VENDREDI 21 NOVEMBRE 2008

 

À 6 h 15, Bodenstein fut tiré de son profond sommeil par son mobile. Hébété, il tendit le bras vers l’interrupteur puis il se rappela qu’il n’était pas dans son lit. Il avait mal dormi et avait rêvé de choses confuses. Le matelas était trop mou, la couette trop chaude, et il avait passé son temps à transpirer ou à se geler. Le mobile sonnait avec opiniâtreté. Il s’arrêta un instant puis reprit de plus belle. Bodenstein se tira du lit, s’orienta en tâtonnant dans l’obscurité de cette chambre inconnue et grommela un juron quand son gros orteil heurta le pied du lit. Il trouva finalement l’interrupteur, puis son mobile dans la poche de sa veste qu’il avait hier soir jetée sur une chaise.

Un garde forestier avait découvert un cadavre dans une voiture sur une aire de stationnement entre Ruppertshain et Königstein. Le service des empreintes était déjà en chemin, s’il voulait bien venir et se rendre compte sur place. Naturellement il arrivait – avait-il le choix ? Avec un visage convulsé de douleur, il revint vers le lit et se laissa tomber au bord. Les événements d’hier lui paraissaient un mauvais rêve. Pendant presque une heure, il avait roulé sans but jusqu’à ce qu’il passe par hasard devant l’entrée de la propriété. Ni son père ni sa mère n’avaient posé de questions quand il avait sonné peu avant minuit et leur avait demandé l’asile pour la nuit. Sans demander d’explication, sa mère lui avait préparé un lit dans une chambre d’amis sous les toits. Elle avait certainement lu sur son visage qu’il n’était pas venu chez eux par plaisir. Il lui était reconnaissant de cette discrétion. Il lui aurait été impossible de parler de Cosima et de ce type.

Il se leva en soupirant, sortit ses affaires de toilettes et suivit le couloir vers la salle de bains. Minuscule et glaciale, elle lui rappela désagréablement son enfance et son adolescence. Ses parents faisaient des économies là où ils pouvaient car ils étaient toujours à court d’argent. Dans le château où il avait grandi, on ne chauffait en hiver que deux pièces, les autres étaient seulement “tiédies” comme disait sa mère, c’est-à-dire maintenues en dessous de dix-huit degrés. Bodenstein renifla son T-shirt et fronça le nez. Il ne pouvait couper à une douche. Il pensa avec nostalgie au chauffage par le sol de sa maison et aux draps de bain moelleux qui sentaient bon. Il se doucha à une vitesse record, se sécha en utilisant une serviette rêche et effrangée puis se rasa avec des doigts tremblants, à la pâle lueur d’une armoire à pharmacie Allibert. Il trouva son père en bas, dans la cuisine, qui buvait un café sur la table de bois éraflée en lisant le Frankfurter Allgemeine Zeitung.

— Bonjour, dit-il en levant les yeux et en regardant affectueusement son fils. Tu veux du café ?

— Bonjour. Oui, volontiers.

Bodenstein s’assit. Son père se leva, alla chercher une tasse dans le placard et la remplit. Jamais il ne se serait permis de demander à son fils pourquoi il était arrivé au milieu de la nuit et avait dormi dans une chambre d’amis. Même s’agissant de paroles, ses parents avaient toujours été parcimonieux. Et lui-même n’avait aucune envie de parler de ses problèmes de couple à 6 h 45. Aussi le père et le fils burent-ils leur café en silence. De tout temps, on mangeait et buvait, même les jours ordinaires, dans de la vaisselle de Meissen – par économie. Le service en porcelaine était un héritage de famille et il n’y avait aucune raison de ne pas l’utiliser ou d’en acheter un nouveau. Il aurait été d’une valeur inestimable si chaque pièce n’avait pas été plusieurs fois recollée. Ainsi la tasse de Bodenstein avait une fêlure et une anse était recollée. Finalement il se leva, mit la tasse dans l’évier et prit congé. Son père lui fit un signe de tête et retourna à son journal qu’il avait poliment mis de côté.

— Prends une clé de la porte d’entrée, dit-il incidemment. Celle qui est accrochée au tableau avec un porte-clés rouge.

— Merci, dit Bodenstein en prenant la clé. À plus tard.

Il était clair pour son père qu’il ne rentrerait pas avant le soir.

Les projecteurs et les gyrophares bleus éclairaient le sombre matin de novembre quand Bodenstein tourna sur l’aire de stationnement de Nepomuk-Kurve. Il arrêta sa voiture à côté d’une voiture de patrouille et fit le reste du trajet à pied. L’odeur automnale de la terre humide et des feuilles pourrissantes lui rappela un petit poème qu’il connaissait par cœur. Celui qui est seul maintenant le restera longtemps, il ira et viendra impatiemment dans l’allée jusqu’à ce que les feuilles poussent. Le sentiment d’abandon l’assaillit comme un chien hargneux et il dut faire appel à tout son courage pour continuer à faire son travail alors qu’il aurait aimé se terrer dans un coin.

— Bonjour, dit-il à Christian Kröger qui dirigeait l’équipe de recherche scientifique et était en train de déballer sa caméra. Qu’est-ce qu’il y a là-haut ?

— Ça a été diffusé sur la radio de la police, répondit Kröger qui secouait la tête en ricanant. Comme pour la petite jeune !

— Qu’est-ce qui a été diffusé ?

Bodenstein ne comprenait toujours pas et était étonné par le nombre d’agents. Malgré l’heure matinale, il y avait cinq voitures de patrouille sur l’aire de stationnement et une sixième était en train d’arriver. Bodenstein entendait déjà de loin un brouhaha. Tous les policiers en uniforme ou en civil étaient dans une grande excitation.

— Une Ferrari ! lui dit un policier en uniforme avec des yeux brillants. Une 599 GTB Fiorano ! Je n’en avais vu qu’à la télé !

Bodenstein franchit les rangs de ses collègues. Effectivement ! Tout au fond du parking, une Ferrari rouge brillait sous la lumière des projecteurs, entourée par une quinzaine de policiers qui semblaient plus intéressés par la cylindrée, le nombre de chevaux, les pneus, les jantes, l’allumage et l’accélération de la noble voiture de sport que par le mort assis au volant. Un tuyau partait du pot d’échappement chromé de la grosseur d’un bras jusqu’à la fenêtre qui avait été soigneusement colmatée avec du papier collant argenté.

— Ce truc coûte deux cent cinquante mille euros, était en train de déclarer un jeune policier. C’est fou, non ?

— Ça n’a pas dû être un grand avantage cette nuit, répondit sèchement Bodenstein.

— Pourquoi ?

