Le Tageszeitung était ouvert devant lui sur le bureau. De nouveau une jeune fille avait disparu à Altenhain, et cela peu de temps après qu’on avait retrouvé le squelette de Laura Wagner. Lars Terlinden était conscient qu’on pouvait l’observer à travers les parois vitrées de son bureau. C’est pourquoi il refrénait l’envie de se mettre la tête dans les mains. Il n’aurait jamais dû revenir en Allemagne ! Dans son désir de gagner toujours plus d’argent, il avait, deux ans auparavant, échangé son job très bien payé d’opérateur sur les marchés dérivés à Londres pour la direction d’une grosse banque suisse à Francfort. Dans le milieu, ça avait fait sensation car il n’avait que vingt-huit ans. Mais au “Prodige allemand”, comme le nommait le Wall Street Journal, tout paraissait réussir – et il avait l’illusion d’être le plus grand et le meilleur. Maintenant qu’il était revenu à la réalité, il devait regarder son passé dans les yeux et reconnaître qu’autrefois il avait agi par lâcheté. Lars Terlinden poussa un profond soupir. Sa funeste décision, lourde de conséquences, avait été de les suivre en secret quand ils avaient quitté la kermesse, poussé par le besoin fou d’avouer son amour à Laura. Comment avait-il pu laisser faire cela ! Comment avait-il seulement… Il secoua la tête, froissa le journal et le jeta dans la corbeille à papier. Il ne devait pas revenir sur le passé. Il avait besoin de toute sa concentration pour les problèmes auxquels il devait se confronter en ce moment. Trop de choses étaient en jeu. Il avait une famille, et une foule de soucis pécuniaires auxquels il avait, en ces temps de crise, beaucoup de peine à faire face : l’immense villa à Taunus n’était pas finie de payer, la finca à Majorque non plus et, chaque mois, les leasings pour sa Ferrari et le 4×4 de sa femme tombaient. Oui, il était de nouveau pris dans la même spirale qu’autrefois. Et cette spirale qui l’entraînait vers le bas s’accélérait de plus en plus, à une vitesse à couper le souffle. Au diable Altenhain !
Depuis trois heures il était assis devant la maison du Karpfenweg, le regard fixé sur l’eau du port. Il était indifférent au froid désagréable et aux regards soupçonneux des habitants de la maison qui s’attardaient sur son visage meurtri. Il ne supportait plus de rester chez lui et à part Nadja il n’avait personne à qui parler. Et il avait besoin de parler sinon il allait craquer. Amelie avait disparu, à Altenhain, la police retournait chaque pierre, exactement comme autrefois. Il se sentait – exactement comme autrefois – innocent, mais le doute le rongeait de ses dents acérées. Ce fichu alcool ! Il n’en boirait plus jamais une goutte. Des talons claquèrent derrière lui. Tobias leva la tête et reconnut la femme qui approchait à pas rapides, le mobile collé à l’oreille. Nadja. Soudain il se demanda s’il allait être le bienvenu. Son regard renforça l’oppressant sentiment d’infériorité qu’il éprouvait devant elle. Il eut l’impression d’être un clochard avec sa minable veste de cuir râpée et son visage amoché. Il ferait peut-être mieux de disparaître d’ici et de ne plus jamais revenir.
— Tobi ! Nadja rempocha son téléphone et courut vers lui d’un air affolé. Qu’est-ce que tu fais ici dans le froid ?
— Amelie a disparu, la police est déjà chez moi.
Il se leva avec peine. Ses jambes étaient comme deux morceaux de glace, son dos lui faisait mal.
— Pourquoi ?
Il se frotta les mains en soufflant dessus.
— Meurtrier de jeunes filles une fois, meurtrier de jeunes filles toujours. À part ça, je n’ai pas d’alibi pour le laps de temps où Amelie a disparu.
Nadja le dévisagea.
— D’abord entre, dit-elle en sortant les clés de la maison et en ouvrant la porte.
Il la suivit les jambes raides.
— Où tu étais ? demanda-t-il pendant qu’ils montaient vers son penthouse dans l’ascenseur de verre. Je t’attends depuis des heures.
— J’étais à Hambourg, tu le sais bien, dit-elle en secouant la tête d’un air inquiet, et en posant une main sur la sienne. Tu devrais vraiment acheter un mobile.
Il se rappela alors que Nadja était partie samedi à Hambourg pour son tournage. Elle l’aida à retirer sa veste et le poussa vers la cuisine.
— Assieds-toi, dit-elle. Je te fais un café pour te réchauffer. Bonté divine !
Elle jeta son manteau sur le dossier de sa chaise. Le portable fit entendre une sonnerie polyphonique, mais elle n’y prêta pas attention et se mit à préparer un expresso.
— Je me fais vraiment du souci pour Amelie, dit Tobias. Je n’ai aucune idée de ce qu’elle sait sur les événements d’autrefois, même à qui elle en a parlé. S’il lui est arrivé quelque chose uniquement parce qu’elle voulait m’aider, c’est moi le responsable.
— Tu ne l’as jamais forcée à fureter dans le passé, répliqua Nadja.
Elle posa deux tasses sur la table, prit du lait dans le réfrigérateur et s’assit en face de lui. Pas maquillée, les yeux cernés, elle avait l’air fatiguée.
— Bon ! dit-elle en posant la main sur la sienne. Bois ton café. Ensuite tu files te décongeler dans la baignoire.
Pourquoi ne comprenait-elle pas ce qui se passait en lui ? Il n’avait ni envie de boire un foutu café ni de prendre un foutu bain ! Il voulait entendre de sa bouche qu’elle croyait à son innocence et qu’elle réfléchisse avec lui sur ce qui avait pu arriver à Amelie. Au lieu de quoi elle lui parlait de café et de se réchauffer, comme si c’était important !
Le mobile de Nadja sonna et peu après la ligne fixe. Avec un soupir, elle se leva et décrocha. Tobias regardait fixement devant lui. Bien que le flic en chef ne l’ait apparemment pas cru, il se faisait plus de souci pour Amelie que pour lui-même. Nadja revint, se pencha derrière lui et lui jeta les bras autour du cou. Elle l’embrassa sur l’oreille et sur ses joues mal rasées. Tobias dut se dominer pour ne pas la repousser violemment. Il n’avait pas la tête à ça. Ne le voyait-elle pas ? Il eut la chair de poule quand elle suivit du doigt la marque que la corde lui avait laissée autour du cou. Pour la faire cesser, il recula sa chaise et l’attira sur ses genoux.
— J’étais samedi soir dans le garage de l’oncle de Jörg avec lui, Felix et deux ou trois autres types, se dépêcha-t-il de dire. On a bu d’abord quelques bières puis des Red Bull avec de la vodka. Ça m’a complètement assommé. Quand je me suis réveillé le dimanche après-midi, j’avais une gueule de bois géante et un trou de mémoire absolu.
Les yeux plongés dans les siens, elle l’observait attentivement.
— Hum ! se contenta-t-elle de dire.
Il crut comprendre ce qu’elle pensait.
