— La police est venue chez moi hier, dit Tobias en soufflant sur le café brûlant que Nadja lui avait servi. Hier, il n’avait pas voulu aborder le sujet mais à présent il devait le lui dire. Ils ont trouvé le cadavre de Laura sur le vieil aéroport d’Eschborn. Dans une cuve de carburant vide.
— Quoi ?
Nadja, qui était en train de porter la tasse à ses lèvres, s’arrêta au milieu de son geste. Ils étaient assis à la table de granit vert de la cuisine sur laquelle ils avaient dîné la veille. Il était un peu plus de 7 heures et, devant la baie, une profonde obscurité régnait encore. Nadja devait prendre à 8 heures un avion pour Hambourg afin de tourner les extérieurs d’une nouvelle série dans laquelle elle jouait un rôle de commissaire.
— Quand… dit-elle en reposant la tasse. Je veux dire comment ils savent que c’était Laura ?
— Aucune idée, dit Tobias en secouant la tête. Ils ne m’en ont pas dit plus. D’abord ils ne voulaient pas me dire où ils avaient trouvé le squelette. Le super-flic pensait que je le savais.
— Mon Dieu, dit Nadja sous le choc.
— Nadja, dit-il en se penchant et en posant la main sur elle. Dis-le-moi, si tu veux que je disparaisse.
— Mais pourquoi je devrais vouloir ça ?
— Je vois bien que tu as peur de moi.
— C’est idiot.
Il la laissa, se leva, lui tourna le dos, lutta un instant contre lui-même. Il était resté éveillé la moitié de la nuit à écouter sa respiration régulière, en se demandant quand elle en aurait assez de lui. Il avait peur du jour où elle le renverrait avec des paroles embarrassées ou lui ferait dire qu’elle n’était pas là. Ce jour viendrait. Il n’était pas l’homme qu’il lui fallait. Il n’appartiendrait jamais à son univers.
— Ce n’est pas facile d’éviter le sujet, dit-il finalement d’une voix sourde. J’ai été condamné pour meurtre et j’ai passé dix ans en prison. Nous ne pouvons pas faire comme si rien ne s’était passé et que nous avions encore vingt ans. Il se retourna. Qui a tué Laura et Stefanie, je n’en ai pas la moindre idée. Je ne peux pas exclure que ce soit moi mais alors je devrais m’en souvenir ! Et jusqu’à présent je n’y arrive pas. Il n’y a que ce… ce trou noir. La psychologue du tribunal m’a expliqué que le cerveau humain soumis à un choc réagit parfois par une sorte d’amnésie. Mais tu ne crois pas que je devrais au moins me rappeler quelque chose ? Comment j’ai mis Laura dans le coffre et l’ai emmenée quelque part. Je l’ignore totalement. La dernière chose que je me rappelle c’est quand Stefanie m’a dit qu’elle… qu’elle… ne m’aimait plus. Puis à un certain moment Felix et Jörg étaient devant la porte et j’avais bu beaucoup trop de vodka mais je me sentais encore plus mal. Et brusquement les flics sont arrivés en affirmant que j’avais tué Laura et Stefanie.
Nadja était assise et le regardait de ses grands yeux couleur de jade.
— Tu comprends, Nadja ?
Sa voix devint suppliante. La douleur était à nouveau en lui, plus puissante que jamais. Trop de choses étaient en jeu. Il ne voulait pas s’engager dans une relation avec Nadja, alors qu’il savait que cela finirait par une autre déception.
— Ça me torture de ne pas savoir ce qui s’est réellement passé autrefois. Est-ce que je suis un meurtrier ? Ou bien non ?
— Tobi, dit Nadja à voix basse. Je t’aime depuis toujours. Ce que tu as pu faire m’est indifférent.
Le visage de Tobias se crispa de désespoir. Elle ne voulait pas comprendre.
