Bodenstein n’était pas d’humeur à célébrer une autre fête de famille, mais celle-ci se passerait chez lui, en petit cercle. Il se résigna et fit le sommelier. Lorenz avait vingt-cinq ans. Il les avait fêtés la veille avec ses innombrables amis dans une boîte disco dont il connaissait le propriétaire depuis sa période DJ. Mais ce dimanche après-midi il voulait le passer tranquillement en famille. La mère de Cosima qui était venue de Bad Homburg, les parents de Bodenstein, Quentin et ses trois filles – Marie-Louise ne pouvait pas quitter le restaurant du château –, la mère de Thordis, l’amie de Lorenz, et la vétérinaire Inka Hansen étaient assis autour de la table couverte d’une nappe blanche et joliment décorée aux couleurs de l’automne. Maître Saint-Clair avait donné congé à sa meilleure collaboratrice et Rosalie, les joues rouges et au bord de la crise de nerfs, s’activait depuis l’aube dans la cuisine qu’elle avait décrétée zone interdite. Le résultat était à la hauteur. Au foie gras poêlé servi avec une crème d’amande au citron, succéda un potage au cresson avec des œufs de caille marinés dans un coulis. Pour le plat principal Rosalie s’était dépassée : le filet de chevreuil servi avec un mélange de petits pois, de cannelloni farcis et de carottes au gingembre aurait été loué même par le grand chef Saint-Clair. La cuisinière eut droit à des applaudissements enthousiastes et Bodenstein serra dans ses bras sa fille aînée, épuisée par le poids de sa responsabilité.
— Je pense que nous allons te garder, plaisanta-t-il en l’embrassant sur le front. C’était vraiment formidable, ma grande.
— Merci, papa, répondit-elle sobrement. Je crois que j’ai bien mérité un schnaps !
— Pour fêter cette journée, tu y as droit. Qui en veut un aussi…
— Nous préférons du champagne, intervint Lorenz en faisant un clin d’œil à sa sœur. Elle se rappela alors leur petit complot et disparut avec lui et Thordis dans la cuisine. Bodenstein se rassit et échangea un regard avec Cosima. Il l’avait discrètement observée toute la matinée. Rosalie les avait jetés vers 10 heures à la porte et ils étaient allés se promener dans le Taunus autour du Glaskopf, pour profiter de cet été de la Saint-Martin étonnamment doux. Cosima s’était comportée d’une façon absolument normale pendant la promenade, elle lui avait même pris la main. Ses soupçons étaient de plus en plus forts mais il n’était pas allé jusqu’à en parler avec elle.
Rosalie, Lorenz et Thordis revinrent dans la salle à manger en portant un plateau de coupes de champagne. Ils servirent chaque invité et même les trois nièces adolescentes qui gloussèrent d’excitation. Comme leur sévère mère n’était pas là, Quentin ferma les yeux.
— Chers parents, dit Lorenz avec solennité. Thordis et moi voulons profiter de la réunion de toute la famille pour vous annoncer que nous allons nous marier !
Il posa le bras sur l’épaule de Thordis et tous les deux sourirent de bonheur.
— Ne te fais pas de souci, papa, dit Lorenz en se tournant vers son père : Nous ne devons pas nous marier, nous voulons nous marier.
Les chaises furent repoussées, et tous se levèrent pour les féliciter. Même Bodenstein embrassa son fils et sa future belle-fille. L’annonce du mariage ne l’étonnait pas. Ce qui l’étonnait c’était que Lorenz en ait si bien gardé le secret. Il croisa le regard de Cosima et alla la rejoindre. Elle essuyait une larme d’émotion.
— Tu vois, dit-elle en souriant, même notre aîné devient petit-bourgeois et se marie.
— Il nous a fait faire assez de soucis avec sa vie de patachon, répondit Bodenstein.
Après le bac, pendant une période qui avait paru d’une longueur inquiétante, Lorenz avait gagné sa vie comme DJ et en faisant des petits boulots à la radio et à la télévision. Bodenstein aurait voulu le secouer mais Cosima avait gardé son calme, persuadée que Lorenz trouverait un jour sa véritable vocation. Maintenant son fils présentait des cérémonies, des machts et autres événements nationaux dans une émission quotidienne de trois heures d’une grande radio privée.
On se rassit. L’ambiance était joyeuse et détendue. Même Rosalie avait abandonné sa cuisine et buvait du champagne.
— Oliver.
Bodenstein se pencha sur sa mère.
— Tu n’aurais pas un verre d’eau pour moi ?