— Ça vous a peut-être échappé, mais il y a un cadavre au volant. Bodenstein n’appartenait pas à ce type d’hommes qui ont la tête tournée en voyant une voiture de sport rouge. Quelqu’un a-t-il vérifié l’immatriculation ?

— Oui, dit une jeune policière en émergeant de l’arrière-plan. Visiblement elle ne partageait pas l’enthousiasme de ses collègues masculins. La voiture est immatriculée dans une banque de Francfort.

— Hum, dit Bodenstein en regardant Kröger faire ses photos puis ouvrir enfin la portière de l’auto avec un collègue.

— La crise économique a fait sa première victime, plaisanta quelqu’un.

Puis une nouvelle discussion éclata pour tenter de déterminer combien d’argent il fallait gagner par mois pour pouvoir rembourser le leasing d’une Ferrari Fiorano. Bodenstein vit une nouvelle voiture de police arriver sur l’aire de stationnement suivie par deux véhicules civils.

— Faites boucler toute la surface du parking, ordonna-t-il à la jeune policière. Et faites évacuer vos collègues qui n’ont rien à faire ici.

La jeune femme acquiesça et partit d’un pas énergique pour faire exécuter les ordres. Quelques minutes plus tard, le parking était bouclé.

Bodenstein s’accroupit à côté de la portière ouverte et observa le cadavre. L’homme blond était encore jeune, le milieu de la trentaine. Il était en costume-cravate et avait au poignet une montre coûteuse. Sa tête était appuyée sur le côté et, au premier regard, il paraissait dormir.

— Bonjour Bodenstein, dit une voix familière derrière lui.

Bodenstein regarda par-dessus son épaule.

— Bonjour, docteur Kirchhoff.

Il se releva et salua de la tête le médecin légiste.

— Pia n’est pas là ?

— Non, aujourd’hui je me débrouille tout seul, répondit Bodenstein sur un ton ironique.

Kirchhoff eut un sourire las et ne releva pas le sarcasme. Il ne paraissait pas d’humeur à plaisanter. Ses yeux, derrière les verres des lunettes, étaient rougis, et il semblait ne pas avoir dormi de la nuit. Bodenstein laissa sa place au légiste et se dirigea vers Kröger. Celui-ci était en train d’examiner le contenu de l’attaché-case qui se trouvait sur le siège passager de la Ferrari.

— Alors ? demanda-t-il.

Kröger lui tendit le portefeuille du mort. Bodenstein tira sa carte d’identité et se figea. Il lut le nom une seconde fois. Cela pouvait-il être un hasard ?

 

La psychiatre en chef avait informé Pia sur l’état de Thies Terlinden autant que le lui permettait le secret professionnel. Pia était d’autant plus pressée de le voir. Elle savait qu’elle ne devait pas attendre trop longtemps. Vraisemblablement, l’avait prévenue la psychiatre, Thies ne répondrait pas à ses questions. Pendant un long moment, Pia observa le patient à travers le judas de la porte. Thies Terlinden était un bel homme à l’épaisse chevelure blonde et à la bouche sensible, et l’on n’aurait pas cru qu’il avait à combattre de tels démons. Seules ses toiles trahissaient ses tortures intérieures. Il était assis à une table dans une pièce claire et gaie et peignait avec concentration. Bien qu’il fût sous l’influence de tranquillisants, on ne lui donnait pas d’objets pointus comme des crayons et des pinceaux, il devait donc se contenter de craies de couleur, ce qui d’ailleurs ne semblait pas le déranger. Il ne leva pas les yeux lorsque Pia entra en compagnie de la psychiatre et d’un infirmier. La psychiatre présenta Pia et lui expliqua pourquoi elle désirait lui parler. Thies se pencha un peu plus sur son dessin puis il se redressa et posa les craies sur le bureau. Il ne se contenta pas de les reposer, il les aligna soigneusement comme des soldats à l’appel. Pia s’assit sur une chaise en face de lui et le regarda.

— Je n’ai rien fait à Amelie, dit-il d’une voix bizarrement monocorde, avant que Pia n’ait ouvert la bouche. Je le jure. Je n’ai rien fait à Amelie. Rien fait.

— Personne ne dit ça, répondit Pia gentiment.

Les mains de Thies voltigeaient de façon incontrôlée, il balançait son corps d’avant en arrière et son regard restait fixé sur le dessin posé devant lui.

— Vous aimiez Amelie et elle venait souvent chez vous, n’est-ce pas ?

Il acquiesça vigoureusement.

— Je veille sur elle. Veille sur elle.

Pia échangea un regard avec la psychiatre qui était assise un peu à l’écart. Thies attrapa à nouveau une craie, se pencha sur sa feuille et se remit à dessiner. Le silence tomba. Pia se demandait quelle question elle pouvait bien poser. La psychiatre lui avait conseillé de parler à Thies d’une façon tout à fait normale, pas comme à un petit enfant. Mais ce n’était pas facile.

— Quand avez-vous vu Amelie pour la dernière fois ?

Il ne réagit pas, il peignait comme un possédé et changeait de craie de couleur.

— Où vous êtes-vous parlé, Amelie et vous ?

C’était entièrement différent d’un interrogatoire normal. Le visage de Thies ne montrait rien, il était aussi immobile qu’une figure de marbre. Il ne répondait à aucune question et Pia n’en posa plus. Les minutes passèrent. Le temps ne signifie rien pour les autistes, avait expliqué la psychiatre, ils vivent dans leur propre monde. La patience était requise. Mais à 11 heures avait lieu, à Altenhain, l’enterrement de Laura Wagner, où elle devait retrouver Bodenstein. Alors que, déçue, elle était sur le point de se lever pour s’en aller, Thies Terlinden reprit brusquement la parole.

— Je l’ai vue dans la soirée, elle sortait d’Adlerhorst. Il s’exprimait avec clarté et formait correctement ses phrases. Il ne manquait que l’intonation, c’était comme si un robot parlait. Elle se tenait dans la cour près de la grange. J’ai voulu l’appeler mais ensuite est arrivé… l’homme. Ils ont parlé et rigolé puis ils sont allés dans la grange, aussi personne voit ce qu’ils font. Mais je l’ai vu.

Pia, interloquée, regarda la psychiatre qui se contenta de hausser les épaules. La grange ? Adlerhorst ? Et quel homme Thies avait-il vu ?

— Je dois pas en parler, continua-t-il, sinon je vais dans un foyer. Et je reste jusqu’à ce que je meure.

Soudain il leva la tête et la regarda de ses yeux bleu clair, avec un air aussi désespéré que ses personnages sur les tableaux accrochés dans le cabinet du Dr Lauterbach.