— J’ai perdu dix ans de ma vie. Je n’ai plus d’avenir. Quelqu’un l’a détruit. Et je ne peux pas faire comme si rien ne s’était passé.
— Qu’est-ce que tu veux faire alors ?
— Je veux savoir la vérité. Au risque d’apprendre ce que j’ai vraiment fait.
Nadja repoussa la chaise. Puis elle vint à lui d’un pas léger, l’enlaça et le regarda.
— Je te crois, dit-elle. Et si tu veux, je t’aiderai dans tout ce que tu entreprendras. Mais ne retourne pas à Altenhain. Je t’en prie.
— Où je pourrais aller ?
— Reste ici. Ou dans ma maison du Tessin. Ou bien à Hambourg, sourit-elle, émoustillée à cette idée. C’est ça ! Viens avec moi ! La maison va te plaire. Elle donne directement sur l’eau.
Tobias hésita.
— Je ne peux pas laisser mon père seul. Et ma mère a aussi besoin de moi. Quand elle ira mieux, peut-être.
— D’ici, en auto, tu es à un quart d’heure de chez ton père.
Les grands yeux verts de Nadja étaient plongés dans les siens. Il sentait le parfum de sa peau, l’odeur de son shampoing. La moitié des mâles d’Allemagne auraient rêvé que Nadja les supplie de venir habiter chez elle. Qu’est-ce qui l’en empêchait ?
— Tobi, je t’en prie ! dit-elle en posant les paumes de ses mains sur ses joues. J’ai peur pour toi, je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose. Quand je pense que si ces types t’avaient chopé à la place de cette fille…
Amelie ! Il n’avait plus pensé à elle ! Elle était à Altenhain, là où se dissimulait la vérité des terribles événements.
— Je ferai attention à moi, lui assura-t-il. Ne t’inquiète pas.
— Je t’aime Tobi.
— Je t’aime aussi, répondit-il en l’attirant à lui.
— Chef ?
Kai Ostermann était sur le seuil de son bureau, deux feuilles de papier à la main.
Bodenstein s’arrêta :
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est arrivé par fax, dit Ostermann en lui tendant les feuilles, tout en jetant un regard interrogateur sur le visage de Bodenstein, mais celui-ci ne dit rien et Ostermann ne se permit aucun commentaire.
— Merci, dit Bodenstein qui gagna son bureau pendant que son pouls s’accélérait.
Il tenait la liste des appels du mobile de Cosima durant les quatorze derniers jours qu’il avait demandée l’avant-veille aux Télécoms. C’était la première fois qu’il utilisait les avantages de sa profession à des fins privées. Le besoin d’avoir une certitude avait été plus fort que la mauvaise conscience d’user d’un procédé où un fonctionnaire malintentionné pourrait voir un abus de pouvoir. Il s’assit à son bureau et s’arma de courage. Ce qu’il lut lui enleva toute illusion. Elle était allée en effet deux jours à Mayence mais n’y était restée chaque fois qu’une heure. Depuis huit jours, elle passait tous ses après-midi à Francfort. Bodenstein mit ses coudes sur le bureau, posa son menton sur ses mains et réfléchit un instant. Puis il prit son téléphone et fit le numéro du bureau de Cosima. Kira Gasthuber, l’assistante de Cosima, décrocha après la deuxième sonnerie. Cosima n’était pas là pour l’instant. Pourquoi il ne l’appelait pas sur son mobile.
