DIMANCHE 9 NOVEMBRE 2008

 

La fête pour l’anniversaire de la comtesse Leonora von Bodenstein n’avait pas lieu dans l’élégant château hôtel mais dans les écuries, malgré les véhémentes protestations de Marie-Louise, la belle-sœur de Bodenstein. Mais la comtesse n’aimait pas qu’on fasse des chichis autour de sa personne, comme elle disait. Modeste et proche de la nature comme elle était, elle avait expressément souhaité une simple petite fête dans les écuries ou dans le manège et Marie-Louise avait dû s’incliner. Elle avait donc pris en main l’organisation de l’événement avec son énergie et son professionnalisme habituels et le résultat coupait le souffle.

Bodenstein et Cosima arrivèrent avec Sophia vers 11 heures et ils eurent du mal à trouver une place pour se garer. Dans la cour historique des écuries avec ses pavés et ses bâtiments à colombages soigneusement restaurés, il n’y avait pas le moindre brin de paille. Le grand portail en fer des écuries était largement ouvert.

— Seigneur, dit Cosima amusée. Marie-Louise a dû obliger Quentin à y passer la nuit !

Les hautes et vieilles bâtisses, construites en 1850, formaient l’aile des écuries du château ancestral. Au cours des années, elles avaient acquis une vénérable patine faite de toiles d’araignée, de poussière et de fientes d’hirondelle. Mais tout cela avait disparu. Les box, les murs et le haut plafond étincelaient d’un nouvel éclat, les encadrements de fenêtres avaient été peints en blanc, même les tableaux qui représentaient des scènes de chasse avaient été revernis. Pour cette journée de fête, on avait tressé les crinières des chevaux qui regardaient avec curiosité par-dessus la porte des box l’animation de la grande allée. Sous le porche décoré comme pour une fête des moissons, les garçons du château hôtel offraient le champagne.

Bodenstein eut un sourire moqueur. Quentin, son frère cadet, faisait partie de cette sorte d’hommes qui s’accommode de tout ; il était gentleman-farmer et s’occupait de la propriété et du manège et les outrages du temps ne le dérangeaient pas le moins du monde. Il avait confié le restaurant du château à sa femme et Marie-Louise en avait fait une table étoilée, dont la réputation dépassait les frontières régionales.

Ils trouvèrent l’héroïne du jour et les invités dans le manège lui aussi magnifiquement décoré. Bodenstein était en train de souhaiter un bon anniversaire à sa mère quand le chœur des cors de chasse de la société équestre de Kelkheim ouvrit le programme. C’était une surprise qu’offraient à la comtesse le directeur et les élèves de l’école d’équitation. Bodenstein échangea quelques mots avec son fils Lorenz qui, caméra en main, filmait l’événement. Son amie Thordis avait la responsabilité du quadrille de dressage et de l’entrée en scène du quadrille de voltige avant de prendre part plus tard au quadrille de saut. Dans la foule Bodenstein rencontra sa sœur Theresa qui était venue spécialement pour la fête. Ils ne s’étaient pas vus depuis longtemps et avaient beaucoup de choses à se raconter. Cosima avait pris place avec sa mère, la comtesse Rothkirch, sur la tribune dressée sur toute la longueur du manège et elle suivait le quadrille de dressage.

— Cosima paraît dix ans de moins, dit sa sœur à Bodenstein en buvant une gorgée de champagne, je me sens jalouse.

— Un nouvel enfant et un bon mari accomplissent des miracles, répondit Bodenstein, sur un ton badin.

— Toujours aussi sûr de lui, le petit frère, se moqua Theresa en retour. Comme si la beauté d’une femme dépendait de vous les hommes !

Elle avait deux ans de plus que lui et paraissait toujours aussi énergique. Son visage aux traits réguliers plus sec que beau et les premières mèches grises mêlées à ses cheveux bruns ne l’empêchaient pas de rayonner. Elle avait mérité chaque ride et chaque cheveu blanc, avait-elle dit un jour. Son mari prématurément décédé d’un infarctus lui avait laissé une brûlerie de café à Hambourg, un château de famille qui nécessitait de nombreuses réparations dans le Schleswig-Holstein et plusieurs immeubles de location toujours à Hambourg, en meilleur état mais criblés d’hypothèques. Malgré trois enfants et des perspectives d’avenir plutôt sombres, elle avait énergiquement pris les choses en main et avait affronté avec courage les créanciers et les banques. Après dix ans de dur labeur, elle avait assaini l’entreprise et sauvé son capital immobilier. Elle n’avait pas licencié un seul ouvrier et elle jouissait dans l’entreprise, et auprès de ses partenaires commerciaux, d’une autorité incontestable.

