Il ne dit pas au revoir. Quand on sort de prison, on ne dit jamais au revoir. Souvent, très souvent, durant ces dix années, il s’était dépeint le jour de sa libération. Mais à présent, il devait constater que ses pensées n’étaient pas allées plus loin que l’instant où il passait la porte qui menait vers la liberté, une liberté qui lui paraissait soudain menaçante. Il n’avait aucun plan pour sa vie. Plus aucun. Même sans les éternelles mises en garde des travailleurs sociaux, il avait conscience depuis longtemps que le monde ne l’attendait pas et que c’est lui qui devrait s’adapter aux vicissitudes et aux déconfitures d’un avenir pas particulièrement rose. La carrière médicale qu’il avait ambitionnée après son bac, il pouvait l’oublier. Ses diplômes et la formation de mécanicien qu’il avait suivie en prison pourraient éventuellement lui servir. En tout cas, le temps était venu d’affronter la vie.
Quand la lourde porte grise blindée du JVA Rockenberg se referma derrière lui dans un bruit métallique, il la vit debout, de l’autre côté de la rue. Bien qu’elle ait été la seule de l’ancienne bande à lui écrire pendant ces dix années, il fut étonné de la voir. Il s’attendait plutôt à voir son père. Elle était appuyée sur l’aile d’un 4×4 argenté, un téléphone mobile contre l’oreille, tirant avidement sur sa cigarette. Il s’arrêta. Quand elle le vit, elle vint vers lui, fourra le téléphone dans la poche de son manteau et jeta son mégot. Il hésita un instant avant de traverser la rue pavée, la petite valise qui contenait tous ses biens à la main gauche, et de s’arrêter devant elle.
— Hello Tobi, dit-elle en souriant nerveusement.
Dix longues années, exactement le nombre d’années qu’ils ne s’étaient pas vus, car il avait refusé qu’elle vienne lui rendre visite en prison.
— Hello Nadja, répondit-il.
C’était bizarre de l’appeler par ce prénom étranger. En réalité, elle était mieux qu’à la télévision. Plus jeune. Ils se faisaient face, se regardant, hésitant. Un vent froid chassait les feuilles bruissantes sur les pavés. Le soleil s’était caché derrière les nuages. Il faisait froid.
— C’est bien que tu sois à nouveau dehors, dit-elle en l’enlaçant et en l’embrassant sur les joues. Je suis si heureuse. Vraiment.
— Je m’en réjouis aussi. Dès qu’il eut prononcé cette phrase toute faite, il se demanda si c’était vrai. La joie n’avait rien à voir avec ce sentiment d’étrangeté, d’insécurité. Elle se détacha de lui, car il ne faisait pas mine de répondre à son étreinte. Plus tôt, elle avait été la fille des voisins, sa meilleure amie, son existence était une évidence dans sa vie. Nadja était la sœur qu’il n’avait pas eue. Mais maintenant tout en elle avait changé, pas seulement son nom. La Nathalie garçon manqué qui avait honte de son appareil dentaire et de sa poitrine avait fait place à Nadja von Bredow, une actrice célèbre et en vue. Elle avait réalisé ses rêves ambitieux, avait laissé loin derrière elle le village dont ils venaient tous les deux et avait grimpé tout en haut de l’échelle sociale. Où lui-même ne pouvait pas poser un pied même sur le barreau le plus bas. Depuis aujourd’hui, il était un ex-taulard qui avait purgé sa peine mais à qui la société n’ouvrait pas vraiment les bras.
— Ton père ne pouvait pas se libérer. Brusquement, elle s’écarta de lui, détourna le regard comme si sa propre gêne s’était communiquée à elle. C’est pour ça que je suis venu te chercher.
— C’est gentil de ta part.
Tobias jeta sa valise sur le siège arrière et s’assit à l’avant. Le cuir clair n’avait pas la moindre éraflure, l’intérieur de la voiture sentait le neuf.
— Ouah, dit-il sincèrement impressionné, en jetant un regard sur le tableau de bord qui ressemblait au cockpit d’un avion. Quelle superbe auto.
Nadja esquissa un sourire, attacha sa ceinture et pressa sur un bouton sans avoir à insérer de clé dans le démarreur. Le moteur fit aussitôt entendre un ronronnement harmonieux. Elle manœuvra habilement l’imposant véhicule pour sortir de l’emplacement étroit. Les yeux de Tobias effleurèrent les puissants châtaigniers qui poussaient près du mur de la prison. Leur vue de la fenêtre de sa cellule avait été pendant dix ans son unique contact avec le monde extérieur. Leur changement saisonnier était la seule référence au dehors, alors que le reste du monde avait disparu dans un brouillard diffus derrière les murs de la prison. Et maintenant, lui, le meurtrier de jeunes filles, ayant purgé sa peine, devait revenir dans ce brouillard. Qu’il le veuille ou non.
— Où je t’amène ? Chez moi ? demanda Nadja quand ils furent sur l’autoroute.
Elle lui avait proposé plusieurs fois dans ses lettres d’habiter chez elle – son appartement de Francfort était assez grand. La pensée de revenir à Altenhain et de devoir affronter le passé l’effrayait, pourtant il avait refusé.
— Plus tard, peut-être, dit-il donc. Je veux d’abord rentrer chez moi.
L’inspecteur Pia Kirchhoff se tenait sous des trombes d’eau sur l’ancien aéroport militaire d’Eschborn. Elle avait posé une casquette de base-ball sur ses cheveux blonds tressés en deux courtes nattes et, les mains profondément enfoncées dans les poches de sa doudoune, elle regardait d’un air inexpressif ses collègues des empreintes déployer une tente au-dessus du trou à leurs pieds. Au cours de la démolition d’un hangar délabré de l’aéroport, un conducteur d’engin avait découvert dans une cuve de carburant vide des ossements et un crâne humain et il avait appelé la police, au grand dam de son chef. À présent, le travail était arrêté depuis deux heures, et Pia devait écouter le chapelet d’injures du chef de chantier exaspéré, dont l’équipe multiethnique s’était brusquement volatilisée à l’apparition de la police. L’homme alluma sa troisième cigarette en l’espace d’un quart d’heure et remonta les épaules comme s’il pouvait empêcher la pluie de couler dans le col de sa veste. Puis il se remit à jurer à jet continu.