Pour qu’elle ne me mente pas, espèce de bécasse, pensa Bodenstein. Il allait raccrocher quand il entendit la voix fraîche de sa plus jeune fille en arrière-fond. Aussitôt toutes les alarmes se mirent à sonner dans sa tête. Cosima emmenait Sophia toujours et partout avec elle. Pourquoi aujourd’hui l’avait-elle laissée au bureau ? À cette question, Kira riposta que Cosima ne devait pas s’absenter longtemps et que Sophia s’amusait mieux avec elle et René. Après avoir raccroché, Bodenstein resta un long moment assis à son bureau. Ses pensées tournaient en rond. Le téléphone de Cosima avait été localisé cinq fois au nord de Francfort entre la Glauburgstrasse, l’Oeder Weg et l’Eckenheimer Landstrasse et l’Eschersheimer Anlage. Sur le plan de la ville ça paraissait petit mais le périmètre comprenait des centaines de maisons et des milliers d’appartements. Où pouvait-elle être ? Et avec qui ? Comment réagirait-il s’il avérait qu’elle le trompait ? C’est vrai, leur vie sexuelle n’était pas aussi ardente qu’avant la naissance de Sophia mais la présence d’un bébé y était pour quelque chose. Mais ce n’était pas au point que Cosima soit en manque. Ou si ? À sa grande honte, il n’arrivait pas à se rappeler la dernière fois qu’il avait couché avec sa femme. Il réfléchit et essaya de calculer. Ah oui ! C’était le soir où elle était légèrement éméchée et qu’ils revenaient d’humeur joyeuse de la fête d’anniversaire d’un ami. Bodenstein chercha son semainier pour le consulter. Une impression singulière l’envahit à mesure qu’il le feuilletait. Avait-il oublié de noter l’anniversaire de Bernhard ? Mais non. Bernhard avait fêté ses cinquante ans le 20 septembre au château Johannisberg à Rheingau. Ce n’était pas possible ! Il calcula et s’aperçut, honteux, qu’il n’avait pas couché avec Cosima depuis huit semaines. N’était-ce pas finalement sa faute si elle le faisait cocu ? On frappa à la porte, Nicole Engel entra.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il.
— Quand avais-tu l’intention de m’apprendre, dit-elle sur un ton glacial, que le commissaire Behnke avait pris un job d’appoint non autorisé dans un bistrot de Sachsenhausen ?
Bon Dieu ! Ses problèmes privés le lui avaient fait totalement oublier. Il ne lui demanda pas de qui elle tenait le renseignement et ne chercha pas à se justifier.
— Je voulais d’abord lui en parler, répondit-il. Mais je n’en ai pas encore eu l’occasion.
— Ce soir à 18 h 30 tu l’auras. Je veux Behnke ici, malade ou pas. On verra comment tu t’en tires.
Son mobile sonnait déjà quand il passa le poste de contrôle et se dirigea vers la sortie. Lars Terlinden fit passer sa valise dans l’autre main et prit l’appel. Toute la journée, il s’était fait traiter plus bas que terre par le comité directeur à Zurich alors que, quelques mois plus tôt, il avait été accueilli comme un sauveur pour ce même deal, pour lequel ils le clouaient aujourd’hui au pilori. Bon Dieu, il n’était pas un devin ! Comment aurait-il pu savoir que le Dr Markus Schönhausen, qui s’appelait en réalité Matthias Mutzler, et ne venait pas de Potsdam mais d’un village du Jura souabe, était un escroc de la pire espèce ! Finalement ce n’était pas son problème si le service juridique de sa banque n’avait pas fait son boulot. Des têtes avaient déjà roulé et la sienne aurait été la prochaine s’il ne s’était pas souvenu qu’il pouvait compenser la perte à hauteur de trois cents millions.
— Je serai au bureau dans vingt minutes, dit-il à sa secrétaire quand la porte vitrée s’ouvrit devant lui.