— À propos, dit Quentin en prenant la parole, et les hommes. Ça se passe bien, Esa ? Un petit nouveau ?

Elle sourit.

— Une dame prend son plaisir et se tait.

— Pourquoi tu ne l’as pas amené ?

— Parce que je savais que vous vous précipiteriez sur lui et le mettriez en pièces. Elle montra de la tête ses parents et le reste de la parentèle qui suivaient, captivés, ce qui se passait dans le manège. Tout le clan en tout cas.

— Donc tu en as un, insista Quentin. Parle-nous de lui ?

— Non, dit-elle en lui tendant son verre vide. Occupe-toi plutôt de l’intendance.

— Toujours moi, protesta-t-il, mais il obéit par une vieille habitude et disparut.

— Vous avez un problème, Cosima et toi ? dit Theresa en se tournant vers Bodenstein, qui regarda sa sœur, surpris.

— Non, dit-il. Pourquoi tu demandes ça ?

Elle haussa les épaules sans quitter sa belle-sœur des yeux.

— Ce n’est plus pareil entre vous deux.

Bodenstein connaissait l’intuition infaillible de sa sœur. Il n’avait aucune raison de cacher qu’entre Cosima et lui les choses n’allaient pas très bien.

— Oui, cet été nous avons vécu nos noces d’argent comme une petite crise, admit-il. Cosima avait loué une finca à Majorque pour passer trois semaines en famille. Au bout d’une semaine, j’ai dû partir, nous avions une enquête difficile. Elle l’a mal pris.

— Ha ha.

— Elle m’a reproché de la laisser seule avec Sophia, alors que nous en avions décidé autrement. Mais qu’est-ce que je pouvais faire ? Je ne peux quand même pas prendre un congé de paternité et jouer à l’homme au foyer !

— Pourtant trois semaines de vacances, ce n’était pas la mer à boire, répliqua Theresa. Je ne veux pas t’accabler mais tu es fonctionnaire. En ton absence, quelqu’un peut te remplacer, non ?

— Je perçois dans ta voix du mépris pour mon métier !

— Ne sois pas aussi susceptible ! dit-elle, apaisante. Mais je peux comprendre Cosima. Elle a toujours un métier et on ne peut pas dire que le trio enfants-cuisine-église1 lui convienne, même si tu aimerais bien, espèce de macho. Tu préférerais sans doute qu’elle ne fasse plus d’expéditions, pour pouvoir la garder tout à toi.

— Pas du tout ! Je l’ai toujours encouragée dans son travail. Je trouve très bien qu’elle le fasse.

Theresa le regarda d’un air moqueur, tandis qu’un large sourire s’élargissait sur ses lèvres.

— Des blagues. Tu peux raconter ça à qui tu veux mais pas à moi. Je te connais depuis longtemps.

Bodenstein se tut, vexé. Son regard se tourna vers Cosima. Sa sœur aînée avait toujours eu le chic de mettre le doigt là où ça fait mal. Et cette fois, elle avait raison. Il était en effet soulagé que Cosima ne parte plus des semaines entières à travers le monde depuis la naissance de Sophia. Mais il n’aimait pas entendre cette vérité dans la bouche de sa sœur.

Quentin revint avec trois flûtes de champagne et la conversation prit un tour plus anodin. Après le spectacle équestre, Marie-Louise ouvrit le buffet que ses employés avaient installé en un clin d’œil. Elle les invita à prendre place à la longue rangée de tables décorées de fleurs automnales et de bancs que des coussins blancs rendaient plus confortables. Bodenstein saluait des parents et de vieilles connaissances qu’il n’avait pas vus depuis des lustres, tout le monde parlait et riait. L’atmosphère était cordiale. Il vit Cosima en conversation avec Theresa, et espéra que sa sœur, avec son discours féministe, n’allait pas la dresser contre lui. L’année prochaine, Sophia irait au jardin d’enfants et Cosima aurait à nouveau du temps pour elle. Elle travaillait à un nouveau projet de film qu’elle prenait très au sérieux. Dans un accès de bonne volonté, Bodenstein se promit d’être plus souvent à la maison, de se libérer en fin de semaine et de s’occuper plus souvent de l’enfant. Peut-être que leurs relations, qui s’étaient détériorées depuis Majorque, s’amélioreraient.