— Je dois pas en parler, répéta-t-il. Pas en parler. Sinon je vais dans un foyer. Il poussa vers Pia l’image qu’il avait peinte. Pas parler. Pas parler.

Elle regarda l’image et frissonna. Une fille avec de longs cheveux noirs. Un homme qui partait en courant. Un autre homme qui tapait avec une croix sur la tête de la fille brune.

— Ce n’est pas Amelie, n’est-ce pas ? demanda Pia à voix basse.

— Dois pas parler, souffla-t-il. Pas parler. Seulement peindre.

Le cœur de Pia se mit à battre lorsqu’elle comprit ce que Thies essayait de lui expliquer. Quelqu’un lui avait interdit de parler de ce qu’il avait vu. Il ne parlait pas d’Amelie. Et ce n’était pas elle que l’image montrait. C’était Stefanie Schneeberger et son meurtrier.

Thies s’était à nouveau détourné, il avait repris ses craies et peignait avec passion une autre image. Il paraissait complètement retiré en lui-même, les traits de son visage étaient toujours tendus mais il avait cessé de se balancer. Lentement, Pia comprenait ce qu’on infligeait à cet homme depuis des années. On l’avait fait chanter et menacé pour qu’il ne raconte à personne ce dont il avait été témoin onze années plus tôt. Mais qui avait pu faire cela ? Soudain elle comprit quel danger Thies courait si cette personne apprenait qu’il avait parlé à la police.

Elle devait le protéger et faire comme si tout cela était sans importance devant la psychiatre et l’infirmier.

— Bon, dit-elle. Merci en tout cas.

Elle se leva, les deux autres également.

— Blanche-Neige doit mourir, ils avaient dit, prononça Thies à cet instant. Mais personne ne peut plus rien lui faire. Je veille sur elle.

 

La pluie et le brouillard n’avaient dissuadé personne à Altenhain d’escorter la dépouille mortelle de Laura Wagner à sa dernière demeure. Le parking devant le Cheval Noir ne pouvait contenir toutes les voitures. Pia se gara simplement au bord de la rue, descendit et marcha à pas rapides en direction du glas que sonnaient les cloches de l’église. Bodenstein l’attendait sous le porche.

— Thies a tout vu à l’époque, dit-elle, ne pouvant retenir ce qu’elle venait d’apprendre. Il a bien peint des images, comme Amelie l’a dit à Tobias. Quelqu’un l’a fait chanter. Il ira dans un foyer s’il raconte ce qu’il a vu.

— Qu’est-ce qu’il a dit sur Amelie ?

Bodenstein était impatient de trouver un indice qui le mène à quelque chose d’important.

— Rien. Il a seulement dit qu’il ne lui avait rien fait. Mais il a peint quelque chose.

Pia tira la feuille froissée de sa poche et la tendit à Bodenstein. Il y jeta un coup d’œil et fronça les sourcils, puis il montra la croix.

— C’est le cric. L’arme du crime.

Pia acquiesça, excitée.

— Qui l’a menacé ? Son père peut-être ?

— Possible. Ça ne devait pas lui plaire que son propre fils soit mêlé à un tel meurtre.

— Thies n’y a pas participé, protesta Pia. Il l’a seulement observé.

— Je ne parle pas de Thies, répondit Bodenstein. La cloche se tut. Ce matin j’ai été appelé pour un suicide. Un homme s’est tué dans son auto sur l’aire de stationnement près de la Nepomuk-Kurve. Et cet homme était le frère de Thies, Lars Terlinden.

— Quoi ? dit Pia stupéfaite.

— Oui, dit Bodenstein. Est-ce que Lars était le meurtrier de Stefanie et est-ce que son frère l’a vu ?

— Lars Terlinden est parti faire des études en Angleterre aussitôt après la disparition des deux filles, dit Pia en essayant de se rappeler la chronologie des événements de septembre 1997. Le nom du frère de Thies n’apparaît pas dans l’ancien dossier.

— Peut-être que Claudius Terlinden a écarté de cette façon son fils de l’enquête. Et il a fait chanter son autre fils pour qu’il tienne sa langue.

— Mais qu’est-ce que Thies veut dire quand il dit que personne ne peut plus rien faire à Blanche-Neige parce qu’il veille sur elle ?

Bodenstein haussa les épaules. L’affaire ne s’éclaircissait pas, elle ne faisait que s’embrouiller davantage. Ils firent le tour de l’église en direction du cimetière. Abritée sous des parapluies, l’assistance se pressait autour de la fosse où juste à ce moment le cercueil blanc, orné d’un bouquet d’œillets blancs, était descendu. Les employés des pompes funèbres reculèrent, le prêtre commença son homélie.

Manfred Wagner, qui était sorti de prison pour assister à l’enterrement de sa fille aînée, était au premier rang, à côté de sa femme et de deux adolescents. Les policiers qui l’accompagnaient attendaient un peu plus loin. Juchée sur des talons aiguilles, une jeune femme passa rapidement devant Bodenstein et Pia sans les voir. Ses cheveux blonds et brillants étaient attachés par un mince nœud, elle portait un tailleur noir collant et, malgré le sombre ciel nuageux, de grandes lunettes de soleil foncées.

— Nadja von Bredow, chuchota Pia à son chef. Elle est née à Altenhain. Elle était amie avec Laura.

— Ah oui, dit Bodenstein qui était plongé dans de tout autres pensées. J’ai obtenu de Mme Engel qu’elle se charge de Gregor Lauterbach. Ministre de l’Éducation ou pas, il était avec Terlinden samedi, quand Amelie a disparu.

Le mobile de Pia sonna. Elle réussit à mettre la main dessus et disparut au coin de l’église, avant que des regards indignés se tournent vers elle.

— Pia, c’est moi, dit la voix d’Ostermann. Tu m’as bien dit l’autre jour que dans le vieux dossier, il manquait les comptes rendus des interrogatoires.

— Oui.

— Écoute. J’ai de la peine à l’admettre mais il m’est venu à l’esprit qu’Andreas s’est pas mal intéressé au dossier. Un soir, il est resté tard au bureau, alors qu’il était en arrêt maladie et je…

Le reste de la phrase se perdit dans le hurlement de la sirène qui se trouvait sur le toit du Cheval Noir. Pia se boucha l’autre oreille et demanda à son interlocuteur de parler plus fort. Quand la sirène avait retenti, trois hommes avaient quitté la cérémonie et s’étaient précipités vers le parking.

— … me suis étonné… l’ordonnance… était dans notre bureau… pas eu l’idée… lui demander…?

— La sirène. Pia serrait son mobile sur l’oreille. Ça brûle quelque part. Bon. Qu’est-ce que c’est que cette histoire avec Andreas ?

