.
— Bon travail, dit-il. Très bon.
Tobias sauta du divan, comme électrisé, quand la porte s’ouvrit. Nadja entra, tenant un sac plastique d’une main et de l’autre essayant d’enlever son manteau.
— Alors ? dit Tobias en l’aidant à l’ôter puis en le suspendant dans la penderie. Tu as trouvé quelque chose ?
Après des heures d’attente et de tension, il ne pouvait plus contenir sa curiosité. Nadja alla à la cuisine, posa le sac sur la table et s’assit.
— Rien, dit-elle en secouant la tête. Elle défit sa queue de cheval et se passa la main dans les cheveux pour les libérer. J’ai fouillé toute cette foutue maison. Je finis par croire que ces tableaux étaient une invention d’Amelie.
Tobias la regarda atterré. Sa déception était immense.
— C’est pas possible ! objecta-t-il avec virulence. Pourquoi elle serait allée imaginer ça ?
— Aucune idée. Peut-être qu’elle voulait se rendre intéressante, répondit Nadja en haussant les épaules.
Elle avait l’air épuisée. Des cernes sombres s’étendaient sous ses yeux. La situation paraissait l’ébranler autant que Tobias.
— Mangeons d’abord, dit-elle en ouvrant le sac. J’ai rapporté des trucs du chinois.
Bien que Tobias n’ait rien mangé de toute la journée, l’odeur appétissante qui s’échappait des barquettes ne lui ouvrit pas l’appétit. Comment aurait-il pu penser à se nourrir en ce moment ? Amelie n’avait pas inventé ces tableaux – jamais de la vie ! Ce n’était pas le genre de fille qui cherche à se rendre intéressante. Nadja se trompait. Muet, il la regarda ouvrir une barquette, séparer les bâtonnets de bois et commencer à manger.
— La police me recherche, dit-il.
— Je sais, répondit-elle la bouche pleine. Je fais tout ce que je peux pour t’aider.
Tobias se mordit les lèvres. Bon Dieu, il ne pouvait rien reprocher à Nadja. Mais il lui paraissait insensé d’être condamné à l’impuissance. Il aurait préféré partir d’ici et chercher lui-même Amelie. Mais on le coffrerait dès qu’il mettrait un pied dehors. Il ne pouvait que s’exhorter à la patience et faire confiance à Nadja.
Bodenstein se gara contre le trottoir d’en face, arrêta le moteur et resta assis derrière le volant. D’où il était, il pouvait observer Cosima s’affairer dans la cuisine éclairée. Il avait eu une conversation avec sa supérieure à propos de Behnke. L’incident s’était naturellement répandu comme une traînée de poudre dans tout le commissariat. Nicole Engel avait approuvé la suspension de Behnke mais à présent Bodenstein avait un sérieux problème d’effectifs. En plus de Behnke, Hasse manquait aussi.
En revenant chez lui, Bodenstein avait réfléchi sur la conduite à adopter avec Cosima. Faire ses valises en silence et disparaître ? Non, il voulait entendre la vérité de sa bouche. Il n’éprouvait pas de colère. Plutôt une immense déception. Après quelques minutes d’hésitation, il descendit et traversa lentement la rue luisante de pluie. La maison, qu’il avait construite avec Cosima, qu’il avait habitée pendant vingt ans, où il avait été heureux et dont il connaissait chaque coin, lui paraissait soudain étrangère. Chaque soir il était rentré chez lui avec plaisir. Content de retrouver Cosima, les enfants, le chien et même de jardiner un peu en été. À présent, ouvrir la porte d’entrée lui faisait horreur. Depuis combien de nuits Cosima, en le caressant, en l’embrassant et en faisant l’amour avec lui, s’imaginait-elle être en secret avec un autre ? N’avait-il pas vu Cosima avec ce type aujourd’hui ? Et à présent tout son être criait : Pourquoi ? Depuis quand ? Où ?
Il n’aurait jamais pensé se retrouver dans cette situation. Ils avaient formé un bon couple, jusqu’à… oui, jusqu’à la naissance de Sophia. Ensuite Cosima avait changé. Elle avait toujours eu la bougeotte et ses expéditions dans les pays lointains avaient été pour elle un exutoire à sa soif de liberté et d’aventures. C’est ce qui lui permettait de supporter la vie de tous les jours, pendant le reste de l’année. Il l’avait toujours su et avait accepté ses voyages sans se plaindre, bien qu’il ait toujours détesté ces longues séparations. Depuis la naissance de Sophia, c’est-à-dire depuis deux ans, Cosima était restée à la maison. Elle ne lui avait jamais avoué son insatisfaction. Mais rétrospectivement, il percevait les changements. Avant, ils ne se disputaient jamais. À présent ils le faisaient couramment. C’était toujours à propos de choses insignifiantes. Ils se faisaient des reproches, critiquaient leurs manies réciproques. Brusquement, alors qu’il se tenait devant la porte, les clés à la main, sa colère éclata. Pendant des semaines, elle lui avait caché sa grossesse. Elle avait pris toute seule la décision de garder l’enfant et l’avait mis devant le fait accompli. Pourtant, elle savait qu’avoir un enfant mettrait un terme à sa vie aventureuse pendant un certain temps.