— Papa.

Rosalie lui tapa sur l’épaule et il se tourna vers sa fille aînée. Elle faisait un apprentissage en cuisine dans le château hôtel auprès de Jean-Yves Saint-Clair, le chef français, responsable du buffet. Elle donnait la main à Sophia qui était barbouillée de haut en bas d’une substance brune qui n’était pas, espérait Bodenstein, ce qu’il croyait.

— Je n’arrive pas à trouver maman, dit Rosalie, énervée. Tu pourrais peut-être changer la petite. Maman a certainement des couches dans l’auto.

— Mais elle en a sur le visage et sur les mains, dit Bodenstein en garant prudemment ses longues jambes sous la table.

— Ne t’inquiète pas, c’est seulement de la mousse au chocolat. Il faut que je retourne travailler.

— Allez, viens, petite cochonne, dit Bodenstein en attrapant sa plus jeune fille et en la prenant sur son bras. Regarde à quoi tu ressembles !

Sophia s’arc-bouta contre sa poitrine et le frappa avec ses petites jambes. Elle ne pouvait pas supporter d’être entravée dans ses mouvements. Avec ses joues couleur cerise, ses doux cheveux noirs et ses yeux de bleuet, elle était à croquer mais c’était trompeur. Elle avait hérité du caractère de Cosima et savait imposer sa volonté. Bodenstein la porta dehors et traversa la cour. Par pur hasard, il regarda à travers la porte ouverte de la forge et, à son étonnement, il aperçut Cosima qui allait et venait son portable à l’oreille. Sa façon de fourrager dans ses cheveux, et de renverser la tête en riant, le surprit. Pourquoi se cachait-elle pour téléphoner ? Il se dépêcha de s’éloigner avant qu’elle ait pu le voir, mais il en garda au fond de lui un léger sentiment de méfiance, pareil à un dard minuscule.

 

Comme chaque dimanche après la messe, les habituels suspects s’étaient rassemblés au Cheval Noir. Les premiers biberonnages étaient une affaire d’hommes, les femmes étaient censées s’occuper du rôti dominical. Pas étonnant si les dimanches à Altenhain étaient pour Amelie le comble de la ringardise. Ce jour-là, le chef était présent en personne. Pendant la semaine, Andreas Jagielski s’occupait de ses deux grands restaurants de Francfort, laissant la gestion du Cheval Noir à sa femme et à son beau-frère. Il n’était là que le dimanche. Amelie ne pouvait pas l’encaisser. Jagielski était un homme massif avec des yeux exorbités de crapaud et des lèvres charnues. Après la chute du mur, il avait été le premier Ossi2 à s’installer à Altenhain, comme Amelie l’avait appris. Il avait travaillé comme cuisinier au Coq d’Or, mais au premier signe de déclin il s’était tiré sans le moindre scrupule et s’était établi comme concurrent au Cheval Noir. Avec exactement la même carte que celle de Hartmut Sartorius, mais avec des prix plus avantageux et le luxe d’un grand parking, il avait fait boire le bouillon à son ancien patron et l’avait obligé à fermer définitivement. Roswitha était restée jusqu’au bout loyale à Sartorius et n’avait accepté le job qu’à contrecœur.

Amelie s’était enlevé avec soin tous ses piercings, avait tressé ses cheveux en deux nattes et opté pour un maquillage décent. Dans l’armoire de sa belle-mère, elle avait trouvé un chemisier blanc, taille S et, dans ses propres réserves, une courte minijupe très sexy. Des collants noirs opaques et des rangers complétaient sa tenue. Devant le miroir elle avait déboutonné le chemisier trop petit pour elle, aussi bas que possible, si bien qu’on apercevait son soutien-gorge et la naissance de ses seins. Jenny Jagielski n’avait pas réagi à la provocation et s’était contentée de fusiller son mari du regard quand il avait plongé le regard dans le décolleté d’Amelie avec un clin d’œil. Maintenant, il était penché sur la table centrale occupée, entre autres, par Lutz Richter et Claudius Terlinden, un des rares clients du Cheval Noir qui soit affable et populaire. Au comptoir les hommes étaient assis au coude à coude, Jenny et son frère Jörg étaient aux manœuvres. Manfred Wagner s’était repris, il devait être allé chez le coiffeur, car sa barbe hirsute avait disparu et il semblait plus ou moins civilisé. Quand Amelie arriva avec une nouvelle tournée de bières à la table centrale, elle entendit le nom de Tobias Sartorius et tendit l’oreille.