— Tu doutes de moi, jeta-t-il en se dégageant. Tu penses que j’ai… tué Amelie comme autrefois Laura et Stefanie ! C’est ça ?
— Non, non, pas du tout, assura Nadja. Pourquoi tu aurais fait du mal à Amelie ? Elle voulait t’aider !
— Oui, justement. Ça non plus, je ne le comprends pas. Il se leva, s’appuya contre le réfrigérateur et se passa la main dans les cheveux. Le fait est que je ne peux plus me souvenir de ce que j’ai fait entre 10 heures du soir et 4 heures du matin. En principe, j’aurais pu le faire et c’est ce que les flics pensent. En plus Amelie a essayé de me téléphoner x fois. Et mon père dit que la Lauterbach m’a ramené chez moi vers 1 h 30 du matin. Elle m’a trouvé saoul à l’arrêt de bus, devant l’église.
— Merde, dit Nadja en s’asseyant.
— Comme tu dis. Tobias se détendit un peu, attrapa une cigarette dans le paquet posé sur la table et l’alluma. Les flics m’ont dit que je devais rester à leur disposition.
— Mais pourquoi ?
— Parce qu’ils me suspectent, tout simplement.
— Mais… mais ils ne peuvent pas faire ça, commença Nadja.
— Si, ils le peuvent, ils l’ont déjà fait. Ça m’a coûté dix ans.
Il inhala la fumée et regarda, par-dessus la tête de Nadja, l’obscurité grise et nuageuse. La courte période de beau temps était finie, novembre montrait sa face maussade. Une pluie dense, tombant de lourds nuages noirs, frappait les grandes baies. Le Friedensbrücke n’était plus qu’une vague silhouette.
— Ça doit être quelqu’un qui connaît la vérité, dit Tobias songeur en saisissant la tasse de café.
Nadja l’observait en penchant la tête. Tobias leva les yeux. Il était agacé de la voir si calme et si maîtresse d’elle-même.
— D’Amelie, répondit-il et il la vit hausser brièvement les sourcils. Je suis sûr qu’elle est tombée sur quelque chose de dangereux. Elle a vu un ou plusieurs tableaux de Thies mais ce qu’ils représentaient au juste, elle ne me l’a pas dit. Je pense que quelqu’un se sent menacé.
Le portail aux hautes pointes dorées de la propriété des Terlinden était fermé, et même après plusieurs coups de sonnette, personne n’ouvrit. Seul l’œil rouge de la petite caméra suivait chacun de leurs mouvements. Avec un haussement d’épaules, Pia signala à son chef, qui téléphonait assis dans l’auto, l’insuccès de ses tentatives. Ils avaient d’abord essayé en vain de rencontrer Claudius Terlinden dans son entreprise. Il n’était pas venu au bureau à cause de problèmes privés, avait dit sa secrétaire sur un ton de regret.
— Allons chez Sartorius, dit Bodenstein en faisant marche arrière. Terlinden ne peut pas être loin…
Ils passèrent en revenant devant la ferme de Sartorius qui grouillait de policiers. Le mandat de perquisition avait été obtenu sans délais. Kathrin Fachinger avait appelé Pia tard dans la soirée pour le lui dire. Mais c’était surtout pour lui raconter où en était l’enquête interne. L’indulgence dont Behnke avait joui jusque-là était terminée, et la tentative d’intervention de Bodenstein n’y avait rien changé. Behnke n’ayant pas d’autorisation pour un deuxième job, il allait faire l’objet d’une procédure disciplinaire, d’un blâme et vraisemblablement d’une rétrogradation. D’ailleurs la conseillère judiciaire lui avait dit entre quatre yeux que, s’il se conduisait mal avec Kathrin Fachinger ou s’il la menaçait, il serait immédiatement suspendu. Pia n’aurait jamais fait une déclaration officielle contre lui. Est-ce que c’était un signe de lâcheté ou de loyauté envers ses collègues ? Elle admirait la jeune femme pour son courage à en référer à la hiérarchie. Apparemment, ils avaient tous sous-estimé Kathrin.
Le parking habituellement vide devant le Coq d’Or était rempli de voitures de police. Sur le trottoir d’en face, des curieux se massaient malgré la pluie. Six ou sept retraités qui n’avaient rien de mieux à faire. Bodenstein et Pia descendirent de voiture. Hartmut Sartorius était en train d’effacer sur la façade une nouvelle inscription avec une brosse de chiendent. Une entreprise sans espoir. ATTENTION, était-il écrit, ICI HABITE UN ASSASSIN DE JEUNES FILLES !
— Pourquoi vous ne l’enlevez pas avec de la lessive ? dit Bodenstein.
L’homme se retourna. Il avait les larmes aux yeux et, avec ses cheveux trempés et sa blouse bleue pendante, il offrait l’image de la désolation.
— Pourquoi ils ne nous laissent pas tranquilles ? demanda-t-il avec désespoir. Avant nous avions de bons voisins. Nos enfants jouaient ensemble. Et maintenant il n’y a plus que de la haine !
— Entrons, proposa Pia doucement. Nous vous enverrons quelqu’un pour enlever ça.
Sartorius laissa tomber la brosse dans le seau.
— Vos gens mettent la maison et la cour sens dessus dessous, dit-il d’une voix plaintive. Tout le village a recommencé à parler à cause de ça. Qu’est-ce que vous voulez à mon fils ?
— Il est là ?
— Non, dit-il en haussant les épaules. Je ne sais pas où il est allé. Je ne sais plus rien.
Son regard passa sur Pia et Bodenstein. Soudain et avec un courage qui les étonna, il attrapa le seau et courut vers le parking. Il eut soudain l’air de grandir sous leurs yeux, de redevenir pour un instant l’homme qu’il avait dû être.
— Barrez-vous, espèce de salauds ! hurla-t-il en lançant le contenu savonneux du seau vers les gens assemblés de l’autre côté de la rue. Allez vous faire foutre ! Laissez-nous tranquilles !
Sa voix chavira. Il était à deux doigts de se jeter sur les badauds quand Bodenstein le prit par le bras. Ce sursaut d’énergie s’éteignit aussi vite qu’il était né. Sous le poing ferme de Bodenstein, Sartorius se dégonfla comme un ballon dont l’air s’échappe.
— Excusez-moi, dit-il à voix basse, avec un sourire tremblant, mais j’aurais dû le faire depuis longtemps.
Comme la maison était passée au crible par le service des empreintes, Hartmut Sartorius ouvrit la porte de derrière, qui menait à l’auberge et conduisit Pia et Bodenstein dans la grande salle rustique qui semblait seulement fermée pour la nuit. Les chaises étaient posées sur les tables, il n’y avait pas un brin de poussière par terre et les menus dans leurs reliures en skaï formaient une pile impeccable près de la caisse. Le comptoir astiqué brillait, la fontaine à bière reluisait, les tabourets étaient en rang. Pia regarda autour d’elle et frissonna. Ici, le temps paraissait s’être arrêté.