Ostermann répéta ce qu’il venait de dire. Pia écoutait, incrédule.

— Ça c’est le comble, dit-elle. Merci. À plus tard.

Elle rangea son mobile dans sa poche et revint, pensive, vers Bodenstein.

 

Tobias Sartorius passa devant la grange et entra dans l’ancienne étable. Tout Altenhain était au cimetière, personne ne pouvait donc le voir, pas même leur voisin Paschke, ce vieux sémaphore. Nadja l’avait laissé en haut près du portail de derrière, puis elle était allée à l’enterrement de Laura. Tobias ferma la porte de la laiterie et entra dans la maison. C’était atroce d’avoir à se cacher. Comme il s’apprêtait à monter l’escalier, son père apparut comme une ombre à la porte de la cuisine.

— Tobias ! Dieu soit loué ! s’exclama-t-il. Je me suis fait tellement de souci ! Où tu étais ?

— Papa, dit-il en étreignant son père. J’étais chez Nadja. Les flics ne m’auraient jamais cru, ils m’auraient coffré immédiatement.

Hartmut Sartorius acquiesça.

— Je suis venu chercher quelques fringues. Nadja est allée à l’enterrement, elle viendra me chercher après.

C’est alors qu’il réalisa que son père était à la maison et non au travail.

— Ils m’ont licencié, dit Hartmut Sartorius en haussant les épaules. Ils ont trouvé un prétexte cousu de fil blanc. Mon chef est maintenant le gendre de Dombrowski.

Tobias comprit. Il eut la gorge serrée. C’était encore sa faute si on avait licencié son père !

— De toute façon je voulais démissionner, dit son père sur un ton léger. Je veux faire de la vraie cuisine, j’en ai assez de réchauffer des surgelés et de les pelleter sur les assiettes. Soudain il se rappela : Il y a une lettre pour toi au courrier aujourd’hui.

Il se tourna et rentra dans la cuisine. Tobias le suivit. L’expéditeur n’était pas mentionné. Il eut envie de la jeter tout de suite à la poubelle. C’était vraisemblablement une nouvelle lettre d’injures. Il s’assit à la table de la cuisine, déchira l’enveloppe et feuilleta les luxueuses pages ivoire. Il considéra sans comprendre l’en-tête d’une banque suisse avant de lire le texte manuscrit. Dès les premières lignes, il reçut un coup dans l’estomac.

— Elle est de qui ? demanda son père.

Dehors, un camion de pompiers passa dans un tonnerre de lumière bleue et un hurlement de sirène. Tobias avala sa salive. Il leva les yeux.

— De Lars, croassa-t-il d’une voix enrouée. De Lars Terlinden.

 

Le portail de la propriété des Terlinden était grand ouvert. L’odeur de l’incendie pénétrait même à travers les vitres fermées de la voiture. Les camions des pompiers avaient laissé de profondes ornières sur le gazon détrempé. Ce n’était pas la villa qui était en flammes mais un bâtiment situé derrière au fond du vaste parc. Pia gara la voiture devant la maison et Bodenstein et elle s’approchèrent à pied de l’incendie. L’épaisse fumée les fit larmoyer. Les pompiers paraissaient sur le point de maîtriser le feu. On ne voyait plus de flammes. Seul un épais nuage noir sortait des fenêtres. Christine Terlinden était entièrement vêtue de noir, elle était sans doute allée à l’enterrement et venait de rentrer. Elle paraissait choquée par le spectacle, le fouillis de tuyaux, les pompiers qui piétinaient les plates-bandes et le gazon. À ses côtés se tenait sa voisine, Daniela Lauterbach, et en la voyant Bodenstein se souvint involontairement de son rêve absurde de la nuit dernière. Elle se retourna comme si elle avait entendu ses pensées et s’approcha de lui et de Pia.

— Bonjour, dit-elle froidement et sans trace de sourire.

Ses yeux noisette avaient aujourd’hui la couleur d’un chocolat figé.

— Votre visite à Thies a-t-elle été fructueuse ?

— Non, répondit Pia. Qu’est-ce qui se passe ? C’est quoi le bâtiment qui brûle ?

— C’est l’orangerie, l’atelier de Thies. Christine se fait beaucoup de souci. Comment Thies va-t-il réagir quand il apprendra que tous ses tableaux ont brûlé ?

— Nous devons malheureusement annoncer à Mme Terlinden une nouvelle bien pire, dit Bodenstein.

Daniela Lauterbach leva ses sourcils bien dessinés.

— Ça peut difficilement être pire, répondit-elle avec une aigreur visible. J’ai appris que vous détenez toujours Claudius. Pourquoi ?

Bodenstein était sur le point de le lui expliquer pour se justifier. Mais Pia fut plus rapide.

— Nous avons nos raisons, dit-elle. Nous devons malheureusement apprendre à Mme Terlinden que son fils s’est suicidé.

— Quoi ? Thies est mort ? dit le Dr Lauterbach en regardant Pia.

Ce fut du soulagement qui traversa brièvement son regard avant que la consternation ne s’inscrive sur son visage.

— Non, non, pas Thies, répondit Pia. Lars.

Bodenstein laissait Pia mener la conversation. Il était irrité d’éprouver une telle bienveillance à l’égard de Daniela Lauterbach. Était-ce à cause de la chaleur pleine de compréhension qu’elle lui avait témoignée, et que, dans son désarroi actuel, il avait mal interprétée ? Il ne pouvait pas détourner les yeux de son visage et, c’était ridicule, mais il aurait aimé qu’elle lui sourie.

— Il s’est asphyxié dans sa voiture avec les gaz d’échappement, était en train de dire Pia. Nous avons découvert son cadavre ce matin.

— Lars ? Mon Dieu.

Quand Daniela réalisa l’affreuse nouvelle qu’allait encore recevoir son amie Christine, la glace fondit dans son regard. Elle parut déconcertée mais elle redressa vite les épaules.

— Je vais le lui dire, dit-elle d’un air décidé. Il vaut mieux que ce soit moi. Je m’occuperai d’elle. Appelez-moi plus tard.

Elle se détourna et se dirigea vers son amie, qui ne quittait pas des yeux le bâtiment incendié. Daniela Lauterbach lui posa les bras sur les épaules et lui parla doucement. Christine Terlinden poussa un cri contenu et vacilla, mais Daniela la soutint.

— Partons, dit Pia. Elles s’en sortiront.

Bodenstein détacha son regard des deux femmes et suivit Pia à travers le parc dévasté. Comme ils arrivaient à leur auto, une femme les aborda, qu’il ne reconnut pas immédiatement.