— Nous attendons le légiste. Il ne va pas tarder.
Pia ne s’intéressait ni à la présence évidente de travailleurs au noir du chantier, ni aux délais d’exécution de la démolition.
— Vous n’aviez qu’à démolir un autre bâtiment.
— Vous vous croyez drôle, se lamenta l’homme en montrant les pelles mécaniques et les camions qui attendaient. Nous allons prendre du retard, à cause de quelques os, ça va coûter une fortune.
Pia haussa les épaules et se retourna. Une voiture cahotait sur le béton défoncé. Des mauvaises herbes avaient envahi chaque fissure et avaient transformé la piste autrefois lisse en une succession de bosses. Depuis la fermeture de l’aéroport, la nature prouvait de façon impressionnante qu’elle était capable de vaincre à nouveau tous les obstacles créés par l’homme. Pia laissa le chef de chantier à ses lamentations et se dirigea vers la Mercedes argentée qui s’était arrêtée à côté des véhicules de la police.
— Tu en as mis du temps, dit-elle en accueillant fraîchement son ex-mari. Ce sera ta faute si j’ai attrapé un rhume.
Le Dr Henning Kirchhoff, directeur suppléant de l’institut médicolégal de Francfort, ne se laissa pas bousculer. En toute sérénité, il enfila la combinaison de protection obligatoire, échangea ses étincelantes chaussures noires pour des bottes en caoutchouc et rabattit sa capuche.
— Je faisais cours, répondit-il. Ensuite je suis tombé dans un embouteillage près de la Messe1. Excuse-moi. Qu’est-ce qu’on a ?
— Un squelette dans une des anciennes cuves de carburant. L’entreprise de démolition l’a trouvé, il y a environ deux heures.
— Il a été bougé ?
— Je ne crois pas. Ils ont seulement enlevé le béton et la terre, puis ils ont découpé la partie supérieure de la cuve parce qu’il ne pouvait pas la transporter entière.
— Bon. Kirchhoff salua les policiers des empreintes et se résigna à ramper sous la tente où se trouvait la partie inférieure de la cuve. Il était sans aucun doute l’homme le plus qualifié pour cette tâche. Il était en effet en Allemagne un des rares légistes également anthropologues, et les ossements humains étaient sa spécialité. Le vent charriait la pluie presque horizontalement sur cette surface plane. Pia était gelée jusqu’à la moelle. La pluie s’égouttait de la visière de sa casquette sur son nez, ses pieds s’étaient transformés en deux blocs de glace et elle enviait sacrément les ouvriers désœuvrés qui s’étaient regroupés dans le hangar et buvaient du café chaud tiré de leur thermos. À son habitude, Henning travaillait soigneusement ; dès qu’il se trouvait devant un os, le temps et les contingences extérieures perdaient toute signification. Il s’agenouilla sur le sol du réservoir, se pencha sur le squelette, et examina un os après l’autre. Pia se glissa sous la bâche en se tenant à l’échelle pour ne pas glisser.
— Un squelette complet, cria Henning d’en bas. Féminin.
— Vieille ou jeune ? Depuis combien de temps il est là ?
— Là-dessus, je ne peux rien dire de précis. À première vue, il n’y a plus de restes de tissus, donc depuis plusieurs années.
Henning Kirchhoff se redressa et regrimpa par l’échelle. Les hommes des empreintes commencèrent à dégager soigneusement les os et la terre environnante. Il allait falloir un certain temps avant que le squelette puisse être transporté à l’institut médicolégal, où Henning et ses assistants procéderaient à son examen approfondi. Des os humains étaient continuellement mis à découvert par des travaux de terrassement. Il était important d’avoir une estimation exacte de la durée de leur ensevelissement, un crime de sang n’étant prescrit qu’après trente ans. Ce n’est que lorsque l’âge et la durée d’ensevelissement du squelette étaient établis que la tentative de le confronter à des affaires de disparition avait un sens. L’aéroport n’était plus en service dans les années 1950 et le dernier remplissage de la cuve ne datait pas d’hier. Le squelette pouvait être celui d’une soldate américaine du camp américain voisin, qui était resté ouvert jusqu’en octobre 1991, ou bien celui d’une ancienne pensionnaire de l’asile, situé de l’autre côté des barbelés.
— On va boire un café quelque part ?
Henning enleva ses lunettes, les essuya et s’extirpa de la combinaison de protection trempée.
Pia regarda son ex-mari d’un air étonné. Aller au café pendant les heures de travail n’était pas son genre.
— Il est arrivé quelque chose ? demanda-t-elle soupçonneuse.
Il fit la grimace et poussa un grand soupir.
— Je suis dans les emmerdes, dit-il et j’ai besoin de tes conseils.
Le village était blotti dans la vallée, surplombé par deux hideux immeubles de plusieurs étages des années 1970, époque où toute commune qui se respectait optait pour les grands ensembles. Sur le coteau de droite s’étendait la colline des millionnaires, comme les habitants appelaient les deux rues sur un ton méprisant, et où quelques néoruraux vivaient dans des villas entourées d’un grand jardin. Son cœur s’accéléra quand ils approchèrent de la maison de ses parents. Onze ans avaient passé depuis la dernière fois qu’il l’avait quittée. À droite, s’élevait la maison à colombages de grand-mère Dombrowski, qui paraissait tenir debout uniquement parce qu’elle était encastrée entre deux autres maisons. Un peu plus loin, à gauche, la cour des Richter avec le magasin. Et en face la brasserie de son père. Au Coq d’Or. Tobias dut avaler sa salive quand Nadja s’arrêta devant. Avec des yeux incrédules, il contempla la façade décrépie, les volets roulants baissés, les gouttières arrachées. La mauvaise herbe avait traversé l’asphalte, le portail pendait sur ses gonds. Il eut presque envie de demander à Nadja de repartir – vite, vite, se tirer de là ! Mais il repoussa cette tentation, la remercia brièvement, descendit et attrapa sa valise dans le coffre.