Il était épuisé, claqué, à bout de nerfs. Et cela à trente ans à peine. Il ne pouvait dormir qu’avec des somnifères, n’arrivait pas à manger, boire ça allait encore. Lars Terlinden savait qu’il était sur la voie de l’alcoolisme mais il s’occuperait de ce problème plus tard, s’il surmontait ce drame. Même s’il n’en voyait pas la fin. L’économie mondiale était ébranlée, les grandes banques américaines couraient à la banqueroute. Lehman Brothers n’était qu’un début. Son propre employeur, une des plus grandes banques suisses, avait déjà licencié cinq mille collaborateurs dans tous les pays, au cours de la dernière année. Dans les bureaux et dans les couloirs régnait la pure angoisse de survivre. Le téléphone sonna à nouveau, il le mit dans sa poche sans répondre. Il y avait six semaines, la nouvelle de la faillite de l’empire immobilier de Schönhauser l’avait complètement pris de court. Deux jours avant il déjeunait avec Schönhauser à l’hôtel Adlon à Berlin. L’homme connaissait depuis longtemps son insolvabilité imminente, mais ce salopard, glissant comme une anguille, recherché depuis par Interpol, s’était fait la belle. Dans un coup de reins, Lars Terlinden avait du moins réussi à titriser une grande partie du crédit du portefeuille et à les vendre à des investisseurs mais trois cent cinquante millions d’euros étaient partis en fumée.
Une femme s’élança au-devant de lui, il voulut l’éviter car il était pressé mais elle lui barra le passage. Il se rendit compte alors que c’était sa mère, qu’il n’avait pas vue depuis huit ans.
— Lars ! répéta-t-elle suppliante. Lars, s’il te plaît !
Elle était toujours la même. Fine et soignée, ses cheveux dorés, coupés à la page, impeccables. Maquillé avec discrétion, le collier de perles sur son décolleté bronzé. Elle lui sourit avec coquetterie et cela le braqua immédiatement.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il revêche. C’est ton mari qui t’a envoyée ?
Le mot père n’avait pu franchir ses lèvres.
— Non, Lars. Arrête-toi, je t’en prie.
Il détourna les yeux et obéit. Enfant, il avait vénéré sa mère. Elle lui manquait affreusement quand elle s’absentait quelques jours ou partait en voyage et les confiait, lui et Thies, à la gouvernante. Il lui avait tout pardonné pour obtenir son amour, mais il n’en avait jamais récolté qu’un sourire, quelques gentilles paroles et des promesses. Il n’avait compris que beaucoup plus tard qu’elle ne pouvait pas lui donner plus, parce qu’elle n’avait rien de plus à donner. Christine Terlinden était un vase vide, une beauté dépourvue d’esprit, sans aucune personnalité, dont la seule ambition était d’être l’épouse parfaitement représentative du grand homme d’affaire Claudius Terlinden.
— Tu as bonne mine, mon garçon, peut-être un peu maigre.
Elle était toujours égale à elle-même. Après tout ce temps sans l’avoir vu, tout ce qu’elle trouvait à dire c’était une formule toute faite. Lars Terlinden avait commencé à mépriser sa mère quand il avait pris conscience qu’elle l’avait trompé toute sa vie.
— Que veux-tu, mère ? dit-il avec impatience.
— Tobias est sorti de prison, dit-elle en baissant la voix. Et la police a trouvé le squelette de Laura. Sur le vieil aéroport d’Eschborn.
Il serra les dents. Sa vie fit soudain un bond vers le passé. En plein milieu de l’aéroport de Francfort, il eut l’impression horrible de redevenir l’adolescent boutonneux de dix-neuf ans, fou de terreur. Laura ! Il n’avait jamais oublié son visage, son rire et son insouciante joie de vivre qui avait pris fin si brutalement. Il n’avait même pas eu le temps de parler à Tobias, tant son père avait été rapide à prendre toutes les décisions pour lui. Sans perdre une minute, il l’avait expédié dans la propriété d’une de ses relations au fin fond de l’Oxfordshire. Pense à ton avenir, mon garçon ! Ne t’en mêle pas, tiens ta langue. Et il ne t’arrivera rien. Il avait bien sûr obéi à son père. Ne s’en était pas mêlé et s’était tu. Quand il avait appris la condamnation de Tobias, il était trop tard. Pendant onze ans il avait tout fait pour ne plus penser à cette soirée horrible, à son épouvante, à sa peur. Pendant onze ans, il avait travaillé presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour oublier. Et maintenant sa mère trottinait vers lui dans son petit manteau de fourrure et rouvrait la vieille blessure avec un sourire mutin.