— J’y viens chaque jour, expliqua Sartorius. Mes parents et mes grands-parents s’occupaient de la ferme et de l’auberge. Je ne prendrai pas sur moi de détruire tout ça. Il descendit les chaises posées sur une table ronde près du comptoir et pria Pia et Bodenstein de s’installer. Voulez-vous prendre quelque chose. Un café peut-être ?
— Oui, ce serait gentil, dit Bodenstein en souriant.
Sartorius alla derrière le comptoir, prit des tasses dans le placard et remplit la machine de café. Ces gestes familiers, mille fois accomplis, le rassuraient. Ce faisant il parlait du passé, quand il était encore boucher, cuisinier, et qu’il produisait son propre Apfelwein.
— Les gens venaient de Francfort, dit-il avec une fierté perceptible dans la voix. Uniquement à cause de notre Ebbelwoi1. Qui ne venait pas ! En haut, dans la grande salle, il y avait une réception toutes les semaines. Du temps de mes parents, on faisait du cinéma et des combats de boxe. Autrefois les gens n’avaient pas d’autos, ils n’allaient pas Dieu sait où pour manger.
Pia et Bodenstein échangèrent un regard muet. Ici, dans son royaume, Hartmut Sartorius était à nouveau le chef qui avait à cœur le bien-être de ses hôtes et qui se mettait en colère contre les graffitis sur la façade, et non l’ombre courbée et découragée à quoi les circonstances l’avaient réduit. Pia comprit alors l’ampleur de la perte que cet homme avait subie et elle éprouva une profonde pitié. Avant, elle avait eu envie de lui demander pourquoi il n’avait pas quitté Altenhain mais à présent la question était inutile. Sartorius était aussi enraciné dans ce village, où sa famille avait vécu depuis des générations, que le châtaignier dehors dans la cour.
— Vous avez débarrassé la cour, dit Bodenstein pour changer de conversation. Ça a dû être beaucoup de travail.
— C’est Tobias qui l’a fait. Il voulait que je vende tout. Il a raison, nous ne ferons plus jamais fortune ici. Mais le problème c’est que la ferme ne m’appartient pas.
— Elle appartient à qui ?
— Il fallait trouver de l’argent pour payer l’avocat de Tobias, raconta de bon gré Sartorius. Or nous nous étions endettés pour la nouvelle cuisine de l’auberge, un tracteur et différentes choses et cela dépassait nos possibilités. J’ai pu faire face à mes échéances pendant trois ans mais ensuite les habitués m’ont quitté. J’ai dû fermer. S’il n’y avait pas eu Claudius Terlinden nous nous serions retrouvés à la rue.
— Claudius Terlinden ? demanda Pia en sortant son bloc-notes.
Soudain elle comprit la remarque d’Andrea Wagner. Elle ne voulait pas se retrouver dans la même situation que Sartorius. Elle préférait travailler plutôt que de dépendre de lui.
— Oui, Terlinden a été le seul à nous soutenir. Il s’est occupé de trouver un avocat pour Tobias et plus tard il est allé régulièrement le voir en prison.
— Ah oui !
— La famille Terlinden vit depuis aussi longtemps à Altenhain que la nôtre. L’arrière-grand-père de Claudius était le forgeron du village, jusqu’à ce qu’il fasse une découverte technique qui lui a permis d’ouvrir une serrurerie. Le grand-père de Claudius a fondé l’entreprise et construit la villa en haut dans le bois. Les Terlinden ont toujours eu une position sociale et ils ont fait beaucoup pour le village, leurs ouvriers et les familles de ceux-ci. Aujourd’hui ce n’est plus nécessaire mais Claudius prête toujours une oreille attentive à chacun. Il aide ceux qui font faillite. Sans son soutien, les associations du village n’existeraient pas. Il y a quelques années il a offert aux pompiers un nouveau canon à eau, il est président du club de foot et sponsorise l’équipe de première et deuxième division. On lui doit même la pelouse artificielle.
Il resta un moment le regard perdu devant lui mais Pia et Bodenstein se gardèrent bien d’interrompre ses réflexions. Quelques minutes après, il reprit.
— Claudius a offert une place à Tobias dans son entreprise. Jusqu’à ce qu’il trouve autre chose. Lars était autrefois le meilleur ami de Tobias. Pour nous, il était comme un second fils et Tobias était sans arrêt chez les Terlinden.
— Lars, remarqua Pia. Il est handicapé mental, non ?
— Non, pas Lars, dit Sartorius en secouant la tête. C’est Thies, l’aîné. Et d’ailleurs il n’est pas handicapé mental. Il est autiste.
— Si je me souviens bien, dit Bodenstein qui s’était renseigné avec l’aide de Pia sur l’ancienne enquête, dans le temps, Claudius Terlinden a été suspecté. Votre fils n’avait-il pas affirmé que Claudius Terlinden avait une relation avec Laura ? Et lui n’avait pas particulièrement défendu Tobias.
— Je ne crois pas qu’il y ait eu quelque chose entre Claudius et Laura, répondit Sartorius après un instant de réflexion. La petite était jolie et assez délurée. Sa mère était gouvernante là-haut dans la villa, c’est pour ça que Laura y allait souvent. Elle a raconté à Tobias que Claudius lui courait après pour le rendre jaloux. Elle était très vexée qu’il ait rompu avec elle. Mais Tobias était follement amoureux de Stefanie et Laura n’avait plus aucune chance. Hum, c’était un autre calibre, la Stefanie. Déjà une vraie femme, très belle et très consciente de sa beauté.
— Blanche-Neige, dit Pia.
— Oui, on l’a appelée comme ça quand elle a obtenu le rôle.
— Quel rôle ?
— Oh, une pièce de théâtre à l’école. Les autres filles crevaient d’envie. Stefanie était la nouvelle et malgré ça elle a obtenu ce premier rôle si convoité.
— Mais Laura et Stefanie étaient amies, non ? demanda Pia.
— Toutes les deux étaient dans la même classe avec Nathalie. Elles s’entendaient bien et faisaient partie de la même bande.
Les pensées de Sartorius s’attardaient sur un paisible passé.
— Quelle bande ?
— Celle de Laura, de Nathalie, et des garçons : Tobias, Jörg, Felix, Michael. Quand Stefanie est arrivé à Altenhain elle en a fait partie aussitôt.
— Et Tobias a rompu avec Laura à cause d’elle.
— Oui.
— Mais ensuite Stefanie a rompu avec lui. Pourquoi ?
— Je l’ignore, dit Sartorius en haussant les épaules. Allez savoir avec les jeunes ? Il semblerait qu’elle se soit amourachée de son professeur.
— De Gregor Lauterbach ?
— Oui. Sa mine s’assombrit. Au procès ils y ont vu un mobile. Tobias aurait été jaloux de son professeur et c’est pour ça qu’il aurait… tué Stefanie. C’est absurde.
— Qui a eu le rôle dans la pièce quand Stefanie n’a pas pu le jouer ?
— Si je me souviens bien c’est Nathalie.
Pia jeta un regard à Bodenstein.
— Nathalie – donc Nadja, dit-elle, est toujours restée fidèle à votre fils. Même aujourd’hui. Pourquoi ?