— Bonjour, madame Fröhlich, dit Pia à la belle-mère d’Amelie. Comment allez-vous ?

— Pas bien, dit la femme. Elle était très pâle mais paraissait impassible. Je venais demander à Mme Terlinden ce qui s’était passé, mais j’ai vu votre voiture. Y a-t-il du nouveau ? Votre collègue a-t-elle pu tirer parti des tableaux ?

— Quels tableaux ? demanda Pia étonnée.

Le regard décontenancé de Barbara Fröhlich alla de Pia à Bodenstein.

— M… mais hier, votre collègue qui est venue chez moi, bégaya-t-elle. Elle… elle a dit que vous l’aviez envoyée. À cause des toiles que Thies avait données à Amelie.

Pia et Bodenstein échangèrent un regard rapide.

— Nous n’avons envoyé personne, répondit Pia en fronçant les sourcils. Toute cette histoire devient de plus en plus curieuse.

— Mais la femme a dit… commença Barbara Fröhlich avant de s’interrompre, désemparée.

— Vous avez vu les toiles ? demanda Bodenstein.

— Non… Elle a cherché dans toute la chambre et elle a découvert une porte condamnée. Et derrière, il y avait vraiment un rouleau de toiles. Amelie avait dû les cacher là… mais ce qu’il y avait sur les toiles, je ne l’ai pas vu. La femme les a emportées, elle voulait même me donner un reçu.

— À quoi elle ressemblait cette soi-disant collègue ? demanda Pia.

Barbara Fröhlich parut comprendre son erreur. Elle baissa la tête et s’appuya contre le pare-chocs de la voiture, un poing serré contre la bouche. Pia alla vers elle et posa le bras sur ses épaules.

— Elle… elle avait un insigne de police, souffla la belle-mère d’Amelie en luttant contre les larmes. Elle était si… compréhensive et si aimable. Elle… elle… disait qu’elle trouverait Amelie grâce à ces images et qu’il n’y avait que ça qui comptait.

— Ne vous inquiétez pas, dit Pia pour la consoler. Vous vous rappelez à quoi cette femme ressemblait ?

— Des cheveux très foncés. Des lunettes. Mince… dit Barbara avec un haussement d’épaules, mais l’angoisse se lisait dans ses yeux. Vous croyez qu’Amelie est encore en vie ?

— Certainement, répondit Pia contre ses propres convictions. Nous la retrouverons. Ne vous faites pas de souci.

 

— Les tableaux de Thies montraient le vrai meurtrier, j’en suis persuadée, dit Pia à son chef quand ils reprirent leur voiture en direction de Neuenhain. Il les a donnés à Amelie pour les protéger. Mais Amelie a commis l’erreur d’en parler à quelqu’un.

— Exact, acquiesça Bodenstein d’un air sombre. À Tobias Sartorius. Et il a envoyé quelqu’un chez les Fröhlich pour aller chercher les toiles. Il les a sûrement détruites depuis longtemps.

— Qu’est-ce que ça peut faire à Tobias qu’on voie ces toiles. Il a purgé sa peine. Qu’est-ce qu’on pourrait bien lui faire ? Non, non, il doit y avoir quelqu’un d’autre qui a un grand intérêt à ce que les tableaux ne refassent pas surface.

— Et qui ?

Il était difficile à Pia d’avouer ses soupçons. Elle comprenait que la première impression que lui avait faite Claudius Terlinden ne pouvait pas être plus fausse.

— Le père de Thies.

— Possible, reconnut Bodenstein. Mais ça peut aussi être quelqu’un dont nous ne nous doutons pas parce que nous ne le connaissons pas. Il faut que tu tournes à droite.

— Où va-t-on d’ailleurs ? dit Pia en mettant son clignotant avant de tourner.

— Chez Hasse, répondit Bodenstein. Il habite la dernière maison à gauche, à l’orée du bois.

Son chef n’avait pas réagi quand Pia lui avait répété ce qu’Ostermann lui avait dit au téléphone, cependant il semblait vouloir tirer les choses au clair. Peu après, elle se gara devant la petite maison précédée d’un minuscule jardinet qu’Andreas, elle le savait, n’aurait fini de payer qu’au moment de sa retraite. Il en parlait régulièrement, plein de rancœur devant le misérable salaire qu’à son avis on touchait dans le service public. Ils descendirent et se dirigèrent vers la porte d’entrée. Bodenstein pressa sur la sonnette. Hasse ouvrit lui-même. Il devint aussitôt pâle comme un mort et baissa la tête avec accablement. Ostermann avait donc fait mouche avec ses suppositions. Incroyable.

— Nous pouvons entrer ? demanda Bodenstein.

Ils pénétrèrent dans un couloir sombre recouvert d’un linoléum usé. Une odeur de nourriture mêlée à la fumée de cigarette flottait dans l’air. La radio passait de la mauvaise musique. Hasse ferma la porte de la cuisine. Il essaya de nier mais très vite il déballa tout.

— Un ami m’a demandé ce service, dit-il, embarrassé. Je ne pensais pas que c’était si grave.

— Andi, tu es devenu fou ? dit Pia, hors d’elle. Tu fais disparaître des procès-verbaux d’un dossier ?

— Je ne pouvais pas savoir que ces vieilles paperasses avaient encore une importance quelconque. J’ai pensé que tout ça remontait au déluge et que toute l’affaire était depuis longtemps réglée…

Il se tut en se rendant compte de ce qu’il disait.

— Vous savez ce que ça signifie, dit Bodenstein avec gravité. Je vais vous suspendre de votre service et une procédure disciplinaire va être diligentée contre vous. Où sont les documents ?

Hasse fit un geste d’impuissance.

— Je les ai détruits.

— Et pourquoi ? Pia n’arrivait pas à croire ce qu’elle entendait. Tu as vraiment cru que personne ne s’en apercevrait ?

— Pia, ce Sartorius avait tué deux filles et tout le monde l’accusait – même ses amis et ses professeurs. J’ai connu le type autrefois, j’ai participé à l’enquête dès le début ! Un salaud glacial – et maintenant il voudrait remettre sur le feu toute l’affaire et se…

— Arrête ! dit Pia en lui coupant la parole. Tu me permettras d’en douter. Tobias Sartorius n’a rien à voir avec ça.

— Comment s’appelle l’ami qui vous a demandé ce service douteux ? demanda Bodenstein.

Hasse hésita encore un peu.

— Gregor Lauterbach, finit-il par dire en baissant la tête.