— Ça ne m’intéresse plus, mère, dit-il sèchement. Je n’en ai rien à faire.
— Mais… commença-t-elle, car il ne la laissait pas parler.
— Fiche-moi la paix ! siffla-t-il. Tu as compris ? Je ne veux pas que tu m’approches ! Tiens-toi loin de moi, comme tu l’as fait toute ta vie !
Il fit demi-tour, la planta là, et se dirigea vers l’escalator qui conduisait à la S-Bahnhof.
Ils étaient dans le garage en train de boire de la bière directement à la bouteille, tout à fait comme avant. Tobias se sentait mal à l’aise et les autres paraissaient l’être tout autant. Pourquoi était-il venu ici ? Son vieil ami Jörg l’avait appelé dans l’après-midi, à son étonnement, pour l’inviter à boire une bière avec Felix et quelques copains. Ils étaient souvent venus dans le vaste garage qui appartenait à l’oncle de Jörg. Ils y avaient trafiqué d’abord leur motocyclette, plus tard leur moto enfin leur auto. Jörg était un mécanicien doué qui rêvait de devenir coureur automobile. Comme dans le souvenir de Tobias, le garage sentait l’huile de moteur, la peinture, le cuir et le vernis. Ils étaient assis autour du même vieil établi couvert de caisses de bières et de pneus. Rien n’avait changé. Tobias ne participait pas à la conversation qui, à cause de sa présence, s’efforçait d’être gaie. Chacun l’avait salué avec une poignée de main mais la joie de se revoir se limitait à cela. Après un moment, Tobias, Jörg et Felix se rapprochèrent. Felix était couvreur dans l’entreprise de son père. Déjà adolescent, il était costaud et, avec le travail de force et la consommation assidue de bière, il était devenu un colosse. Ses yeux aimables disparaissaient presque dans la graisse quand il riait. Il faisait penser à Tobias à une brioche aux raisins secs. Jörg était presque resté le même sauf que la naissance de ses cheveux avait reculé.
— Et Lars, qu’est-ce qu’il est devenu ? demanda Tobias.
— Pas ce que son vieux espérait, dit Felix en ricanant méchamment. Les riches aussi ont des problèmes avec leurs enfants. L’un est un idiot et l’autre l’a envoyé chier.
— Lars a fait une carrière vraiment juteuse, expliqua Jörg. C’est ma mère qui me l’a dit, elle le tient de la sienne. Un paquet d’argent. Marié, deux enfants et il s’est payé une immense piaule tout en verre, quand il est revenu d’Angleterre.
— J’ai toujours cru qu’il voulait étudier la théologie et devenir prêtre, remarqua Tobias.
À son étonnement, la pensée de son meilleur ami qui, brusquement, sans un adieu, avait disparu de sa vie, lui était douloureuse.
— Je voulais pas non plus devenir couvreur, dit Felix en ouvrant une nouvelle bouteille de bière avec son briquet. Mais l’État ne voulait pas de moi et la police non plus, et j’ai foiré l’apprentissage de boulanger après… bon… vous connaissez la suite…
Il baissa les yeux, embarrassé.
— Et moi, après mon accident, je pouvais plus compter sur une carrière de coureur, enchaîna rapidement Jörg pour ne pas laisser un silence pénible s’installer. Aussi au lieu d’atterrir en formule I, j’ai atterri au Cheval Noir. Tu sais que ma sœur s’est mariée avec Jagielski, non ?
Tobias fit oui de la tête.
— Mon père me l’a dit.
— Bah, dit Jörg en avalant une gorgée de bière. Il semble qu’aucun de nous n’est arrivé à réaliser son rêve.
— Sauf Nathalie, objecta Felix. Les gars, ce qu’on pouvait se marrer quand elle disait qu’elle voulait devenir une actrice célèbre !