— Les Unger étaient nos plus proches voisins. Nathalie était pour Tobias comme une petite sœur. Plus tard elle est devenue sa meilleure amie. C’était… son pote. Nature et pas compliquée. Un garçon manqué. Tobias et ses amis la traitaient comme un des leurs car elle faisait tout comme eux. Elle faisait de la moto, grimpait aux arbres, et même elle se bagarrait avec eux quand elle était plus jeune.
— Pour en revenir à Claudius Terlinden, commença Bodenstein.
Mais à cet instant Behnke surgit dans la salle, suivi par deux policiers. Le matin, Bodenstein lui avait confié la direction de la perquisition. Il se planta devant la table, flanqué de ses deux collègues, qui semblaient l’escorter.
— Nous avons trouvé quelque chose d’intéressant dans la chambre de votre fils, monsieur Sartorius.
Pia remarqua l’éclair de triomphe dans les yeux de Behnke. Il jouissait de la situation comme quelqu’un qui profite de la supériorité que lui accorde sa fonction. Un trait de caractère qui dégoûtait profondément Pia.
Comme touché par une baguette magique, Sartorius revint à lui.
— C’était caché dans la poche revolver du jean de votre fils, annonça Behnke sans quitter Sartorius des yeux, en dilatant les ailes du nez en signe de victoire. Est-ce que ça appartient à votre fils ? Hum ? Eh bien ! Ici, sur le dos il y a des initiales au marqueur, regardez !
Bodenstein se racla la gorge et lui fit signe avec l’index de lui remettre l’objet.
Pia aurait voulu embrasser son chef, elle eut toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire. Sans grands mots il remettait Behnke à sa place – et cela devant son escorte. On pouvait presque l’entendre grincer des dents mais il tendit à contrecœur à son chef la pochette de plastique qui contenait son butin.
— Merci, dit Bodenstein sans lui accorder un regard. Vous pouvez disposer.
Le maigre visage de Behnke blêmit puis rougit de colère. Il bouscula le pauvre bougre qui se trouvait sur son chemin comme si c’était sa faute ! Son regard effleura celui de Pia qui réussit à conserver un air indifférent. Pendant ce temps, Bodenstein examina le contenu de la pochette de plastique et fronça les sourcils.
— Cela semble être le mobile d’Amelie Fröhlich, dit-il d’un air grave lorsque Behnke et les deux autres policiers eurent disparu. Comment a-t-il pu atterrir dans la poche de votre fils ?
Hartmut Sartorius était devenu blême et secouait la tête avec désarroi.
— Je… je n’en ai aucune idée, souffla-t-il. Vraiment aucune.
Le mobile de Nadja sonnait et vibrait mais elle ne jeta qu’un rapide coup d’œil sur l’écran et le repoussa.
— Prends-le, dit Tobias à qui la musique portait sur les nerfs. Il ne nous laissera pas tranquilles.
Elle prit l’appareil et répondit.
— Bonjour Hartmut, dit-elle en regardant Tobias.
Celui-ci se redressa involontairement. Que voulait son père à Nadja ?
— Ah ?… Ah… Oui, je comprends. Elle écoutait sans le quitter des yeux. Non… désolée. Il n’est pas ici… Non, je ne sais pas où il peut être. Je viens juste de rentrer de Hambourg… oui, oui, bien sûr. S’il m’appelle, je vous préviendrai.
Elle raccrocha. Le silence régna un instant.
— Tu as menti, dit Tobias. Pourquoi ?
Nadja ne répondit pas aussitôt. Elle baissa les yeux en soupirant. Quand elle le regarda à nouveau, elle luttait contre les larmes.
— La police perquisitionne votre maison, dit-elle d’une voix oppressée. Ils veulent te parler.
Une perquisition ? Pourquoi ? Tobias se leva brusquement. Impossible de laisser son père affronter seul cette situation. La mesure de ce qu’il pouvait supporter était depuis longtemps dépassée.
— S’il te plaît, Tobi, supplia Nadja. N’y va pas ! Je… je… ne supporterais pas que tu ailles de nouveau en prison !
— Qui te dit qu’ils veulent m’arrêter, répondit Tobias étonné. Ils ont sans doute des questions à me poser.
— Non !
Elle se leva d’un bond, la chaise racla le sol de granit. Elle avait l’air désespérée, les larmes jaillissaient de ses yeux.
— Mais qu’est-ce que tu as ?
Elle lui jeta les bras autour du cou, se pressa contre lui. Il ne comprenait rien à sa conduite. Il lui caressa le dos et la serra dans ses bras.
— Ils ont trouvé le mobile d’Amelie dans ton jean.
Sa voix était étouffée dans son cou. Ses mots avalés. Bouleversé, il se détacha de l’étreinte de Nadja. Il devait s’agir d’une erreur. Comment le mobile d’Amelie avait-il pu atterrir dans son jean ?
— N’y va pas, supplia Nadja. Allons-nous-en ! Très loin, jusqu’à ce que tout soit éclairci !
Tobias regardait fixement devant lui, essayant en vain de surmonter sa stupeur. Il serrait les poings et les ouvrait alternativement. Que s’était-il passé durant les heures dont il ne gardait aucun souvenir ?
— Ils vont te jeter en prison ! dit Nadja en réussissant à se dominer et en essuyant ses larmes. Tu le sais aussi bien que moi ! Et après tu n’auras plus aucune chance.
Elle avait raison, il le savait. Les événements se répétaient exactement de la même sinistre façon. Autrefois, c’était la chaîne de Laura trouvée dans la laiterie qui avait prouvé sa culpabilité. Il sentit des ondes de panique le parcourir et se laissa tomber sur une chaise. Aucun doute, il était le meurtrier idéal. Puisque le mobile d’Amelie était caché dans sa poche, on lui mettrait tout sur le dos dès qu’il apparaîtrait. Soudain ressurgit l’ancien tourment qui fit couler le doute en lui, comme un pus empoisonné, dans ses veines, son corps, chaque circonvolution de son cerveau. Meurtrier, meurtrier, meurtrier ! Ils le lui avaient répété jusqu’à ce que lui-même soit persuadé qu’il en était un. Il regarda Nadja.
— OK, souffla-t-il. Je n’irai pas. Mais… et si je l’avais vraiment fait ?
— Pas un mot à la presse ou à quiconque sur le mobile ! ordonna Bodenstein.
Tous les policiers qui avaient participé à la perquisition étaient rassemblés près du portail. Il pleuvait à verse. Durant les dernières vingt-quatre heures la température avait chuté de dix degrés. À la pluie se mêlait la première neige.
— Mais pourquoi ? objecta Behnke. Le type risque de se faire la belle et nous serons refaits !
— Je ne veux à aucun prix déclencher ici une chasse aux sorcières, répondit Bodenstein. Le village est assez remonté comme ça. J’exige que toute information soit absolument verrouillée jusqu’à ce que j’aie parlé avec Tobias Sartorius. C’est clair.