 

Le Cheval Noir n’avait plus une table de libre. Tout le pays s’y était rassemblé après l’enterrement, mais entre le café et les petits pains, on parlait moins de Laura que de l’incendie chez les Terlinden, et les spéculations allaient bon train. Michael Dombrowski était le chef des pompiers bénévoles d’Altenhain et c’est lui qui avait commandé l’intervention. En regagnant la caserne des pompiers il s’était fait déposer au Cheval Noir, les vêtements et les cheveux encore imprégnés de l’odeur et de la fumée de l’incendie.

— La Kripo pense que c’est criminel, racontait-il à ses amis Felix Pietsch et Jörg Richter qui étaient assis, la mine sombre autour de la table d’angle. Je me demande pourquoi quelqu’un irait mettre le feu à une serre. Il s’aperçut alors de l’ambiance oppressante autour de la table. Qu’est-ce que vous avez ?

— Nous devons retrouver Tobi, répondit Jörg. Et que toute cette histoire finisse une bonne fois pour toutes.

Felix opina du bonnet.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Michael sans comprendre.

— Tu ne vois pas ce qui est en train de se déclencher ? Exactement comme autrefois, dit Jörg Richter en posant sa tartine au fromage sur l’assiette et en secouant vigoureusement la tête. Je supporterai pas ça une deuxième fois.

— Moi non plus, renchérit Felix. Il ne nous reste plus qu’une chose à faire.

— Vous êtes sûrs ? dit Michael en les regardant l’un après l’autre d’un air préoccupé. Vous savez ce que ça signifie pour chacun de nous ?

Felix et Jörg firent oui de la tête. Ils étaient conscients de la portée de leur projet.

— Que dit Nadja ?

— Qu’on ne peut plus reculer, dit Jörg en respirant profondément. On ne peut pas attendre plus longtemps. Sinon il y aura un malheur de plus.

— Il vaut mieux une fin effroyable qu’une terreur sans fin, renchérit Felix.

— Merde, dit Michael en se frottant la figure. Je ne peux pas ! Je… veux dire… tout ça va trop loin. On ne pourrait pas simplement en rester là ?

Jörg le regarda fixement. Puis il secoua la tête avec détermination.

— Pas moi. Nadja a dit au cimetière que Tobi était chez elle. Je vais y aller et en finir avec tout ça.

— Je viens avec toi, dit Felix.

Michael hésitait, cherchant désespérément un prétexte pour se dérober.

— Je dois retourner voir l’incendie, dit-il finalement.

— D’accord. À plus tard, dit Jörg. Ça durera pas longtemps. Vas-y et reviens.

 

Les bras croisés sur la poitrine, Daniela Lauterbach regardait son mari avec un mélange d’incrédulité et de mépris. Quand elle était rentrée de chez la voisine, elle l’avait vu assis à la table de la cuisine, le visage gris, vieilli de plusieurs années. Avant même qu’elle ait ôté sa veste, il avait commencé à lui parler des lettres de menace anonymes, des e-mails et des photos. Les mots s’échappaient de ses lèvres en cascade, amers, désespérés, dégoulinant d’autocompassion et de peur. Muette, le visage impassible, elle l’avait écouté sans l’interrompre. Sa dernière prière l’avait laissée sans voix. Pendant un long moment le silence régna dans la grande cuisine.

— Qu’est-ce que tu attends de moi ? demanda-t-elle froidement. Je t’ai plus qu’assez aidé autrefois.

— Je préférerais que tu ne l’aies pas fait, répondit-il d’une voix étouffée.

À ces mots elle fut submergée par la colère, une colère brûlante et féroce qui, pendant toutes ces années, avait sommeillé au plus profond d’elle-même. Que n’avait-elle pas fait pour lui, ce mollasson sans personnalité, ce bluffeur qui ne savait rien faire à part jouer les grands hommes et faire de beaux discours ! Qui, à la moindre difficulté, venait se pendre en geignant à ses jupes. Avant elle avait été flattée qu’il écoute ses conseils et demande son aide quand il se sentait acculé. Il avait été son joli apprenti sorcier, sa fontaine de jouvence, son œuvre. Dès leur première rencontre, il y avait plus de vingt ans, elle avait immédiatement perçu les talents de ce garçon de vingt et un ans. Elle était déjà un médecin connu, de vingt ans plus âgée que lui et très à l’aise, grâce à un héritage important. Elle n’avait d’abord vu en lui qu’un amant contractuel, puis elle avait financé les études de ce fils d’ouvrier démuni, l’avait initié à l’art, à la culture et à la politique. Elle lui avait procuré grâce à ses relations un job de professeur de gymnastique, lui avait tracé la voie vers la politique. Le poste de ministre de l’Éducation en avait été le couronnement. Mais après l’affaire d’il y avait onze ans, elle aurait dû le chasser. Il n’en était pas digne. Un mollasson ingrat qui jusqu’à aujourd’hui n’avait pas su estimer ses efforts et ses investissements.

— Si tu m’avais écoutée et si tu avais enterré le cric dans le bois au lieu de le jeter avec tes mains nues dans la fosse à purin de Sartorius, on n’en serait pas là, dit-elle. Mais tu te croyais malin. À cause de toi Tobias est allé en prison. À cause de toi, pas de moi !

Il se courbait sous ses mots comme sous des coups de fouet.

— J’ai fait une erreur, Dani ! J’étais tellement affolé, mon Dieu !

— Tu as couché avec une élève mineure, lui rappela-t-elle sur un ton glacial. Et maintenant tu viens me demander d’écarter un témoin qui est mon patient et le fils de nos voisins ! Quel homme es-tu donc ?

— Je n’exige pas cela de toi, souffla Gregor Lauterbach. Je veux seulement parler avec Thies. Rien de plus. Il doit juste tenir sa langue. Tu es son médecin traitant, ils te laisseront faire.

— Non, dit Daniela Lauterbach en secouant la tête d’un air décidé. Laisse ce garçon en paix, c’est déjà assez dur pour lui. Il vaudrait mieux que tu disparaisses quelque temps. Va dans la maison de Deauville, jusqu’à ce que les choses se soient calmées.

— La police a arrêté Claudius ! protesta Gregor Lauterbach.

— Je sais. Et je me demande bien pourquoi. Qu’est-ce que vous avez fait tous les deux, samedi soir ?

— Je t’en prie, Dani, dit-il en glissant de sa chaise et en se mettant à genoux devant elle. Laisse-moi parler à Thies.

— Il ne te répondra pas.

— Peut-être que si. Si tu es là.

— Pas question.