— Si tu as besoin de quelque chose, tu m’appelles, dit Nadja en guise d’adieu, puis elle mit le contact et démarra en trombe.
À quoi s’était-il attendu ? À un joyeux accueil ? Il était seul sur le petit parking asphalté, devant le bâtiment qui avait été autrefois le centre de ce triste bled. L’ancien crépi éclatant de blancheur s’était effrité et était tombé, l’enseigne Au Coq d’Or était à peine lisible. Sur la porte d’entrée, derrière une vitre dépolie fêlée pendait un écriteau fané : “Fermeture provisoire.” Son père lui avait dit qu’il avait fermé la brasserie à cause de ses problèmes de dos, mais Tobias pensa que cette difficile décision avait dû être provoquée par autre chose. Les Sartorius étaient aubergistes depuis trois générations, et Hartmut Sartorius avait été un aubergiste dans l’âme, il abattait et cuisinait lui-même, brassait son propre Apfelwein et était à son poste malade ou bien portant. Vraisemblablement, c’étaient les clients qui l’avaient abandonné. Personne ne voulait manger ou faire la fête chez les parents d’un meurtrier. Tobias poussa un profond soupir et se dirigea vers le portail de la cour. Il dut faire un effort pour en pousser un battant. L’état de la cour le cloua sur place. Là où, en été, les serveuses s’affairaient autour des tables ombragées par les branches d’un gros châtaignier et sous la vigne vierge d’une pergola, tout était désormais à l’abandon. Le regard de Tobias parcourut un amoncellement d’objets hétéroclites, de meubles cassés et de détritus. La pergola était à moitié effondrée et la vigne vierge, morte. Personne n’avait balayé les feuilles tombées du châtaignier, les poubelles n’avaient apparemment pas été sorties depuis plusieurs semaines, car les sacs plastique s’amoncelaient en un tas puant. Comment ses parents pouvaient-ils vivre comme ça ? Tobias sentit s’évanouir le dernier reste de courage qu’il avait conservé jusqu’ici. Il se fraya lentement un chemin jusqu’aux marches qui conduisaient à la porte d’entrée, leva la main et sonna. Le cœur lui battait jusqu’à la gorge quand la porte s’ouvrit avec hésitation. En voyant son père, Tobias eut les larmes aux yeux, en même temps que la colère montait en lui, une colère contre lui-même et contre les gens qui avaient tourné le dos à ses parents, quand on l’avait mis en prison.
— Tobias !
Un sourire flotta sur le visage hâve de Hartmut Sartorius, qui n’était plus que l’ombre de l’homme énergique et sûr de lui qu’il avait été. Ses épais cheveux bruns étaient devenus gris, son dos voûté trahissait le poids que la vie avait posé sur ses épaules.
— Je… je voulais ranger un peu mais je n’ai pas eu le temps et…
Il s’interrompit, son sourire s’effaça, comme un homme brisé qui avait honte du regard de son fils, car il prenait conscience de ce que celui-ci avait sous les yeux. C’était plus que Tobias ne pouvait en supporter. Il laissa tomber sa valise, ouvrit les bras et étreignit maladroitement cet étranger gris et décharné, dans lequel il avait de la peine à reconnaître son père. Un peu plus tard, ils étaient assis en face l’un de l’autre à la table de la cuisine, remplis de gêne. Il y avait tant à dire et pourtant chaque mot était de trop. Le linoléum vert clair de la table était couvert de miettes, les vitres sales, une plante en pot flétrie, posée sur le rebord de la fenêtre, avait perdu depuis longtemps le combat pour la survie. La cuisine était froide et humide, il y régnait une désagréable odeur de lait aigre et de fumée de cigarette froide. Pas un meuble n’avait bougé, pas un tableau sur le mur n’avait été enlevé depuis ce 16 septembre 1997 où on était venu l’arrêter et où il avait quitté la maison. Mais avant tout était clair, amical, étincelant de propreté, sa mère était une bonne ménagère. Comment pouvait-elle se laisser aller ainsi et supporter cette incurie ?
— Où est maman ? finit par dire Tobias en rompant le silence.
Il vit que cette phrase causait à son père un nouvel embarras.
— Nous… nous ne voulions pas te le dire, car… car nous avons pensé qu’il valait mieux que tu ne l’apprennes pas, répondit finalement Hartmut Sartorius. Depuis un certain temps, ta mère a… déménagé. Mais elle sait que tu arrives aujourd’hui et elle se réjouit de te voir.
Tobias regarda son père sans comprendre.
— Comment ça, elle a déménagé ?
— Ça n’a pas été facile pour nous quand tu es… parti. Les commérages n’arrêtaient pas. Elle n’a pas pu le supporter. Il n’y avait aucun reproche dans sa voix qui était devenue basse et brisée. Il y a quatre ans nous avons divorcé. Elle habite maintenant à Bad Soden.
Tobias avala sa salive avec peine.
— Pourquoi vous ne me l’avez jamais dit ? souffla-t-il.
— Parce que ça n’aurait rien changé. Nous ne voulions pas que tu te fasses du souci.
— Ça veut dire que tu vis tout seul ?
Hartmut Sartorius acquiesça et, poussant les miettes sur la table avec le bord de la main, il les ordonna en dessins symétriques avant de les éparpiller à nouveau.
— Et les cochons ? Les vaches ? Comment tu arrives à faire tout ce travail ?
— Je me suis débarrassé des bêtes depuis plusieurs années, répondit son père. Et j’ai trouvé un bon job de cuisinier à Eschborn.