Les hommes et les femmes acquiescèrent, seul Behnke croisa les bras et secoua la tête d’un air entêté. L’humiliation de tout à l’heure couvait en lui comme une mèche rougeoyante, Bodenstein le savait. Behnke avait très bien compris ce que signifiait pour lui de diriger la perquisition. Cette dégradation était une sanction. Bodenstein lui avait dit entre quatre yeux qu’il avait été amèrement déçu par son abus de confiance. Depuis douze ans, Bodenstein avait réparé les problèmes toujours plus graves que le tempérament explosif de Behnke créait régulièrement. Mais à présent il lui avait clairement dit que c’était terminé. Cette entorse au règlement n’était pas excusable, même en tenant compte de ses problèmes familiaux. Il espérait que Behnke respecterait ses consignes car, dans le cas inverse, il ne serait plus possible de lui éviter la suspension qui le menaçait.
Bodenstein se retourna et suivit Pia d’un pas rapide vers l’auto.
— Envoyez un avis de recherche contre Tobias Sartorius, dit-il en laissant tourner le moteur sans démarrer. Bon Dieu, j’étais sûr que nous trouverions une trace de la fille !
— Tu crois que c’est lui, c’est ça ?
Pia attrapa son téléphone et appela Ostermann. L’essuie-glace raclait le pare-brise, le chauffage soufflait l’air chaud à plein régime. Bodenstein se mordait les lèvres d’un air pensif. Pour être honnête, il ne s’en apercevait même pas. Chaque fois qu’il essayait de se concentrer sur l’enquête, il avait devant les yeux l’image d’une Cosima nue en train de se vautrer dans les draps avec un inconnu. Avait-elle de nouveau rencontré le type hier ? Quand il était rentré chez lui, elle était déjà couchée et dormait. Il en avait profité pour contrôler son mobile et constaté que tous les appels et tous les SMS avaient été effacés. Cette fois il n’avait ressenti aucune mauvaise conscience même quand il avait fouillé dans les poches de son manteau. Il était presque sur le point d’oublier ses soupçons, quand il avait découvert deux préservatifs dans son portefeuille, entre les cartes de crédit.
— Oliver ! Pia le tira de ses pensées. Kai est tombé dans le journal d’Amelie sur un endroit où elle écrit que son voisin l’attend chaque matin pour pouvoir la prendre à l’arrêt de bus.
— Oui, et alors ?
— Ce voisin, c’est Claudius Terlinden.
Bodenstein ne comprenait pas ce que Pia voulait dire. Il était incapable de réfléchir. Il n’avait pas l’esprit assez libre pour diriger cette enquête.
— Nous devons lui parler, dit Pia avec un soupçon d’impatience dans la voix. Nous savons trop peu de chose sur l’entourage de la fille pour pouvoir considérer Tobias Sartorius comme l’unique meurtrier possible.
— Oui, tu as raison.
Il passa la marche arrière et s’engagea dans la rue.
— Attention ! Le bus ! cria Pia mais il était trop tard.
Les freins crissèrent, le métal éclata contre le métal et la voiture fut secouée par un grand choc. La tête de Bodenstein frappa rudement la vitre latérale.
— Super !
Pia défit sa ceinture de sécurité et descendit. Sonné, Bodenstein regarda par-dessus son épaule et aperçut derrière la vitre ruisselante le contour d’un grand véhicule. Quelque chose de chaud courait sur son visage, il se toucha la joue et vit, abasourdi, du sang sur sa main. Ce n’est qu’alors qu’il réalisa ce qui s’était passé. L’idée de sortir sous la pluie pour parlementer au milieu de la rue avec un chauffeur de bus l’excédait. Tout le dégoûtait. La portière s’ouvrit.
— Mon Dieu, tu saignes !
La voix de Pia fut d’abord effrayée puis elle éclata de rire. Derrière eux, sous la pluie la rue n’était que chaos. Presque tous les collègues qui avaient participé à la perquisition voulaient expertiser les dégâts de la BMW et du bus.
— Qu’est-ce qui te fait rire ? demanda Bodenstein vexé.
— Excuse-moi. La tension des dernières heures se déchargeait en un fou rire presque hystérique. Mais j’étais persuadée que tu avais du sang bleu.
Il faisait presque nuit quand Pia fit franchir à la BMW, pas mal bosselée mais encore capable de rouler, le portail de la propriété des Terlinden qui cette fois était ouvert. Ça avait été un pur hasard de trouver le Dr Lauterbach dans ce qu’elle appelait son annexe. Normalement elle ne consultait dans ce cabinet situé dans l’ancienne mairie d’Altenhain que le mercredi après-midi, mais elle était venue chercher le dossier d’un patient quand l’accident s’était produit. Elle avait soigné la blessure à la tête de Bodenstein avec rapidité et compétence et lui avait conseillé de rester allongé le reste de la journée. Une commotion cérébrale n’était pas à exclure. Mais il avait fermement refusé d’obtempérer. Pia, qui après son accès d’hilarité avait retrouvé son sang-froid, soupçonnait ce qui préoccupait son chef.
Ils roulèrent dans l’allée éclairée qui traversait un parc planté de magnifiques vieux arbres, de buissons de buis et de bordures de fleurs hivernales. Après une courbe, la maison apparut dans le crépuscule nébuleux de la tombée de la nuit, une grande villa ancienne à colombages avec des encorbellements, des tours, des toits à pignon et d’accueillantes fenêtres illuminées. Elle roula jusqu’à la cour intérieure et s’arrêta devant les trois marches du perron. Sous l’auvent qui supportait la massive porte de bois, un arrangement de citrouilles de Halloween grimaçait. Pia pressa sur la sonnette et aussitôt un chœur d’aboiements s’éleva à l’intérieur de la maison. À travers la vitre dépolie démodée de la porte d’entrée, elle aperçut toute une meute de chiens qui sautaient contre la porte en aboyant : celui qui sautait le plus haut était un Jack Russell terrier haut sur pattes qui glapissait comme un fou. Un vent froid poussait sous l’auvent une pluie froide qui se transformait peu à peu en cristaux de neige. Pia sonna à nouveau, faisant atteindre aux aboiements un crescendo assourdissant.
— Ils vont bientôt finir par se bouger, râla-t-elle en relevant le col de veste en jean.
— Tôt ou tard quelqu’un ouvrira, dit Bodenstein imperturbable en s’appuyant nonchalamment sur le panneau de bois.
Pia lui jeta un regard mauvais. Son stoïcisme la faisait parfois bouillir. Enfin des pas s’approchèrent, les chiens se turent et disparurent comme des spectres. La porte s’ouvrit et dans l’encadrement apparut une blonde d’une gracilité juvénile, habillée d’une veste bordée de fourrure sur un pull à col roulé, d’une courte jupe écossaise et de hautes bottes à la mode. Au premier regard, Pia lui aurait donné dans les vingt-cinq ans. Elle avait un visage lisse, sans âge et de grands yeux bleus de poupée, qui se posèrent avec une retenue polie sur Pia puis sur Bodenstein.
— Madame Terlinden, dit Pia en cherchant son insigne dans les poches de sa doudoune puis dans celles de sa veste en jean, pendant que Bodenstein restait muet comme une carpe. La femme acquiesça. Mon nom est Kirchhoff, et voici mon collègue Bodenstein. Nous sommes de la K11 de Hofheim. Votre mari est-il là ?