— … culotté et prétentieux comme avant, était en train de dire Lutz Richter. C’est une véritable provocation de se repointer ici.

Un murmure d’approbation accueillit ses paroles. Seuls Terlinden et Jagielski ne dirent rien.

— S’il continue comme ça, un jour ou l’autre ça va péter, renchérit un autre.

— Il ne restera pas longtemps ici, dit un troisième. Comptez sur nous.

C’était Udo Pietsch, le couvreur, qui venait de parler. Les autres acquiescèrent dans un murmure approbateur.

— Cher amis, vous n’avez aucune raison de vous inquiéter, intervint Claudius Terlinden. Ce garçon a purgé sa peine et il a le droit d’habiter chez son père aussi longtemps qu’il veut. Il ne vous causera aucun ennui.

Toute la table se tut, personne n’osait contredire Terlinden, mais Amelie vit que certains échangeaient des regards obliques. Claudius Terlinden pouvait clore la discussion, mais il ne pouvait rien contre le refus collectif de la présence de Tobias Sartorius à Altenhain.

— Huit Weize pour ces messieurs, annonça Amelie à qui le plateau commençait de peser.

— Ah, merci Amelie, dit gentiment Terlinden.

Mais soudain l’expression de son visage lui échappa l’espace d’une seconde. Il se reprit aussitôt et sourit. Amelie comprit que la raison de ce flottement était due à l’étonnement. Elle répondit à son sourire, pencha la tête avec coquetterie et soutint son regard comme doit le faire une fière jeune fille, puis elle se mit à débarrasser la table voisine. Elle sentait qu’il suivait chacun de ses mouvements et ne put s’empêcher de remuer un peu le derrière quand elle retourna à la cuisine avec les verres sales. Pourvu que les hommes aient aussi soif que d’habitude : elle brûlait d’apprendre des choses encore plus palpitantes. Jusqu’à présent son intérêt dans cette affaire était venu du fait qu’elle avait découvert un lien entre elle et une des victimes mais depuis elle avait rencontré Tobias Sartorius et désormais elle avait une motivation supplémentaire. Il lui plaisait.

 

Tobias Sartorius était sans voix. Quand Nadja lui avait dit qu’elle habitait à Karpfenweg dans le Westhafen de Francfort, il avait pensé à un ancien immeuble rénové de la vieille ville, mais ce n’était pas du tout ce qu’il avait devant les yeux. Sur l’immense surface de l’ancienne zone portuaire, à quelques blocs de la Hauptbahnhof s’était élevé un nouveau quartier chic qui comprenait des immeubles de bureaux modernes côté ville et douze blocs d’appartements de sept étages sur l’ancienne môle du port, qui avaient conservé le nom de Karpfenweg. Il avait garé sa voiture dans la Strassenrand et, un bouquet de fleurs sous le bras, il traversait le pont qui franchissait les anciens bassins du port. Sur l’eau noire de l’appontement se balançaient quelques yachts. En fait, Tobias n’avait pas très envie d’aller en ville, mais il devait bien cela à Nadja pour la fidélité indéfectible qu’elle lui avait conservée durant ces dix dernières années. Il s’était donc douché et, à 7 h 30, il était monté dans la voiture de son père sans se douter des transformations qu’il allait rencontrer. Cela avait commencé par un gyroscope flambant neuf au marché de Tengelmann à Bad Soden. Le Main-Taunus-Zentrum s’était agrandi aussi. Quant à Francfort, il ne s’y était même plus retrouvé. Pour un conducteur aussi inexpérimenté que lui, la ville était un véritable cauchemar. Quand il trouva enfin après quelques recherches la maison avec le bon numéro, il avait trois quarts d’heure de retard.

— Prends l’ascenseur jusqu’au septième étage, dit gaiement la voix de Nadja dans l’interphone.

L’ouvre-porte bourdonna et Tobias entra dans le hall de la maison qui était élégamment recouvert de granit et de miroirs. En quelques secondes, l’ascenseur de verre le transporta en haut, où il resta fasciné par la vue, par-delà l’eau, sur Francfort qui avait tellement changé. De nouveaux buildings semblaient avoir poussé durant ces dernières années.