Tobias serra les poings. Comme il avait été stupide de croire qu’il était le seul à être puni par la vie ! Il ne s’était jamais rendu compte que ses parents avaient souffert eux aussi. De tout ça. Quand ils venaient le voir en prison, ils lui jouaient la fable d’un monde intact, qui en réalité n’avait jamais existé. Comme cela avait dû leur coûter ! Il sentit une colère impuissante lui serrer la gorge, comme si une main l’étranglait. Il se leva, alla à la fenêtre et regarda dehors sans rien voir. Son projet de passer quelques jours chez ses parents, puis de partir loin d’Altenhain pour tenter de prendre un nouveau départ dans la vie, tombait à l’eau. Il devait rester ici. Dans cette maison, dans cette ferme, dans ce bled qui avait fait souffrir ses parents alors qu’ils n’étaient coupables de rien.
La salle lambrissée du Cheval Noir était pleine à craquer et le niveau sonore était à l’avenant. Autour des tables et au bar, était rassemblée la moitié d’Altenhain, ce qui était inhabituel pour un jeudi. Amelie Fröhlich apporta en équilibre trois escalopes chasseur aux pommes à la table 9, les servit et souhaita bon appétit. Normalement le maître couvreur Udo Pietsch et ses potes avaient toujours une remarque idiote de prête sur son look inhabituel, mais aujourd’hui Amelie aurait pu servir nue, ils ne l’auraient même pas remarquée. L’atmosphère était aussi tendue que pour une retransmission d’un match de Ligue 1. Amelie tendit une oreille curieuse quand Gerda Pietsch se pencha vers la table voisine où étaient assis les Richter qui possédaient l’épicerie de la Hauptstrasse.
— … je l’ai vu arriver, était en train de dire Margot Richter. C’est une honte qu’il revienne ici comme si de rien n’était !
Amelie retourna à la cuisine, Roswitha attendait le rumsteck de Fritz Unger à la table 4, rosé, avec oignons et beurre persillé.
— C’est quoi cette émeute ce soir ? demanda Amelie à sa collègue plus âgée qui avait sorti le pied droit de sa savate pour masser les varices de son mollet gauche.
Roswitha jeta un coup d’œil sur sa patronne, mais celle-ci était trop occupée avec les innombrables commandes de boissons pour se préoccuper de son personnel.
— Eh ben, le gars de Sartorius est rentré aujourd’hui de taule, dit Roswitha en baissant la voix. Dix années qu’il a fait, tout ça parce que dans le temps il a zigouillé deux filles !
— Vraiment ? dit Amelie en ouvrant de grands yeux.
Elle connaissait vaguement Hartmut Sartorius, qui habitait seul l’immense ferme à l’abandon un peu plus bas que chez elle, mais elle n’avait jamais entendu parler de son fils.
Roswitha indiqua du menton le bar où le menuisier Manfred Wagner regardait devant lui avec des yeux troubles en levant sa dixième ou onzième bière de la soirée. Normalement, il avait besoin de deux heures pour ce pensum.
— C’est la fille au Manfred, la Laura, qu’il a tuée, le Tobias. Et la petite Schneeberger. Jusqu’au jour d’aujourd’hui, l’a jamais dit ce qu’il en avait fait.
— Un rumsteck, avec beurre persillé et oignon !
Kurt, l’aide-cuisinier, poussa l’assiette à travers le passe-plat. Roswitha renfila sa savate et se faufila adroitement malgré son embonpoint dans la salle surpeuplée vers la table 4. Tobias Sartorius ! Amelie n’avait jamais entendu ce nom. Elle n’était arrivée de Berlin que depuis six mois et pas de gaieté de cœur. Le village et ses habitants l’intéressaient autant que sa première chemise et si elle n’avait pas eu ce job au Cheval Noir grâce au patron de son père, elle n’aurait connu personne.
— Trois bières blanches, un Coca light, cria Jenny Jagielski, la jeune patronne qui était responsable des boissons.
Amelie attrapa un plateau, posa les verres dessus et jeta un bref regard sur Manfred Wagner. Sa fille avait été tuée par le fils de Hartmut Sartorius ! C’était vraiment passionnant. Dans le village le plus ennuyeux du monde s’ouvraient des perspectives inattendues. Elle apporta les trois bières blanches à la table où était assis Jörg Richter, le frère de Jenny Jagielski, en compagnie de deux hommes. En principe, il aurait dû être derrière le bar à côté de Jenny, mais il faisait rarement ce qu’il était censé faire. Surtout quand le patron, le mari de Jenny, n’était pas là. Le Coca light était pour Mme Unger à la table 4. Un moment de répit à la cuisine. Tous les clients étaient occupés à manger et Roswitha, en faisant le tour de la salle, avait récolté de nouveaux détails qu’elle égrenait, le feu aux pommettes et la poitrine frétillante, devant un auditoire brûlant de curiosité. Tout comme Amelie, Kurt et Achim, les aides-cuisiniers et Wolfgang, le chef cuisinier, étaient tout ouïe. L’épicerie de Margot Richter – à l’étonnement d’Amelie, on disait toujours à Altenhain : on va chez Margot, même si c’était le magasin de son mari – était presque en face de l’ancien Coq d’Or, de sorte que Margot et Inge Dombrowski, la coiffeuse, qui causaient justement ensemble, avaient été témoins cet après-midi du retour de ce type. Il était descendu d’une voiture de luxe argentée, puis il était entré dans la ferme de ses parents.
— L’est gonflé, s’indigna Roswitha. Les gamines sont mortes et le type se pointe ici, comme si de rien n’était !
— Où c’que tu voudrais qu’il aille ? remarqua Wolfgang indulgent en buvant une gorgée de sa bière.
— Non mais ça va pas la tête… Qu’est-c’que tu dirais si t’avais soudain l’tueur de ta fille devant toi ?
Wolfgang haussa les épaules avec indifférence.
— Et après ? la pressa Achim. Où il est maintenant ?
— C’te question, à sa maison, dit Roswitha. L’a dû être étonné de voir l’état où elle était.