— Non, désolée.
Avec un sourire amical, Mme Terlinden tendit une main qui trahissait son âge. Elle devait avoir dépassé la cinquantaine depuis pas mal d’années. Son apparence juvénile parut soudain un déguisement.
— En quoi puis-je vous aider ?
Elle ne faisait pas mine de les faire entrer. À travers la porte ouverte, Pia jeta un regard à l’intérieur et aperçut un large escalier dont les marches étaient recouvertes d’un tapis bordeaux, un hall pavé d’un damier de marbre et des murs tapissés en jaune safran sur lesquels étaient accrochés des tableaux de couleur sombre.
— Vous savez certainement que la fille de vos voisins a disparu depuis samedi, commença Pia. Les chiens renifleurs ont aboyé sans arrêt près de votre maison et nous aimerions savoir pourquoi.
— Ça n’a rien d’étonnant. Amelie était souvent chez nous, dit Mme Terlinden d’une voix haut perchée, tandis que son regard allait de Pia à Bodenstein et retour. Elle est amie avec notre fils Thies.
D’un geste machinal elle passa une main prudente sur son impeccable coiffure de page en regardant avec un peu d’irritation Bodenstein qui restait à l’arrière-plan. Le pansement de son front ressortait très blanc dans le crépuscule.
— Amie ? Amelie est l’amie de votre fils ?
— Non, non, pas dans ce sens. Tous les deux s’entendaient bien, rectifia Mme Terlinden. Elle n’a pas peur de le toucher et elle ne lui fait pas sentir qu’il est… différent.
Bien que ce soit Pia qui conduisît la conversation, le regard de Mme Terlinden revenait toujours sur Bodenstein, comme si elle espérait qu’il intervienne. Pia connaissait ce type de femmes, ce mélange habilement étudié de fragilité et de coquetterie qui éveillait chez presque tous les hommes un instinct de protection. Quelques-unes étaient vraiment ainsi par nature mais la plupart y avaient découvert au fil du temps un efficace moyen de manipulation.
— Nous aimerions parler avec votre fils, dit Pia. Il pourrait peut-être nous apprendre des choses sur Amelie.
— Je regrette, c’est impossible, dit Christine Terlinden en serrant le col en fourrure de sa veste et en caressant à nouveau son casque blond. Thies ne va pas bien. Il a eu une crise hier, nous avons dû appeler le médecin.
— Quelle sorte de crise ? insista Pia.
Si Mme Terlinden avait espéré que la police se contenterait d’une vague excuse, elle voyait à présent qu’elle s’était trompée. La question de Pia parut l’affecter désagréablement.
— Eh bien. Thies est très labile. Les plus légers changements dans son environnement le déstabilisent complètement.
Elle semblait réciter une leçon. L’absence d’émotion dans ses paroles était manifeste. Visiblement, ce qui était arrivé à la fille des voisins intéressait peu Mme Terlinden. Elle n’avait pas posé de questions même par politesse. C’était bizarre. Pia se souvint des suppositions des femmes dans l’épicerie du village qui tenaient pour possible que Thies ait pu faire quelque chose à la jeune fille, quand il traînait la nuit dans les rues.
— Que fait votre fils toute la journée ? demanda Pia. Il travaille ?
— Non. Des étrangers exigeraient trop de lui. Il s’occupe de notre jardin et du jardin de quelques voisins. C’est un très bon jardinier.
Involontairement Pia se souvint de la vieille chanson que Reinhard Mey avait écrite pour parodier le film d’Edgar Wallace : L’assassin est toujours le jardinier. Est-ce que c’était si simple ? Les Terlinden savaient-ils des choses et cachaient-ils leur fils handicapé pour le protéger ?
La pluie s’était finalement transformée en neige. Une fine pellicule couvrait l’asphalte de la route et Pia eut toutes les peines à conduire la lourde BMW qui avait toujours des pneus d’été jusqu’au portail de l’entreprise de Terlinden.
— Tu devrais faire changer tes pneus, dit-elle à son chef. Des pneus d’hiver de 0/0RO.
— Quoi ?
Bodenstein fronça les sourcils d’un air irrité. Il était quelque part, perdu dans ses pensées mais sûrement très loin de l’enquête. Son mobile sonna.
— Oui, madame Engel… dit-il après un coup d’œil sur l’écran.
— D’octobre à Pâques, murmura Pia en baissant la vitre pour montrer son insigne de police au portier. M. Terlinden nous attend.
Ce n’était pas tout à fait exact, mais l’homme se contenta de faire un signe de tête avant de rentrer dans sa maisonnette bien chaude et de relever la barrière. Pia démarra prudemment pour ne pas déraper et roula jusqu’à une place de parking vide près de la façade de verre du bâtiment principal. Devant la porte d’entrée était stationnée une Mercedes Classe S noire. Pia s’arrêta derrière et descendit. Bodenstein n’aurait-il pas pu abréger sa conversation avec Nicole Engel ? Ses pieds étaient deux blocs de glace. Durant le court trajet depuis Altenhain, le chauffage de la voiture n’avait pas eu le temps de se mettre en route. La neige tombait plus dru. Comment allait-elle faire pour conduire la BMW jusqu’à Hofheim sans se retrouver dans le fossé ? Son regard tomba sur une vilaine bosse sur l’aile arrière gauche de la Mercedes et elle alla la voir de plus près. L’accident n’était pas très vieux, sinon la bosse serait déjà rouillée.
Elle entendit une portière de voiture se refermer derrière elle et se retourna. Bodenstein lui tint la porte et ils pénétrèrent dans le hall. Un jeune homme était assis derrière un comptoir en noyer. Le nom de TERLINDEN resplendissait en lettres dorées sur le mur blanc. Sobre et cependant imposant. Pia lui exposa la raison de leur venue et, après un bref coup de téléphone, il les accompagna jusqu’à l’ascenseur situé dans la partie arrière du hall. En silence, ils atteignirent le quatrième étage où les attendait une femme soignée, d’âge mûr. Elle était sur le point de partir et portait déjà manteau, écharpe et sac à l’épaule, mais consciente de son devoir elle les conduisit au bureau du chef.
Après tout ce que Pia avait entendu sur Claudius Terlinden, elle s’attendait à un patriarche jovial et fut d’abord un peu déçue en voyant un homme d’apparence banale, en costume-cravate, assis derrière un bureau encombré. Il se leva quand ils entrèrent, boutonna sa veste et vint vers eux.
— Bonsoir, monsieur Terlinden. Bodenstein était sorti de sa tétanie. Excusez-nous de venir si tard, mais nous avons essayé plusieurs fois de vous joindre dans la journée.
— Bonsoir, répondit Terlinden en souriant. Ma secrétaire m’a laissé votre message. Je pensais vous appeler demain matin.
Il avait dans les cinquante-cinq ans et son épaisse chevelure brune grisonnait sur les tempes. Vu de près il était tout sauf banal. Terlinden n’était pas beau, son nez était trop grand, son menton trop carré, sa bouche trop pleine pour un homme, mais il émanait de lui quelque chose qui fascinait.