Elle regarda par-dessus la tête de son mari qui était agenouillé devant elle comme un petit garçon apeuré. Il avait toujours menti, l’avait toujours trompée. Ses amis l’avaient prophétisé déjà avant leur mariage. Gregor avait vingt ans de moins, il était brillant, éloquent et il avait du charisme. Les jeunes filles et les femmes le portaient au pinacle parce qu’elles voyaient en lui un homme qu’il n’était pas. Elle seule savait combien il était faible en réalité. C’est de cela, de cette dépendance qu’elle tirait son pouvoir. Elle lui avait pardonné, à condition qu’une chose de ce genre soit exclue. Tout rapport avec une lycéenne était proscrit. Ses maîtresses changeantes l’indifféraient, elle s’en amusait plutôt. Elle seule connaissait son secret, son angoisse et ses complexes, elle le connaissait mieux qu’il ne se connaissait lui-même.

— Je t’en prie, supplia-t-il à nouveau en la regardant avec de grands yeux. Aide-moi, Dani. Ne me laisse pas tomber ! Tu sais ce qui est en jeu pour moi !

Daniela Lauterbach poussa un profond soupir. Sa résolution de ne pas l’aider cette fois fondait comme neige au soleil. Comme toujours. Elle ne pouvait jamais être longtemps en colère contre lui. Et cette fois l’enjeu était de taille, il avait raison. Elle se pencha vers lui, lui tapota la tête et enfonça ses doigts dans ses cheveux épais et souples.

— Bon, dit-elle. Je vais voir ce que je peux faire. Mais tu fais tout de suite ta valise et tu vas passer quelques jours en France jusqu’à ce que tout soit réglé, d’accord ?

Il leva les yeux vers elle, lui prit la main et la baisa.

— Merci, murmura-t-il. Merci, Dani. Je ne sais pas ce que je deviendrais sans toi.

Elle sourit. Sa colère s’était envolée. Elle sentit une joie profonde et sereine monter en elle. Ils conjureraient sans peine les menaces venant de l’extérieur – aussi longtemps que Gregor saurait reconnaître ce qu’elle faisait pour lui.

 

— Le ministre de l’Éducation ? Pia attendait une réponse tout autre de son collègue et elle était bouche bée. D’où tu le connais ?

— Ma femme est une cousine de sa femme, expliqua Hasse. Nous nous voyons régulièrement aux fêtes de famille. Par ailleurs nous étions tous les deux dans la chorale d’Altenhain.

— Ah bon ! Formidable ! dit Bodenstein. Je ne saurais dire à quel point vous me décevez, Hasse.

Andreas Hasse le regarda et jeta le menton en avant.

— Vraiment ? répondit-il d’une voix tremblante. Je n’aurais pas cru pouvoir vous décevoir, vous vous intéressez si peu à ma personne.

— Comment ? dit Bodenstein en fronçant les sourcils.

Alors les mots jaillirent de Hasse, maintenant qu’il savait que ses jours dans la K11 étaient comptés.

— Vous ne m’avez jamais dit trois phrases. J’aurais dû devenir chef de la K11 mais vous êtes arrivé de Francfort, arrogant et orgueilleux, et vous avez tout chamboulé comme si tout ce que nous faisions avant, nous, les péquenauds de la police de campagne, ce n’était que de la merde. Vous vous fichiez bien de chacun de nous. Monsieur le commissaire von Bodenstein se sentait à des lieues de nous ! aboya Hasse. On verra ce que vous récolterez. À force de scier la branche sur laquelle vous êtes assis.

Bodenstein regarda Hasse comme s’il lui avait craché au visage. Pia recouvra la première la parole.

— Tu débloques ou quoi ? dit-elle à son collègue.

Celui-ci éclata d’un rire fielleux.

— Tu devrais faire gaffe, toi aussi. Au commissariat, tout le monde sait que vous fricotez tous les deux en secret ! C’est une infraction au règlement au moins aussi grave que le travail d’appoint de Frank, qui avait échappé à M. le commissaire !

— Ferme-la ! dit Pia sèchement.

Hasse fit une grimace salace.

— J’ai su dès le début ce qui se passait. Les autres ne l’ont compris que quand vous vous êtes mis à vous tutoyer.

Bodenstein se détourna sans saluer et sortit. Pia décocha encore à Hasse quelques amabilités et suivit son chef. Il n’était pas dans la voiture. Elle descendit la rue et le trouva à la lisière du bois, assis sur un banc, le visage plongé dans les mains. Pia hésita un instant puis elle alla vers lui et s’assit sans rien dire sur le banc humide.

— Ne fais pas attention aux bêtises de ce minable, dit-elle. Bodenstein ne répondit pas.

— Est-ce que je suis encore capable de quelque chose ? murmura-t-il en sortant de son silence. Hasse intrigue avec le ministre de l’Éducation et pique des documents du dossier, Behnke travaille en secret dans un bistrot sans que je le sache, ma femme me trompe depuis des mois.

Il leva la tête et Pia avala sa salive en voyant sur son visage un profond désespoir.

— Pourquoi je ne vois rien de tout ça ? Est-ce que je suis vraiment si présomptueux ? Et comment je pourrais faire mon travail alors que je ne suis même pas capable de mettre de l’ordre dans ma vie privée ?

Pia observa son profil aquilin et elle éprouva une sincère pitié. Ce que Hasse ou d’autres prenaient pour de l’arrogance et de l’outrecuidance n’était que la nature de Bodenstein. Il ne s’immisçait pas, ne faisait jamais acte d’autorité. Et, malgré une curiosité très vive, il ne posait jamais de questions indiscrètes à ses collaborateurs. Ce n’était pas de l’indifférence, c’était de la retenue.

— Moi non plus je ne savais rien du job de Behnke, dit Pia à voix basse. Et j’ai été sidérée que Hasse ait volé des documents. Elle esquissa un sourire. Quant à notre liaison, je ne l’avais pas même soupçonnée.

Bodenstein émit un son inarticulé entre le rire et le désespoir. Puis il secoua la tête, accablé.

— J’ai l’impression que toute ma vie a implosé, dit-il en regardant fixement devant lui. Je suis incapable de penser à autre chose : Cosima m’a trompé avec un autre type. Pourquoi ? Qu’est-ce qui lui manquait ? Quelle erreur ai-je faite ?

Il se pencha en avant et croisa ses mains derrière sa nuque. Pia se mordit les lèvres. Que pouvait-elle lui dire ? Y avait-il dans cette situation une consolation quelconque ? Après une courte hésitation, elle mit sa main sur son bras et le pressa doucement.

— Tu as peut-être commis une erreur, dit-elle. Mais quand il y a un problème dans un couple, la faute n’incombe jamais à un seul. Au lieu de chercher une explication, tu ferais mieux de te demander ce que tu vas faire à présent.

Bodenstein se frotta la nuque et se leva.