La porte battante s’ouvrit. Jenny Jagielski surgit dans la cuisine et mit les poings sur les hanches. Comme sa mère, Margot Richter, elle était persuadée que son personnel piquait dans la caisse derrière son dos ou disait du mal d’elle. Trois grossesses successives avaient totalement déformé la silhouette déjà costaude de Jenny : elle était ronde comme une barrique.
— Roswitha, cria-t-elle brutalement à la serveuse qui avait trente ans de plus qu’elle. Table 10. L’addition.
Roswitha disparut, obéissante, et Amelie allait la suivre, mais Jenny l’arrêta.
— Combien de fois je t’ai dit d’enlever ce piercing dégoûtant et de te faire une coiffure décente quand tu viens travailler ! dit-elle, avec une réprobation lisible sur sa figure bouffie. Et puis un chemisier conviendrait mieux que ce maillot. Il pourrait te servir comme sous-vêtement ! ici, c’est une auberge honnête et pas une… une de ces boîtes disco berlinoises !
— Mais ça plaît aux hommes, répliqua Amelie pincée.
Les yeux de Jenny Jagielski s’amenuisèrent, des taches rouges pareilles à des inflammations apparurent sur son cou gras.
— Ça m’est égal, siffla-t-elle menaçante. Tu devrais lire les règles d’hygiène !
Amelie avait déjà une réplique cinglante au bord des lèvres, mais elle la retint au dernier moment. Même si tout dans la Jagielski, depuis sa permanente bon marché jusqu’à ses mollets gros comme des saucisses, lui répugnait, elle ne devait pas se la mettre à dos. Elle avait besoin de ce travail au Cheval Noir.
— Et vous ? la patronne foudroya les cuisiniers du regard. Vous n’avez rien d’autre à faire ?
Amelie quitta la cuisine. Juste à cet instant Manfred Wagner bascula en entraînant le tabouret.
— Hé, Manni, cria un homme de la table des habitués. L’est pourtant que 10 heures !
Les autres rirent avec servilité. Personne ne s’en formalisa, le spectacle se répétait chaque soir, mais d’habitude c’était seulement vers 23 heures. On se contentait d’appeler sa femme qui arrivait vingt minutes après, payait la casse et remorquait son mari jusqu’à leur maison. Mais ce soir-là, Manfred varia la chorégraphie. Lui d’habitude si pacifique se redressa sans aide étrangère, agrippa sa chope et la jeta par terre. À la table, les conversations cessèrent, quand il se tourna vers des habitués.
— Espèce de salauds, bredouilla-t-il, la langue alourdie par l’alcool. Vous êtes assis sur votre cul à jacter sur des conneries et vous faites que dalle. Peut-être bien que vous vous en fichez ! Wagner s’agrippa à un dossier de chaise et, de ses yeux pochés, parcourut la salle d’un regard féroce. Mais moi, je dois… voir… ce porc, en… pensant que…
Il s’arrêta, et baissa la tête. Jörg Richter s’était levé pour aller lui poser la main sur l’épaule.
— Viens Manni, dit-il. T’inquiète pas. J’appelle Andrea et elle…
— Me touche pas ! hurla Wagner en le repoussa si violemment que le jeune homme perdit l’équilibre et tomba.
Dans sa chute, il se retint à une chaise qui céda en entraînant son occupant. En un clin d’œil, ce fut le chaos.
— Je vais le saigner ce porc ! hurlait Manfred Wagner.
En se débattant, il renversa les verres pleins de la table des habitués, dont le contenu se répandit sur les vêtements des hommes et coula par terre. Fascinée, Amelie contemplait le spectacle depuis la caisse, tandis que ses collègues s’agitaient au milieu de la mêlée. Une vraie bagarre bien crasse au Cheval Noir ! Enfin il se passait quelque chose dans ce trou ! Jenny Jagielski passa devant elle et se précipita à la cuisine.
— Une auberge honnête, murmura Amelie moqueuse, ce qui lui valut un regard furieux.
Quelques secondes après, la patronne jaillissait de la cuisine, suivie par Kurt et Achim. Les deux cuisiniers maîtrisèrent l’ivrogne en un tour de main. Amelie prit un balai et une pelle pour ramasser les débris de verre. Manfred Wagner n’opposa aucune résistance et se laissa emmener vers la sortie, mais arrivé à la porte il se dégagea de la poigne des hommes et se retourna. Il chancelait, les yeux injectés de sang. La salive coulait de sa bouche sur sa barbe hirsute. Une tache sombre s’élargissait sur le devant de son pantalon. Il doit être vraiment bourré, pensa Amelie. Jamais elle ne l’avait vu se pisser dessus. Elle éprouva soudain de la pitié pour cet homme dont jusqu’à présent elle s’était moquée en cachette. Et si le meurtre de sa fille était la raison qui le faisait chaque soir, avec une implacable régularité, se saouler jusqu’au coma ? Dans l’auberge régnait un silence de mort.
— Je l’aurai ce porc ! cria Manfred Wagner. Je le saignerai à mort, ce… ce… cochon d’assassin !
Il baissa la tête. Puis il éclata en sanglots.