— Elle a toujours été déterminée, dit Jörg. Ce qu’elle a pu nous mener à la baguette ! Mais qu’elle devienne une célébrité, je ne l’aurais jamais cru.
— Eh oui, dit Tobias avec un petit ricanement. Et moi je n’aurais jamais cru faire un apprentissage de mécanicien et des études d’économie en prison.
Ses amis hésitèrent un moment, gênés, puis ils éclatèrent de rire. L’alcool détendait l’atmosphère. Après la cinquième bouteille, Felix devint prolixe.
— Je me reproche encore aujourd’hui d’avoir dit aux flics que nous étions venus chez toi, vieux, dit-il à Tobias en lui posant lourdement la main sur l’épaule.
— Vous n’avez dit que la vérité, dit Tobias avec un haussement d’épaules. Personne pouvait prévoir où tout ça mènerait. Mais maintenant ça n’a plus d’importance. Je suis revenu et je suis très heureux que vous ne me tourniez pas le dos comme les autres gens du village.
— Des conneries, dit Jörg en lui frappant l’autre épaule. On est amis, vieux ! Tu te rappelles comment nous avons fichu en l’air l’Opel que mon oncle avait mis des années à restaurer ? C’était du sport !
Tobias se souvenait, Felix aussi. Et déjà ils étaient plongés dans les “tu te rappelles”. La fête chez les Terlinden où les filles s’étaient déshabillées et avaient couru dans toute la maison, vêtues du manteau en fourrure de la mère Terlinden. L’anniversaire de Micha où les flics avaient débarqué. Les bizutages dans le cimetière. Le voyage en Italie avec le Cercle de la jeunesse. Le feu aux déménagements Martin, qui était devenu incontrôlable parce que Felix avait utilisé un jerricane d’essence pour le faire prendre. Ils n’en pouvaient plus de se souvenir et de rire. Jörg essuya les larmes sur ses joues.
— Les gars, vous vous rappelez quand ma sœur a fauché les clés de l’aéroport à mon père et qu’on est allés dans le vieux hangar à avions ? Les gars, c’était chaud !
Amelie était assise à son bureau et surfait sur Internet quand on sonna à la porte. Elle referma son portable et sauta sur ses pieds. 10 h 45 ! Bon Dieu ! Les vieux avaient-ils oublié leur clé ? En marchant sur ses bas, elle descendit l’escalier à toute vitesse avant qu’on sonne une deuxième fois et que ça réveille les petites qu’elle avait eu tant de mal à mettre au lit une heure avant. Elle jeta un regard sur le petit écran qui était lié aux deux caméras encadrant la porte d’entrée. L’image floue en noir et blanc montrait un homme aux cheveux clairs. Amelie ouvrit la porte et fut éberluée de voir Thies. Depuis qu’elle le connaissait, il n’était jamais venu jusqu’à sa porte et avait encore moins sonné. Son étonnement se changea en inquiétude quand elle vit dans quel état était son ami. Elle n’avait jamais vu Thies si nerveux. Ses mains voletaient sans arrêt, ses yeux vacillaient, il tremblait de tout son corps.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda doucement Amelie. Il est arrivé quelque chose ?
Au lieu de répondre, Thies lui tendit un rouleau enveloppé de papier qui était soigneusement entouré d’une large bande. Amelie dansait d’un pied sur l’autre sur l’escalier glacé, mais elle se faisait du souci pour son ami.
— Tu ne veux pas entrer ?
Thies secoua énergiquement la tête, se retournant sans arrêt comme s’il craignait d’être suivi.
— Personne ne doit voir les tableaux, dit-il soudain de sa voix qui paraissait comme toujours enrouée. Il faut que tu les caches.
— Bien sûr, dit-elle. Je le ferai.