— Seigneur, vous avez les mains gelées ! dit-il plein d’attention, en lui retenant brièvement la main dans la sienne agréablement chaude.
Pia sursauta comme si elle avait reçu une décharge électrique. Une expression d’étonnement effleura le visage de Terlinden.
— Puis-je vous offrir un café ou un chocolat chaud pour vous réchauffer un peu ?
— Non, non, merci, répondit Pia, embarrassée par l’intensité de son regard qui la fit rougir malgré elle.
Ils se regardèrent un peu plus longtemps que nécessaire. Que se passait-il ? S’agissait-il d’une pure attirance physique ou bien d’autre chose ?
Avant qu’elle ou Bodenstein aient eu le temps de poser la moindre question, Terlinden demanda des nouvelles d’Amelie.
— Je me fais beaucoup de souci, dit-il gravement. Amelie est la fille de mon fondé de pouvoir, je la connais bien.
Pia se rappela qu’elle avait projeté de lui demander carrément s’il tournait autour de la jeune fille. Mais cette résolution était soudain comme balayée.
— Nous n’avons hélas aucun nouvel élément, dit Bodenstein, en entrant sans plus de préliminaires dans le vif du sujet. On nous a dit que vous êtes allé plusieurs fois voir Tobias Sartorius en prison. Pour quelles raisons ? Et pourquoi avez-vous endossé les dettes de ses parents ?
Pia enfonça les mains dans les poches de sa veste et essaya de se rappeler ce qu’elle devait absolument demander à Terlinden. Mais son cerveau était soudain aussi vide qu’un disque dur nouvellement formaté.
— Après ces terribles événements, les gens du village ont traité Hartmut et Rita comme des lépreux, répondit Claudius Terlinden. Je ne les considérais pas comme responsables. Quoi que leur fils ait pu faire, ils n’y étaient pour rien.
— Et pourtant, Tobias vous a accusé d’avoir trempé dans la disparition d’une des jeunes filles, autrefois ? Cette affirmation a dû vous créer pas mal de difficultés.
Terlinden acquiesça. Il mit les mains dans les poches de son pantalon et pencha la tête. Bodenstein le dépassait d’une tête et il devait lever les yeux pour lui parler mais son assurance ne paraissait pas en souffrir.
— Je n’en ai pas voulu à Tobias. Il avait à supporter une pression énorme et essayait de se défendre par tous les moyens. Et effectivement Laura m’avait mis deux fois dans une situation extrêmement désagréable. Elle était la fille de notre gouvernante. Elle était donc souvent chez nous et elle s’est imaginé que j’étais amoureux d’elle.
— Quel genre de situations ? demanda Bodenstein.
— Une fois elle s’est couchée dans mon lit pendant que j’étais à la salle de bains, dit Terlinden d’une voix neutre. La deuxième fois elle s’est mise nue devant moi dans le salon. Ma femme était en voyage et Laura le savait. Elle m’a dit très clairement qu’elle voulait coucher avec moi.
Pour une raison inexplicable, ces mots firent vibrer les nerfs de Pia. Elle évita de le regarder et détourna son regard sur la décoration du bureau. La massive table de bois avec des sculptures imposantes reposait sur quatre gigantesques pieds de lion, à côté d’un globe terrestre ancien. De sombres tableaux expressionnistes étaient accrochés aux murs, dans de simples cadres dorés, semblables à ceux qu’elle avait aperçus dans la villa par-dessus les épaules de Mme Terlinden.
— Et qu’est-il arrivé ensuite ? demanda Bodenstein.
— Quand je l’ai repoussée, elle a éclaté en sanglots et elle est sortie de la pièce en courant. Juste au moment où mon fils entrait.
Pia se racla la gorge. Elle avait retrouvé son sang-froid.
— Vous avez souvent pris Amelie Fröhlich en auto, dit-elle. Elle l’a écrit dans son journal. Elle avait l’impression que vous l’attendiez.
— Je ne l’attendais pas, dit Terlinden en souriant, mais je l’ai prise quelquefois quand elle attendait le bus ou bien je la remontais quand je la rencontrais par hasard au village.
Il parlait calmement, avec désinvolture, et ne donnait pas l’impression d’avoir quelque chose sur la conscience.
— Vous lui avez procuré son job de serveuse au Cheval Noir. Pourquoi ?
— Amelie voulait gagner de l’argent et l’aubergiste du Cheval Noir cherchait une serveuse, dit-il en haussant les épaules. Je connais tout le monde dans le village et quand je peux aider, je le fais volontiers.
Pia observait l’homme.
Son regard scrutateur rencontrait le sien et elle le soutenait. Elle posait des questions et il répondait. En même temps, quelque chose d’entièrement différent passait entre eux, mais quoi ? D’où venait l’attirance que cet homme exerçait sur elle ? Étaient-ce ses yeux sombres ? Le timbre agréable de sa voix ? L’aura d’assurance décontractée qu’il dégageait ? Pas étonnant qu’une jeune fille comme Amelie ait été impressionnée, s’il envoûtait ainsi une femme adulte.
— Quand avez-vous vu Amelie pour la dernière fois ? demanda Bodenstein.
— Je ne sais pas au juste.
— Mais vous savez où vous étiez samedi soir ? C’est le laps de temps entre 22 heures et 2 heures du matin qui nous intéresse.
Claudius Terlinden enleva les mains de ses poches et croisa les bras. L’égratignure sanglante qu’il avait sur le dos de la main gauche semblait récente.
— Je suis allé dîner avec ma femme à Francfort, répondit-il après une courte réflexion. Comme Christine avait mal à la tête, je l’ai ramenée à la maison puis je suis venu ici pour ranger les bijoux dans le coffre.
— Quand êtes-vous revenus de Francfort ?
— Vers 22 h 30.
— Vous êtes donc passé deux fois devant le Cheval Noir, remarqua Pia.
— Oui.
Tout en répondant presque incidemment aux questions de Bodenstein, Terlinden l’observait avec la concentration d’un candidat dans un show télévisé au moment de la question décisive. Cette façon de se tenir sur ses gardes agaça Pia, et Bodenstein parut le remarquer aussi.
— Et rien ne vous a frappé ? demanda-t-il. Avez-vous vu quelqu’un dans la rue ? Un passant tardif, peut-être ?
— Non, rien, dit Terlinden d’un air pensif. Mais je fais ce chemin plusieurs fois par jour et je ne le vois même plus.
— D’où vient l’égratignure à votre main ? demanda Pia.
Le visage de Terlinden s’assombrit. Il ne souriait plus.
— J’ai eu une altercation avec mon fils.
Thies – bien sûr ! Pia avait presque oublié ce qui les avait conduits ici !
Bodenstein également mais il enchaîna élégamment.
— Oui. Votre femme nous a dit que votre fils Thies avait eu une crise hier soir.
Claudius Terlinden hésita un instant puis il acquiesça.
— De quelle sorte de crise s’agit-il ? Il est épileptique ?