Tobias Sartorius sortit de la douche et attrapa la serviette qu’il avait préparée. Il passa ses mains sur le miroir embué et observa son visage dans la lumière chiche que dispensait la seule ampoule, pas encore grillée, de la salle de bains. Le matin du 16 septembre 1997, il s’était regardé dans ce miroir pour la dernière fois, peu avant qu’ils viennent l’arrêter. Il s’était tellement pris pour un adulte cet été-là, après le bac ! Tobias ferma les yeux et posa le front contre la surface froide. Ici, dans cette maison, où chaque coin lui était familier, les dix années de rétention semblaient s’effacer. Il se rappelait chaque détail du jour qui avait précédé son arrestation comme si c’était hier. C’était incroyable comme il avait été naïf. Aujourd’hui encore, il y avait un trou noir dans ses souvenirs, mais le tribunal n’avait pas voulu le croire. Il ouvrit les yeux, fixa le miroir et, pendant une seconde, il fut presque étonné d’y voir le visage anguleux d’un homme de trente ans. De la pointe du doigt, il toucha la cicatrice blanche qui allait de la mâchoire au menton. On lui avait fait cette blessure pendant la première semaine de prison et c’est à cause d’elle que, pendant dix ans, il avait vécu seul dans une cellule et avait eu peu de contacts avec ses codétenus. Dans la sévère hiérarchie de la prison, un meurtrier de jeune fille n’est qu’à deux doigts du pire salaud, le meurtrier d’enfant. La porte de la salle de bains fermait mal, un courant d’air froid frappa sa peau humide et le fit frissonner. D’en bas, des voix montaient vers lui. Son père devait avoir de la visite. Tobias se détourna et enfila un slip, un jean et un T-shirt. Il avait visité ce qui restait de la grande ferme, c’était déprimant, mais il avait constaté que la partie de devant, au contraire de la partie arrière, paraissait moins bordélique. Son vague projet de quitter Altenhain l’avait abandonné. Il lui était impossible de laisser son père dans cette clochardisation. Plus tard, il verrait. Il sortit de la salle de bains, passa devant la porte fermée de son ancienne chambre d’enfant et descendit l’escalier, en évitant par une vieille habitude les marches qui grinçaient. Son père était assis à la table de la cuisine, le visiteur tournait le dos à Tobias. Malgré cela, il le reconnut aussitôt.
Quand Oliver von Bodenstein, commissaire et chef de la brigade criminelle à Hofheim, arriva chez lui vers 21 h 30, le seul être vivant qu’il trouva fut son chien. Son accueil lui parut plus penaud qu’amical – un indice indubitable de mauvaise conscience. Bodenstein en flaira la raison avant de la voir. Il avait derrière lui une journée stressante de quatorze heures avec une réunion inutile au LKA2, la découverte d’un squelette à Eschborn que sa supérieure, la conseillère judiciaire Nicole Engel, avait qualifiée, dans son amour des anglicismes, de cold case et, pour couronner le tout, le pot de départ d’un collègue de la K23, qui était nommé à Hambourg. L’estomac de Bodenstein criait famine car, à part un trop-plein d’alcool, il ne l’avait nourri que d’un paquet de chips. Dépité il découvrit en ouvrant le réfrigérateur qu’il ne contenait rien qui aurait pu calmer ses nerfs stomachiques. Cosima aurait au moins pu faire les courses faute de lui préparer à dîner ? Et au fait où était-elle ? Il alla dans le hall d’entrée, ignorant le tas puant et la mare qui, grâce au chauffage par le sol, n’était déjà plus qu’une flaque jaunâtre et collante, puis il monta l’escalier qui conduisait à la chambre de sa plus jeune fille. Le lit de Sophia, comme on pouvait s’y attendre, était vide. Cosima avait dû prendre la petite avec elle. Il ne l’appellerait pas puisqu’elle ne lui avait même pas laissé un mot pour lui dire où elle était ni envoyé un SMS ! Bodenstein s’était déjà déshabillé et s’apprêtait à passer sous la douche quand le téléphone sonna. Bien entendu l’appareil n’était pas à sa place sur la commode du couloir, mais quelque part dans la maison. Avec un agacement grandissant, il se mit à sa recherche et poussa un juron en butant dans le salon sur un jouet qui traînait. Au moment où il mettait la main dessus, la sonnerie s’arrêta. Au même moment la clé tourna dans la serrure et le chien se mit à aboyer d’excitation. Cosima entra, portant sur un bras l’enfant qui tombait de sommeil et dans l’autre un immense bouquet de fleurs.
— Tu es déjà rentré, dit-elle en guise de salut. Pourquoi tu ne réponds pas au téléphone ?
Aussitôt il se rebiffa.
— Parce que j’ai dû d’abord le trouver. Au fait où étais-tu ?
Elle ne lui répondit, et, sans faire attention à sa nudité, elle passa devant lui et gagna la cuisine. Là, elle posa le bouquet sur la table et lui tendit une Sophia maintenant tout à fait réveillée et mal lunée qui pleurnichait. Bodenstein prit sa fille sur le bras. Il sentit aussitôt que la couche devait être pleine à ras bord.
— J’ai envoyé plusieurs SMS pour que tu ailles chercher Sophia chez Lorenz et Thordis, dit Cosima en retirant son manteau.
Elle paraissait épuisée et à bout de nerfs, mais il ne se sentait pas coupable.
— Je n’ai reçu aucun SMS.
Sophia se retourna sur son bras et se mit à pleurer.
— Parce que ton portable était fermé. Tu sais depuis des semaines que j’avais rendez-vous cet après-midi avec le Filmmuseum pour le vernissage de l’exposition de photos sur la Nouvelle-Guinée, dit-elle d’un ton sec. Tu m’avais promis d’être à la maison ce soir et de t’occuper de Sophia. Mais tu m’as fait faux bond une fois de plus, tu as fermé ton portable et tu n’es pas allé chercher Sophia chez Lorenz.
Bodenstein dut reconnaître qu’il avait effectivement promis à Cosima de rentrer tôt. Il l’avait oublié et cela l’irrita encore plus.
— Elle a sa couche pleine, dit-il en éloignant un instant l’enfant de lui. En plus le chien s’est oublié. Tu aurais pu le faire sortir avant de partir. Et tu aurais pu aussi aller faire les courses, afin que je trouve quelque chose à manger après une longue journée de travail.
Cosima ne répondit pas. Elle se contenta de le considérer en levant les sourcils ce qui le mit en rage, car il se sentit immédiatement irresponsable et mesquin. Elle lui prit la petite en pleurs, et l’emmena en haut pour la changer et la mettre au lit. Bodenstein resta, indécis, dans la cuisine. La fierté et la raison combattaient en lui mais finalement ce fut cette dernière qui l’emporta. Il prit en soupirant un vase dans le placard, le remplit d’eau et mit le bouquet dedans. Puis il alla chercher un seau et un rouleau de sopalin dans la réserve et fit disparaître le legs du chien dans le hall. La dernière chose qu’il souhaitait était une dispute avec Cosima.