Les phares d’une voiture percèrent la brume et les éclairèrent un instant quand le véhicule tourna dans l’entrée des Lauterbach. Le garage ne se trouvait qu’à cinq mètres de l’escalier où se tenait Amelie – seule comme elle s’en aperçut soudain. Thies avait été comme aspiré sous terre. Daniela Lauterbach arrêta le moteur et descendit.
— Bonsoir Amelie ! cria-t-elle gentiment.
— Bonsoir docteur Lauterbach, répondit Amelie.
— Qu’est-ce que tu fais devant la porte ? Tu t’es enfermée dehors ?
— J’arrive juste de mon travail, dit rapidement Amelie sans savoir pourquoi elle mentait à la voisine.
— Bon. Salue tes parents. Bonne nuit !
Le Dr Lauterbach lui fit au revoir de la main et actionna à distance la porte du double garage. Elle entra et la porte se referma derrière elle.
— Thies ? chuchota Amelie. Où tu es ?
Elle sursauta quand il émergea du grand if qui s’élevait à côté de la porte d’entrée.
— Qu’est-ce que tu as ? murmura-t-elle. Pourquoi…?
Mais ses mots s’arrêtèrent dans sa gorge en voyant le visage de Thies. Dans ses yeux se lisait une peur panique. De quoi avait-il peur ? Alarmée, elle avança la main et lui toucha le bras pour le calmer. Il recula en tressaillant.
— Il faut que tu fasses bien attention aux tableaux, dit-il d’une voix hachée, les yeux brillants de fièvre. Personne ne doit les voir. Même pas toi ! Tu me le promets ?
— Oui, oui. Je te le promets. Mais qu’…
Avant qu’elle ait pu finir sa question Thies s’était évanoui dans l’obscurité brumeuse. Amelie secoua la tête. Elle ne comprenait rien à l’attitude de son ami. Mais il fallait prendre Thies comme il était.
Cosima était profondément endormie sur le canapé du salon, le chien roulé en boule au creux de ses genoux. Celui-ci leva la tête, mais se contenta de remuer paresseusement la queue quand Bodenstein entra. Il s’arrêta devant l’image paisible qui s’offrait à lui. Cosima ronflait légèrement, ses lunettes avaient glissé de son nez, le livre qu’elle lisait était posé sur sa poitrine. En temps normal, il l’aurait réveillée d’un baiser, doucement, pour ne pas l’effrayer. Mais le mur invisible qui s’était soudain dressé entre eux l’arrêta. Le sentiment tendre qu’il ressentait dès qu’il voyait sa femme avait, à son étonnement, disparu. Le temps était venu pour une franche explication, sinon la méfiance allait empoisonner leur couple. Il devait poser la main sur son épaule, la secouer et lui demander pourquoi elle avait menti. Mais un lâche besoin d’harmonie et la peur d’une vérité qui lui était insupportable l’arrêtèrent. Il fit demi-tour et gagna la cuisine. Le chien affamé, pris d’espoir, sauta du canapé pour le suivre et réveilla Cosima. Elle apparut à la porte de la cuisine, l’air endormi alors qu’il sortait un yaourt du frigo.
— Bonsoir, dit-il.
— Je me suis endormie, répondit-elle.
Il se mit à manger son yaourt tout en l’observant. Il remarqua des rides sur son visage qui ne l’avaient jamais frappé. La peau du cou devenait flasque et elle avait des poches sous ses yeux fatigués. Elle ressemblait brusquement à une femme de quarante-cinq ans. Avec la confiance, l’attendrissement que lui inspirait son affection avait-il disparu ?
— Pourquoi tu m’as appelée au bureau et pas sur mon mobile ? demanda-t-elle négligemment en inspectant l’intérieur du frigo.
— Je ne sais plus, mentit-il tout en grattant le fond de son yaourt. J’ai fait par erreur le mauvais numéro et ensuite je n’y ai pas fait attention. C’est important ?
— Non. J’étais seulement allée faire quelques achats au Main-Taunus-Zentrum, dit Cosima qui referma le frigo en bâillant. Kira m’a gardé Sophia. Sans elle, je vais plus vite.