— Non. Thies est autiste. Il vit dans son monde à lui et ressent tout changement dans son environnement habituel comme une menace. C’est pourquoi il réagit par un comportement agressif, dit Terlinden en soupirant. Je crains que la disparition d’Amelie n’ait été le déclencheur de sa crise.
— Dans le village, le bruit court qu’il n’y serait pas étranger, dit Pia.
— C’est stupide, dit Terlinden sans s’énerver, plutôt avec indifférence, comme s’il connaissait déjà ce racontar. Thies aimait parler avec la jeune fille. Mais dans le village, il y a des gens qui pensent qu’il devrait être interné. Bien entendu ils ne me le disent pas ouvertement, mais je le sais.
— Nous aimerions lui parler.
— Pour l’instant c’est malheureusement impossible, dit Terlinden en secouant la tête d’un air de regret. Nous devons le laisser en psychiatrie.
— Qu’est-ce qu’on lui fait là-bas ? demanda Pia qui eut aussitôt l’affreuse vision de gens enchaînés à qui on infligeait des électrochocs.
— On essaie de le calmer.
— Combien de temps faudra-t-il avant que nous puissions lui parler ?
Claudius Terlinden haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Il y a plusieurs années que Thies n’avait pas eu de crise aussi grave. Je crains que les progrès qu’il avait faits ne soient remis en cause par cet événement. Ce serait une catastrophe pour nous et pour lui.
Il promit d’informer Pia et Bodenstein dès que le médecin donnerait son feu vert pour une conversation avec Thies. Quand il les raccompagna à l’ascenseur et leur serra la main, son sourire était revenu.
— J’ai été ravi de faire votre connaissance, dit-il.
Cette fois son contact ne provoqua chez Pia aucun choc électrique, mais elle se sentit soulagée quand la porte de l’ascenseur se referma derrière eux. Pendant la descente elle s’efforça de dominer son trouble.
— Eh bien, il t’a fait de l’effet, remarqua Bodenstein, et tu lui en as fait toi aussi. Une légère moquerie s’entendait dans sa voix.
— Ridicule, répondit Pia en redressant les revers de sa veste jusqu’à son menton. J’ai seulement essayé de le cerner.
— Et ? Tu es arrivée à quelles conclusions ?
— Je crois qu’il est sincère.
— Ah oui. Et moi je crois le contraire.
— Pourquoi ? Il a répondu sans hésiter à toutes nos questions, même aux désagréables. Par exemple, il n’a pas hésité à nous raconter que Laura l’avait mis deux fois dans une situation pénible.
— C’est exactement ce que je tiens pour une astuce, répondit Bodenstein. N’est-ce pas un curieux hasard que le fils Terlinden soit effacé du paysage juste au moment où la fille disparaît ?
L’ascenseur arriva au rez-de-chaussée. Les portes s’ouvrirent.
— Nous ne sommes pas beaucoup plus avancés, admit Pia en revenant soudain à la réalité. Personne ne veut avoir vu la fille.
— C’est peut-être que personne ne veut nous le dire.
Ils traversèrent le hall, firent un signe de tête au jeune homme de l’accueil et sortirent. Un vent glacial les accueillit. Pia pressa la télécommande et les portes de la BMW se débloquèrent.
— Nous devrons aller revoir Mme Terlinden, dit Bodenstein en s’arrêtant près de la portière et en regardant Pia par-dessus le toit de l’auto.
— Tu suspectes donc Thies et son père.
— Thies a fait quelque chose à la fille que son père essaie de dissimuler et il cache son fils en psychiatrie.
Ils montèrent, Pia démarra et quitta prudemment l’avant-toit qui protégeait le véhicule. Aussitôt le pare-brise se couvrit de neige, et l’essuie-glace se mit automatiquement en mouvement.
— Je veux savoir quelle sorte de médecin s’occupe de Thies, dit Bodenstein. Et si Terlinden est vraiment allé dîner à Francfort samedi soir.
Pia acquiesça. La rencontre avec Claudius Terlinden lui laissait une impression contradictoire. En général elle ne se laissait pas si facilement aveugler mais cet homme l’avait profondément impressionnée et elle voulait comprendre pourquoi.
Il n’y avait plus que les policiers de garde lorsque Pia pénétra dans le bâtiment de la K11, vers 21 h 30. En haut de Kelkheim la neige s’était à nouveau changée en pluie et, malgré ses maux de tête, Bodenstein s’était déclaré en mesure de conduire sa voiture jusque chez lui. Pia avait elle aussi envie de rentrer, Christoph l’attendait certainement, mais la rencontre avec Claudius Terlinden continuait à la travailler. Et Christoph comprendrait si elle devait travailler tard.
À travers les couloirs et les escaliers vides, elle gagna son bureau, alluma la lumière et s’assit à sa table de travail. Christine Terlinden avait mentionné le nom de la doctoresse qui s’occupait de Thies depuis des années. Ce n’était pas surprenant qu’il s’agisse du Dr Daniela Lauterbach puisqu’elle était leur voisine et pouvait intervenir immédiatement en cas de crise.
Elle tapa son mot de passe. Depuis qu’elle avait quitté le bureau de Terlinden, elle tournait et retournait leur entretien dans sa tête en essayant de se rappeler chaque mot, chaque formulation, le moindre sous-entendu. Pourquoi Bodenstein était-il persuadé que Terlinden était impliqué dans la disparition d’Amelie et elle pas ? La séduction qu’il avait exercée sur elle lui avait-elle ôté son objectivité ?
Quand elle entra le nom de Terlinden dans un programme de recherche, elle récolta des milliers d’occurrences. Dans la demi-heure suivante elle apprit beaucoup de choses sur son entreprise, sa famille et sur les innombrables engagements sociaux ou caritatifs de Claudius Terlinden lui-même. Il était dans les conseils de surveillance de multiples associations et organisations, avait remis des bourses pour des jeunes gens doués issus de familles modestes. Il faisait beaucoup pour les jeunes gens. Pourquoi ? Sa déclaration officielle mentionnait qu’il entendait restituer une part de ce qu’il avait reçu, en tant que membre favorisé de la société. Une noble motivation à laquelle il n’y avait rien à redire. Mais cela cachait-il quelque chose ? Il avait affirmé avoir résisté deux fois aux avances que Laura lui avait faites. Était-ce vrai ? Pia cliqua sur les photos qu’elle avait trouvées dans l’ordinateur et observa l’homme qui lui avait fait si forte impression. Sa femme s’habillait-elle de façon si juvénile parce que son mari appréciait les filles jeunes ? Avait-il fait quelque chose à Amelie parce qu’elle avait repoussé ses avances ? Pia se mordillait les lèvres. Elle n’arrivait pas à le croire. Finalement elle quitta Internet et entra son nom dans POLAS, le système de recherche informatique. Rien. Il n’avait jamais été arrêté ni n’avait violé la loi. Soudain son regard tomba sur un lien qui était inséré à droite. Elle cliqua dessus. Le dimanche 16 novembre 2008, quelqu’un avait porté plainte contre Claudius Terlinden. Son cœur se mit à battre pendant qu’elle lisait.
— Non, ce n’est pas vrai, murmura-t-elle.
1 Cidre.