— Bonjour, Tobias. Claudius Terlinden sourit amicalement. Il se leva de sa chaise et lui serra la main. C’est bien que tu sois revenu à la maison.
Tobias prit la main tendue, mais resta muet. Le père de Lars, son ancien ami, était venu le voir plusieurs fois en prison. Et il lui avait promis d’aider ses parents. Tobias ne s’était jamais expliqué la raison de cette attitude amicale car, pendant l’enquête, ses propres déclarations l’avaient mis en cause. Mais Terlinden, semblait-il, ne lui en avait pas tenu rigueur, au contraire, il avait immédiatement engagé pour lui le meilleur avocat de Francfort. Même si cela n’avait pu lui éviter une lourde peine.
— Je ne veux pas vous déranger longtemps, je suis seulement venu pour te faire une proposition, dit Claudius Terlinden en se rasseyant.
Il avait changé durant ces dernières années. Mince, et bronzé même en novembre, il portait à présent les cheveux rejetés en arrière et son visage aux traits acérés était devenu un peu bouffi.
— Si tu t’installes ici et si tu ne trouves pas de job, tu peux venir travailler chez moi. Qu’est-ce que tu en penses ?
Il jeta un regard plein d’attente par-dessus le bord de ses demi-lunettes. Bien qu’il ne fût pas particulièrement impressionnant ni par la taille ni par l’apparence, il émanait de lui l’assurance placide du chef d’entreprise qui a réussi et cette autorité innée qui fait naître la soumission chez autrui. Tobias ne prit pas la chaise libre mais resta debout, appuyé au bord de la table, les bras croisés. Non qu’il y eût beaucoup d’alternatives à l’offre de Terlinden, mais quelque chose éveillait sa méfiance. Dans son coûteux complet taillé sur mesure, son manteau de cachemire noir et ses chaussures étincelantes, Claudius Terlinden paraissait un corps étranger dans cette cuisine misérable. Tobias se sentait sur le point de s’évanouir. Il ne voulait pas être l’obligé de cet homme. Son regard se tourna vers son père qui, la tête rentrée dans les épaules, regardait ses mains croisées sans dire un mot, comme un serf qui aurait la visite du grand propriétaire terrien. Cette image ne plut pas du tout à Tobias. Son père n’avait pas à s’abaisser devant quelqu’un, même pas devant Claudius Terlinden, qui avait fait de la moitié des villageois ses débiteurs avec ses générosités affichées, sans que personne n’ait la possibilité de lui rendre la pareille. Presque tous les jeunes gens d’Altenhain avaient travaillé chez lui ou profité d’une façon ou d’une autre de ses largesses. Claudius Terlinden n’attendait pour cela aucune contrepartie sauf un remerciement. De toute façon, la moitié des Altenhainers travaillaient pour lui et il jouissait d’un statut quasi divin dans le coin. Le silence devenait gênant.
— Bon.
Terlinden se leva et aussitôt Hartmut Sartorius se dressa à son tour.
— Tu sais où me trouver. Fais-moi vite savoir ce que tu auras décidé.
Tobias acquiesça et s’écarta pour le laisser passer. Il resta dans la cuisine pendant que son père raccompagnait le visiteur.
— Il ne veut que ton bien, dit Hartmut Sartorius quand il revint deux minutes plus tard.
— Je n’ai pas besoin de ses faveurs, répondit Tobias violemment. Cette façon d’entrer… comme… comme un roi qui daignerait faire une visite à son valet. Comme s’il était d’essence supérieure !
Hartmut Sartorius soupira. Il remplit la bouilloire et la posa sur le fourneau.
— Il nous a beaucoup aidés, dit-il à voix basse. Nous n’avions pas d’économies, l’argent allait toujours à la ferme et à l’auberge. L’avocat nous a coûté très cher et ensuite les clients sont partis. Un jour ou l’autre je n’aurais pas pu rembourser mon crédit à la banque. Claudius a racheté notre créance.
Tobias regarda son père d’un air incrédule.
— Tu veux dire que toute la ferme lui appartient en réalité ?
— À proprement parler, oui. Mais nous avons un contrat. Je peux la lui racheter à tout moment et j’ai le droit d’y rester jusqu’à ma mort.
Tobias dut d’abord digérer cette nouvelle. Il refusa le thé que son père lui proposait.
— Combien d’argent tu lui dois ?
Hartmut Sartorius hésita un instant à répondre. Il connaissait le tempérament emporté de son fils.
— Trois cent cinquante mille euros. J’ai remboursé la banque avec ce montant.
— Le terrain seul vaut au moins le double, dit Tobias d’une voix qu’il essayait de dominer. Il s’est servi de ta détresse pour t’arnaquer.
— Nous ne pouvions pas faire la fine bouche, dit Hartmut Sartorius en haussant les épaules. Il n’y avait pas d’alternative. La banque aurait saisi la ferme et nous aurions été jetés dehors.
Soudain une idée traversa l’esprit de Tobias.
— Qu’est devenu le Schillingsacker ? demanda-t-il.
Son père baissa les yeux et observa la bouilloire.
— Papa !
— Mon Dieu, dit Hartmut Sartorius en relevant la tête. Ce n’était qu’un pré !
Tobias commençait à comprendre. Dans sa tête les détails se mettaient en place. Son père avait vendu le Schillingsacker et c’est pour ça que sa mère l’avait quitté ! Ce n’était pas un simple morceau de terre, mais la dot qu’elle avait apportée à son mariage. Mais le Schillingsacker n’était pas seulement un pré planté de pommiers d’une valeur purement symbolique. Après le changement de la loi d’occupation des sols en 1942, le terrain était devenu le plus précieux de la commune d’Altenhain. En effet ses mille cinq cents mètres carrés étaient situés en plein milieu de la zone industrielle. Terlinden le convoitait depuis des années.
— Qu’est-ce qu’il t’en a donné ? demanda Tobias d’une voix égale.
— Dix mille euros, dit son père en baissant la tête.