— Enfin te voilà ! dit Nadja rayonnante quand il sortit de l’ascenseur au septième étage.

Il lui tendit gauchement le bouquet entouré de cellophane qu’il avait acheté dans un kiosque.

— Oh, ce n’était pas la peine.

Elle prit le bouquet, lui saisit la main et le tira dans l’appartement, qui le laissa sans voix. Le penthouse était imposant. Par les immenses baies qui descendaient jusqu’au parquet luisant, on avait une vue spectaculaire de tous les côtés. Dans la cheminée crépitait un feu, la voix chaude de Leonard Cohen coulait de haut-parleurs invisibles et l’éclairage raffiné comme les bougies allumées prêtaient encore plus de profondeur à la pièce déjà immense. Un instant, Tobias eut envie de tourner le dos et de s’enfuir. Il n’était pas envieux, mais, en voyant cet appartement de rêve, le sentiment d’être un lamentable raté le submergea plus que jamais et lui serra la gorge. Entre Nadja et lui, il y avait un monde. Qu’est-ce qu’elle lui voulait, bon Dieu ? Elle était célèbre, elle était riche, elle était belle. Elle aurait certainement pu passer la soirée avec des hommes beaux, amusants et spirituels au lieu de la passer avec un ex-taulard amer comme lui.

— Donne-moi ta veste, dit-elle.

Il l’enleva et eut honte aussitôt de ce truc bon marché et râpé. Elle le conduisit fièrement dans la grande cuisine avec son bloc repas central. Le granit et le métal noble dominaient. Les appareils électriques venaient de chez Gaggenau. Une odeur appétissante de viande rôtie fit venir l’eau à la bouche de Tobias. Il avait trimé toute la journée à évacuer des poubelles d’ordure et n’avait pratiquement rien mangé. Nadja sortit une bouteille de Moët & Chandon de l’étincelant réfrigérateur américain en inox et lui dit qu’elle n’utilisait l’appartement que comme pied-à-terre quand elle tournait à Francfort – elle détestait les hôtels – mais qu’elle habitait la plupart du temps dans sa résidence principale. Elle versa le champagne dans deux flûtes de cristal et lui en tendit une.

— Je suis contente que tu sois venu, dit-elle en souriant.

— Et moi, je te remercie de m’avoir invité, répondit Tobias qui s’était remis de son premier choc et pouvait à nouveau sourire.

— À toi, dit Nadja en cognant son verre contre le sien.

— Non, à toi, répondit Tobias gravement. Merci pour tout.

Comme elle était devenue jolie ! Son visage pur presque androgyne, couvert de taches de rousseur, qui bien que régulier paraissait un peu osseux autrefois, s’était adouci. Les yeux clairs brillaient, quelques mèches de ses cheveux blond miel s’étaient échappées du nœud et tombaient sur sa nuque tendre légèrement bronzée. Elle était mince mais pas maigre. Grâce au vilain appareil dentaire de son adolescence, ses dents, entre ses lèvres pleines, étaient blanches et régulières. Ils se sourirent et burent une gorgée mais soudain devant le visage de Nadja s’interposa celui d’une autre femme. Oui, c’est exactement comme ça qu’il aurait aimé vivre avec Stefanie, quand, après ses études de médecine, il gagnerait bien sa vie comme praticien. Il était alors persuadé d’avoir trouvé en elle l’amour de sa vie et il avait rêvé d’un avenir avec elle, avec des enfants…

— Qu’est-ce que tu as ? demanda Nadja.

Tobias rencontra son regard attentif.

— Rien. Pourquoi ?

— Tu as soudain eu un air si malheureux.

— Tu sais depuis combien de temps je n’avais pas bu de champagne ?

Il se forçait à sourire mais le souvenir de Stefanie lui avait porté un coup douloureux. Après toutes ces années, il ne pouvait pas l’oublier. L’illusion d’un bonheur sans nuage n’avait duré que quatre semaines et avait fini en catastrophe. Il chassa ces pensées importunes et s’assit à la table de la cuisine que Nadja avait préparée avec amour. Il y avait des tortellinis garnis d’épinards et de ricotta, un filet de bœuf parfaitement cuit avec une sauce au barolo, une salade de roquette avec des copeaux de parmesan et là-dessus un vieux pomerol de quinze ans. Tobias constata qu’il n’était pas difficile de converser avec Nadja comme il l’avait redouté. Elle parla de son travail, d’incidents drôles et singuliers et de ses rencontres. Et cela d’une façon amusante, sans crâner. Après le troisième verre de vin rouge, Tobias en sentit les effets. Ils quittèrent la cuisine et s’assirent sur le divan de cuir du salon, elle dans un coin, lui dans l’autre. Comme de bons et de vieux amis. Sur la cheminée était accrochée l’affiche encadrée du premier film de Nadja – son premier succès de comédienne.