— Oui, bien sûr. Il repoussa sa chaise et traversa la cuisine que sa gentille fille avait déjà en partie rangée, pour aller chercher deux bouteilles d’eau minérale dans le cellier. Juste à cet instant un mobile sonna dans une des vestes qui étaient suspendues près de la porte du garage. Bodenstein connaissait cet indicatif. C’était le mobile de Cosima ! Il combattit un moment avec lui-même mais cette fois sa méfiance l’emporta. Il mit rapidement ses bouteilles sous le même bras et, de l’autre main, fouilla dans la veste qu’elle portait ce jour-là. Il trouva le mobile dans la poche intérieure, le saisit et appuya sur le symbole lettre. Mon cœur, j’ai pensé à toi toute la journée ! Demain à déjeuner ! Même heure, même endroit ? Je me réjouis ! Les lettres sur l’écran se brouillèrent devant ses yeux, il sentit une faiblesse dans les genoux. La déception lui donna un coup dans l’estomac. Comment pouvait-elle à ce point jouer la comédie en faisant le tour du Glaskopf avec lui, main dans la main ? Cosima allait s’apercevoir que quelqu’un avait lu le SMS, car le symbole lettre était à présent éteint. Il souhaitait presque qu’elle aborde le sujet. Il remit le téléphone dans la veste, attendit que son cœur se remette à battre normalement et revint dans la salle à manger. Cosima, Sophia sur ses genoux, riait et plaisantait comme si de rien n’était. Il avait envie de prendre la parole devant tout le monde et de lui annoncer qu’un message de son bien-aimé l’attendait sur son mobile, mais son regard tomba sur Lorenz, Thordis et Rosalie. Il serait égoïste et irresponsable de leur gâcher cette belle journée sur la base d’un simple soupçon. Il ne lui restait plus qu’à faire contre mauvaise fortune bon cœur.
Tobias ouvrit péniblement les yeux et gémit. Il avait des bourdonnements dans les oreilles et il avait mal dès qu’il remuait. Il se pencha sur le bord du lit et vomit dans le seau placé à côté du lit. Le vomi sentait affreusement la bile. Il se rallongea et essuya sa bouche. Sa langue était râpeuse et le carrousel dans sa tête ne voulait pas s’interrompre. Qu’est-ce qui s’était passé ? Comme était-il rentré chez lui ? Des images traversaient son cerveau embrumé. Il se souvenait de Jörg et Felix et des autres copains dans le garage, de la vodka mélangée avec du Red Bull. Il y avait aussi des filles, elles lui avaient jeté des regards de moins en moins discrets, en riant et en pouffant entre elles. Il s’était senti comme un animal de zoo. C’était quand ? Quelle heure il était maintenant ?
Avec beaucoup d’efforts il se redressa et projeta les jambes hors du lit. La chambre tangua devant ses yeux. Amelie était là aussi – ou bien il déraillait ? Tobias se mit sur ses jambes, s’appuya à la pente du toit, alla vers la porte d’un pas chancelant, l’ouvrit et suivit le couloir à tâtons. Il n’avait jamais eu une telle gueule de bois. Dans la salle de bains, il dut s’asseoir pour uriner sinon il serait tombé. Son T-shirt sentait la fumée de cigarette, la sueur, le vomi. Dégoûtant. Il se leva du cabinet et fut effrayé en voyant sa tête dans le miroir. Les hématomes autour des yeux s’étaient étendus et dessinaient des taches jaune et violet sur ses joues blêmes et mal rasées. Il ressemblait à un zombie, et il se sentait comme un zombie. Des pas dans le couloir, on frappait à la porte.
— Tobias.
C’était son père.
— Oui, entre.
Il ouvrit le robinet, fit couler l’eau dans le creux de sa main et en but un peu. Elle était dégueulasse. La porte s’ouvrit. Son père le regarda d’un air inquiet.
— Comment tu vas ?
Tobias s’assit sur la cuvette du cabinet. Merde. Il dut faire un effort démesuré pour lever sa tête tant elle était lourde. Il s’efforça de regarder son père mais son regard dérapait immédiatement. D’abord tout était très près, ensuite très loin.
— Quelle heure il est ?
— 15 h 30. Dimanche après-midi.
— Seigneur. Tobias se gratta la tête. Je ne supporte plus rien.
Le souvenir revenait, du moins en partie : Nadja l’avait ramené chez lui, car elle devait absolument prendre son avion. Mais qu’est-ce qu’il avait fait ensuite ? Jörg. Felix. Le garage. Beaucoup d’alcool. Beaucoup de filles. Pourquoi était-il allé là-bas ?
— Le père d’Amelie Fröhlich a appelé, était en train de dire son père.
Amelie ! À un moment il avait été avec elle. Ah oui ! Elle lui avait raconté quelque chose d’important, puis Nadja s’était pointée et Amelie s’était enfuie.
— Elle n’est pas rentrée chez elle hier. Il y avait une insistance cachée dans la voix de son père. Ses parents se font du souci et veulent appeler la police.
Tobias fixa son père, il lui fallut un moment pour comprendre. Amelie n’était pas rentrée chez elle. Il avait bu de l’alcool, beaucoup trop. Exactement comme dans le passé. Son cœur se serra.
— Tu… tu ne crois tout de même pas que j’y suis pour quelque chose.
Il s’interrompit et avala sa salive.
— Le Dr Lauterbach t’a trouvé hier devant l’église, à l’arrêt de bus, en rentrant d’une urgence. Il était 1 h 30. Elle t’a ramené à la maison. Nous avons eu toutes les peines du monde à te sortir de la voiture et à te monter dans ta chambre. Et tu n’as pas cessé de parler d’Amelie…
Tobias ferma les yeux et se cacha la figure dans les mains. Il essayait désespérément de se souvenir, mais non – rien. Les amis dans le garage, les rires et les chuchotements des filles. Amelie était-elle là ? Non. Non, pitié. Non, surtout pas.