Un si grand terrain au milieu d’une zone industrielle valait cinquante fois plus !
— Claudius en avait besoin immédiatement pour une nouvelle construction. Après tout ce qu’il avait fait pour nous, je ne pouvais pas le lui refuser.
Tobias se mordit les lèvres et, saisi d’une colère impuissante, il serra les poings. Il ne pouvait faire aucun reproche à son père, car lui seul était responsable de la situation difficile à laquelle ses parents avaient dû faire face. Soudain il eut l’impression d’étouffer dans cette maison, dans ce fichu village. Malgré cela il allait rester, il resterait jusqu’à ce qu’il découvre ce qui s’était vraiment passé huit ans plus tôt.
Peu avant 23 heures, Amelie quitta le Cheval Noir par la porte de derrière. Ce soir-là elle aurait aimé rester plus longtemps pour en apprendre un peu plus sur la nouvelle du jour. Mais Jenny Jagielski respectait très strictement les lois sur le travail des mineurs et ne voulait pas d’ennuis avec les autorités, or Amelie n’avait que dix-sept ans. Amelie, elle, s’en moquait, elle était contente d’avoir trouvé ce travail de serveuse et de gagner un peu de fric. Son père s’était révélé aussi pingre que sa mère le lui avait toujours dit. Il refusait de lui payer un nouveau portable sous prétexte que le vieux faisait toujours l’affaire. Les trois premiers mois dans ce village minable avaient été affreux, mais son séjour imposé à Altenhain ne serait pas éternel et elle avait décidé de supporter ces cinq mois qui la séparaient de son dix-huitième anniversaire. Au plus tard, le 21 avril 2009, elle prendrait le premier train pour Berlin. Personne ne pourrait l’en empêcher. Amelie alluma une cigarette et dans l’obscurité chercha des yeux Thies, qui l’attendait chaque soir pour la raccompagner chez elle. Leur grande amitié nourrissait la curiosité des commères du village. Les bruits les plus insensés couraient sur eux, mais Amelie n’en avait cure. À trente ans, Thies Terlinden vivait toujours chez ses parents, parce qu’il n’avait pas toute sa tête, chuchotait-on dans le village derrière son dos. Amelie enfila son sac à dos et se dirigea vers lui. Thies se tenait sous le réverbère devant l’église, les mains enfoncées dans les poches de son paletot, le regard fixé sur le sol. Il la rejoignit quand elle passa devant lui.
— Ce soir, c’était plutôt animé, dit Amelie et elle raconta à Thies ce qui s’était passé au Cheval Noir et ce qu’elle avait appris sur Tobias Sartorius.
Elle s’y était habituée, Thies ne donnait jamais de vraie réponse. S’il restait muet, c’est qu’il ne savait pas parler, l’idiot du village. Mais ce n’était pas vrai. Thies n’était pas idiot, il était, comment dire, différent. Amelie aussi était différente. Son père n’aimait pas qu’elle passe son temps avec Thies, mais il ne pouvait pas l’en empêcher. Il était clair, pensait Amelie avec un amusement cynique, que son radin de père regrettait amèrement d’avoir pris chez lui, sur l’insistance de sa femme, la fille trop voyante qu’il avait eue d’un éphémère premier mariage. À ses yeux, il n’était rien d’autre qu’une tache grise indécise sans angle, sans aspérité et sans colonne vertébrale qui menait prudemment sa vie bienpensante de comptable, s’efforçant constamment de ne pas se faire remarquer. Il ne pouvait qu’être horrifié par une fille de dix-sept ans, avec un casier judiciaire et qui faisait tout pour se faire remarquer : le visage percé d’une demi-livre de métal, des vêtements exclusivement noirs, un maquillage et une coiffure qui auraient pu servir de modèle à Bill Kaulitz de Tokio Hotel. Arne Fröhlich avait certainement une foule d’objections à l’amitié d’Amelie pour Thies, mais il ne les aurait jamais exprimées. D’ailleurs ça n’aurait servi à rien. Toute sa vie, Amelie s’était moquée des interdits. La véritable raison du silence de son père, c’était que Thies était le fils de son patron. Elle laissa tomber son mégot dans le caniveau et continua son chemin en réfléchissant à haute voix sur Manfred Wagner, Tobias Sartorius, et la fille morte.
Au lieu de suivre la rue principale éclairée, ils avaient emprunté le Hohlweg sombre et étroit qui allait de l’église au cimetière en longeant les jardins des maisons et conduisait en montant au Waldrand. Après dix minutes de marche, ils atteignirent le bois où, sur un vaste terrain qui surplombait le village, ne s’élevaient que trois maisons : au milieu, celle d’Amelie où elle habitait avec son père, sa belle-mère et ses deux petites demi-sœurs ; à droite le pavillon de Lauterbach et à gauche dans un parc, la grande villa patricienne de Terlinden qui donnait directement sur le bois. Éloignée de quelques mètres, après le portail de fer forgé de la propriété de Terlinden, se trouvait l’entrée arrière de la ferme de Sartorius, qui s’étendait sur toute la colline en descendant jusqu’à la route. C’était autrefois une vraie ferme avec des vaches et des cochons. À présent il n’y avait plus sur tout ce terrain qu’une seule porcherie. Une verrue, aimait dire avec réprobation le père d’Amelie. Amelie s’arrêta au pied de l’escalier. Elle et Thies avaient l’habitude de se séparer ici. Il continuait simplement son chemin sans mot dire. Mais ce soir-là, il sortit de son silence au moment où Amelie s’apprêtait à monter l’escalier.
— C’étaient les Schneeberger qui y habitaient avant, dit-il de sa voix sans timbre.
Pour la première fois de la soirée elle regarda son ami dans les yeux mais comme d’habitude il évita son regard.
— Vraiment ? s’exclama-t-elle incrédule. La fille que Tobias a tuée habitait dans notre maison ?
Thies acquiesça de la tête sans la regarder.
— Oui. C’est ici qu’habitait Blanche-Neige.