— C’est vraiment incroyable que tu sois arrivée si haut, dit Tobias pensif, je suis vraiment fier de toi.

— Merci. Elle sourit et ramena ses jambes sous elle. Bah. Qui aurait pu penser que la vilaine Nathalie deviendrait une grande star de cinéma ?

— Tu n’as jamais été laide, protesta Tobias, étonné qu’elle se soit vue ainsi.

— En tout cas tu ne faisais pas attention à moi.

Pour la première fois depuis le début de la soirée, la conversation s’approchait du sujet qu’il avait jusque-là soigneusement évité.

— Tu étais ma meilleure amie, dit Tobias. Toutes les autres filles étaient jalouses parce que j’étais si souvent avec toi.

— Mais tu ne m’as jamais embrassée…

Elle dit cela sur un ton taquin mais soudain Tobias comprit qu’autrefois elle avait dû être blessée. Aucune fille ne souhaitait être la meilleure amie d’un garçon séduisant même si aux yeux de celui-ci c’était un signe d’élection. Tobias essaya de se souvenir. Pourquoi n’avait-il jamais été amoureux de Nadja ? Ils avaient littéralement joué dans le même bac à sable, étaient allés au même jardin d’enfants puis à la même école. Pour lui, son existence était une évidence. Mais à présent quelque chose avait changé. Nadja avait changé. À côté de lui, ce n’était plus Nathalie, la fidèle, honnête et fiable compagne du jardin d’enfants. À côté de lui était assise une femme très belle, extrêmement attirante et qui lui envoyait, il le voyait bien, un signal tout à fait clair. Attendait-elle vraiment de lui plus que de l’amitié ?

— Pourquoi tu ne t’es jamais mariée ? demanda-t-il brusquement d’une voix rauque.

— Parce que je n’ai pas trouvé l’homme idéal, dit Nadja qui haussa les épaules, se pencha et versa du vin dans les verres. Mon job tue toute possibilité d’une liaison. La plupart des hommes ne supportent pas une femme qui a du succès. Et un collègue de travail frivole et narcissique, je n’en veux pas. Ça ne pourrait pas coller. Je me sens très bien comme ça.

— J’ai suivi ta carrière. En prison, on a beaucoup de temps pour lire et regarder la télévision.

— Lequel de mes films tu as préféré ?

— Je ne sais pas. Tobias sourit. Ils sont tous bons.

— Espèce de flagorneur. Elle pencha la tête. Une mèche de cheveux lui tomba sur le front. Finalement tu n’as pas changé.

Elle alluma une cigarette, tira une fois dessus et la mit entre les lèvres de Tobias comme elle l’avait fait si souvent autrefois. Leurs visages étaient très proches. Tobias leva la main et lui caressa la joue. Il sentit son souffle chaud sur son visage, puis ses lèvres sur sa bouche. Ils hésitèrent tous les deux un court instant.

— Ce sera mauvais pour ta réputation, si on apprend que tu fréquentes un ex-taulard, souffla Tobias.

— Si tu savais comme je me fiche de ma réputation, répliqua-t-elle d’une voix rauque.

Elle lui ôta la cigarette des mains et la posa sans regarder derrière elle sur un cendrier. Ses joues brûlaient, ses yeux étincelaient. Il ressentit son invite comme un écho de son propre désir et l’attira à lui. Ses mains glissèrent sur ses cuisses, entourèrent ses hanches. Son cœur se mit à battre, une vague de volupté traversa son corps quand elle lui enfonça la langue dans la bouche. Quelle était la dernière fois où il avait couché avec une femme ? Il n’arrivait pas à s’en souvenir. Stefanie… le divan rouge… Son baiser devint passionné. Sans l’interrompre, ils se débarrassèrent de leurs vêtements, firent l’amour avec passion, muets et haletants, et sans cette tendresse qui autrefois leur avait suffi.


1 Kinder-Küche-Kirche, symbole de la femme au foyer.

2 Mot péjoratif pour désigner un ancien habitant de l’Est.