— Naturellement.
Il tendit au chien le pot de yaourt vide. Il se demanda un instant s’il allait lui demander ce qu’elle avait acheté, car il n’en croyait pas un mot. Et soudain il comprit qu’il ne la croirait plus jamais.
Amelie avait caché le rouleau de toiles dans son armoire et s’était remise devant son portable. Mais elle n’arrivait plus à se concentrer. Il lui semblait que les tableaux lui criaient : Regarde-nous ! Vas-y ! Sors-nous de là !
Elle se tourna sur sa chaise et regarda l’armoire en luttant avec sa conscience. En bas des portières de voiture claquèrent, la porte d’entrée fut ouverte.
— Nous sommes rentrés, cria son père.
Amelie descendit brièvement saluer les gens chez qui elle habitait. Bien que sa belle-mère et les petites casse-pieds l’aient accueillie gentiment, elle ne pensait ni ne disait jamais : ma famille. Puis elle remonta dans sa chambre et s’allongea sur le lit pour réfléchir. À côté retentissait la chasse des toilettes. Qu’y avait-il donc sur ces tableaux ? Thies peignait toujours des trucs abstraits excepté ce portrait lubrique d’elle qu’elle avait vu avant-hier. Pourquoi voulait-il cacher ceux-là ? Ça devait être rudement important à ses yeux pour qu’il sonne chez elle et lui donne quelque chose qu’il ne montrait à personne.
Amelie attendit que le silence retombe dans la maison et sortit le rouleau. Il était assez lourd, il devait y avoir plus de deux ou trois tableaux. Et ça ne sentait pas la peinture comme pour les toiles qu’on vient de peindre. Prudemment elle défit les innombrables bandes avec lesquelles Thies avaient entouré le rouleau. Il y avait huit tableaux d’un assez petit format. Et ils ne ressemblaient pas à ceux que Thies avait l’habitude de peindre. Ils étaient figuratifs et fidèles à la réalité avec des gens qui… Amelie se figea et observa en détail le premier tableau. Elle sentit les poils de sa nuque se hérisser et son cœur se mit à battre. Devant une grande grange aux portes largement ouvertes, deux garçons se penchaient sur une fille blonde allongée sur le sol, dont la tête gisait dans une mare de sang. Un autre jeune avec des cheveux noirs bouclés était debout à côté, un quatrième, avec une figure où se lisait la panique, courait droit sur le spectateur. Et ce quatrième c’était… Thies ! Elle parcourut fiévreusement les autres tableaux.
— Mon Dieu ! murmura-t-elle.
La grange dont la porte était ouverte, à côté l’étable un peu basse, les mêmes personnes. Thies était assis à côté de la grange, le garçon aux boucles sombres se tenait devant la porte ouverte de l’étable et observait les autres à l’intérieur. Un des garçons violait la fille blonde, l’autre garçon la tenait. Amelie avala sa salive et prit un autre tableau. À nouveau la grange, une autre fille avec de longs cheveux noirs et une étroite robe bleu clair embrassait un homme. Il avait une main sur ses seins et une jambe autour de ses cuisses. La scène paraissait incroyablement réaliste. À l’arrière-plan de la grange obscure on reconnaissait sur un autre tableau le garçon aux boucles brunes. Les tableaux ressemblaient à des photographies. Thies avait reproduit chaque détail, la couleur des vêtements, la chaîne de cou de la fille, l’inscription sur un T-shirt. Incroyable ! Ces tableaux montraient sans aucun doute la cour de la famille Sartorius. Et ils représentaient les événements de septembre 1997. Amelie déroula le dernier tableau et se figea. La maison était tellement silencieuse qu’elle entendait son pouls battre dans ses oreilles. L’image montrait l’homme qui embrassait la fille brune, de face. Elle le connaissait. Elle le connaissait bien.