Il ouvrit la porte. Le chien sauta de sa corbeille et l’accueillit tout joyeux. Lorsque Cosima apparut à la porte de la cuisine, Bodenstein sentit les battements de son cœur s’accélérer.
— Hello, dit-elle en souriant. Tu rentres tard. Tu veux manger quelque chose ?
Elle se tenait devant lui dans le même pull de cachemire vert céladon qu’elle portait à midi à l’Ebony Club, et elle avait son air habituel.
— Non, répondit-il, je n’ai pas faim.
— Sinon, j’ai encore des boulettes et de la salade de pâtes au frigidaire.
Elle se retourna pour aller dans la cuisine.
— Tu n’es pas allée à Mayence aujourd’hui, dit-il.
Cosima s’arrêta et fit volte-face. Il ne voulait pas qu’elle mente, il continua donc avant qu’elle ait le temps de répondre.
— Je t’ai vue à l’Ebony Club à midi. Avec Alexandre Gavrilow.
Elle croisa les bras et le regarda. Il y eut un silence, le chien sentit la tension dans l’air et disparut dans sa corbeille.
— Tu n’es jamais allée à Mayence la semaine dernière, dit-il. Il y a quelques jours, en sortant de l’institut médicolégal, je t’ai vue par hasard en voiture devant moi. Je t’ai appelée et tu m’as affirmé que tu étais à Mayence.
Il se tut. Il espérait encore dans un coin de son cœur qu’une explication tout à fait inoffensive était possible. Mais elle ne riait pas, ne niait rien. Restait là, les bras croisés, sans une trace de culpabilité.
— Sois honnête avec moi, Cosima. Le ton plaintif de sa voix résonna dans ses oreilles. As-tu… as-tu… une liaison avec Gavrilow ?
— Oui, répondit-elle tranquillement.
Le monde se déroba sous lui, mais Bodenstein s’efforça de rester extérieurement aussi calme qu’elle.
— Pourquoi ? demanda-t-il avec masochisme.
— Mais Oliver. Que veux-tu que je te dise ?
— De préférence la vérité.
— Je l’ai rencontré cet été à un vernissage à Wiesbaden. Il a un bureau à Francfort, prépare un nouveau projet et cherche des sponsors. Nous nous sommes téléphoné quelques fois. Il pensait que je pourrais filmer son expédition. Je savais que ça ne te plairait pas et j’ai préféré d’abord entendre ce qu’il me proposait. C’est pour ça que je ne t’ai pas dit que je devais le rencontrer. Oui. Et tout simplement… c’est arrivé. J’ai cru que ce serait un feu de paille mais ensuite…
Elle s’interrompit et secoua la tête.
Incompréhensible qu’elle ait rencontré un autre homme, qu’elle ait pu commencer une relation avec lui sans qu’il se doute de quelque chose. Avait-il été trop stupide, trop confiant ou bien trop replié sur lui-même ? Il lui revint une chanson que Rosalie, dans le pire moment de sa puberté, faisait inlassablement retentir dans toute la maison. Qu’est-ce qu’il a que je n’ai pas ? Dis-le-moi franchement. Maintenant il est trop tard, mais le regrettes-tu ? Une chanson si niaise – et à présent elle semblait si vraie. Abandonnant Cosima, Bodenstein monta dans la chambre. Une minute de plus et il aurait explosé, il lui aurait crié à la figure ce qu’il pensait d’un aventurier comme ce Gavrilow qui avait une liaison avec la mère d’un jeune enfant. Vraisemblablement il avait dû clamer sa passion au monde entier, cet écervelé ! Il ouvrit l’armoire, descendit une valise de l’étagère du haut et la bourra au hasard de sous-vêtements, de chemises, de cravates puis jeta deux costumes par-dessus. Ensuite, il alla dans la salle de bains et mit ses affaires personnelles dans une trousse de toilette. Dix minutes plus tard, il descendit l’escalier en traînant sa valise. Cosima était toujours à la même place.
— Où tu vas ? demanda-t-elle.
— Je m’en vais, répondit-il sans la regarder, puis il ouvrit la porte et sortit dans la nuit.