— Il a fallu que je consulte un calendrier pour me rappeler la dernière fois où nous avons couché ensemble, dit-il avec une soudaine amertume. Mais ce n’est pas très facile, avec un petit enfant qui, à tout propos, arrive en courant.

Pia se sentit gênée. Même si leurs relations étaient devenues plus confiantes qu’avant, il lui était toujours difficile d’aborder les sujets intimes avec son chef. Elle sortit un paquet de cigarettes de sa veste et le lui tendit. Il prit une cigarette, l’alluma et tira quelques bouffées avant de reprendre.

— Ça dure depuis combien de temps ? Pendant combien de nuits j’ai dormi à côté d’elle sans me douter de rien, alors qu’elle pensait à un autre type ? Cette idée me rend malade !

Bon, son désespoir se changeait en colère. Ça valait mieux ! Pia s’alluma elle aussi une cigarette.

— Tu n’as qu’à le lui demander, conseilla-t-elle. Et le plus tôt sera le mieux. Tu ne dois pas continuer à te torturer.

— Et ensuite ? Si elle me dit la vérité ? Ah, merde ! Ça me donne envie moi aussi de la… il s’interrompit et écrasa sa cigarette.

— Fais-le. Peut-être que ça ira mieux.

— Tu me donnes de drôles de conseils, dit Bodenstein en jetant à Pia un regard surpris, tandis qu’une esquisse de sourire relevait les coins de sa bouche.

— Qui sinon moi pourrait te les donner ? répliqua-t-elle. Au lycée j’avais un ami qui m’a plaquée. J’avais envie de me tuer tellement j’étais malheureuse. Mon amie Miriam m’a obligée à l’accompagner à une fête et m’a jeté un type dans les bras. Il m’a juste baratinée. Mais après, ça allait mieux. La terre est pleine de beaux garçons. Ou de belles filles.

Le mobile de Bodenstein sonna. D’abord il ne réagit pas. Puis il le tira de sa poche en soupirant et l’ouvrit.

— C’était Fachinger, dit-il à Pia. Hartmut Sartorius a appelé. Tobias est revenu chez lui. Il se leva du banc. Espérons que nous l’épinglerons. Il y a déjà deux heures que Sartorius a appelé, mais le poste de police n’a prévenu Fachinger que maintenant.

 

Le portail de Sartorius était largement ouvert. Ils traversèrent la cour et sonnèrent à la porte mais rien ne bougea.

— La porte n’est pas fermée, dit Pia en poussant dessus. Monsieur Sartorius ? cria-t-elle.

Elle fit quelques pas dans le couloir avant d’appeler à nouveau.

— Il a encore décampé, annonça-t-elle d’un air déçu à Bodenstein qui l’attendait dans la cour. Et son père n’est pas là non plus. Quelle merde !

— Allons voir derrière la maison, dit Bodenstein en sortant son mobile. J’appelle du renfort.

Pia fit le tour de la maison. Tobias Sartorius était revenu à Altenhain le jour de l’enterrement de Laura Wagner. Bien entendu, il ne s’était pas montré au cimetière et, pendant l’inhumation, il était allé à l’atelier de Thies et y avait mis le feu – en s’aidant d’un accélérateur de flamme comme l’avaient dit les pompiers et les collègues du coin.

— Sans sirène, entendit-elle Bodenstein dire.

Elle attendit qu’il ait fini.

— Tobias savait que tout le village serait à l’enterrement et qu’il pourrait mettre le feu sans être vu, dit-elle, exprimant ce qu’il supposait. Je ne comprends pas pourquoi son père nous a appelés.

— Moi non plus, admit Bodenstein.

Il regarda la cour autour de lui. Les autres fois, le portail et la porte avaient toujours été soigneusement fermés, ce qui se comprenait après toutes les menaces et l’accident de Tobias. Pourquoi étaient-ils grands ouverts ? Au moment où ils contournaient la maison, ils surprirent un mouvement. Deux hommes disparurent par la porte du haut. Peu après, des portières claquèrent et un moteur démarra en trombe.

— Ce n’était pas Tobias et son père. Elle sortit son arme. Il y a quelque chose qui ne va pas ici.

Prudemment, elle ouvrit la porte de l’étable et écouta.

Puis ils se dirigèrent vers la vieille étable. Tobias Sartorius était assis sur un tabouret dans un coin. Il avait les yeux fermés et la tête appuyée contre le mur.

— Merde, dit Pia. Je crois qu’on arrive trop tard.

 

Huit pas de la porte jusqu’au mur. Quatre pas du mur jusqu’au mur d’en face. Ses yeux s’étaient depuis longtemps habitués à l’obscurité, son nez à l’odeur de moisi et de pourri. Durant la journée, un peu de lumière tombait par une minuscule fente de l’étroite fenêtre de la cave, qu’on avait obturée de l’extérieur. Du moins elle savait si c’était le jour ou la nuit. Les deux bougies étaient depuis longtemps consumées, mais elle avait vu qu’il y en avait une caisse sur une étagère. Il lui restait encore quatre bouteilles d’eau, elle devait l’économiser. Les biscuits seraient bientôt finis de même que la boîte de saucisses et les chocolats. Il n’y avait rien d’autre. Elle allait perdre quelques kilos, ce serait toujours ça.

La plupart du temps, elle était fatiguée, si fatiguée qu’elle dormait, elle ne pouvait pas résister. Quand elle était éveillée elle sombrait parfois dans un profond désespoir, elle martelait la porte de ses poings, pleurait et criait à l’aide. Ensuite elle retombait dans une indifférence mélancolique, allongée pendant des heures sur le matelas puant, essayant d’imaginer la vie au-dehors, les visages de Tobias et de Thies. Elle se récitait les poèmes dont elle se souvenait, faisait des pompes ou des exercices de taï-chi-chuan. Parfois elle chantait à tue-tête toutes les chansons qu’elle connaissait, uniquement pour ne pas devenir folle dans ce cachot humide. Un jour ou l’autre quelqu’un finirait bien par venir la tirer de là. C’était sûr. Elle y croyait fermement. Il n’était pas possible que le bon Dieu la laisse mourir avant l’anniversaire de ses dix-huit ans. Amelie se roula en boule sur le matelas en fixant l’obscurité. Un des derniers morceaux de chocolat fondait sur sa langue. Mâcher et l’avaler aurait été un sacrilège. Une fatigue de plomb l’envahissait, un trou noir où sombraient ses souvenirs et ses pensées. Sans cesse son esprit revenait à ce qui s’était passé. Comment avait-elle atterri dans cet endroit effroyable ? La dernière chose qu’elle se rappelait c’est qu’elle avait désespérément essayé de joindre Tobias. Mais pourquoi, elle ne le savait plus.

 

Pia sursauta d’effroi quand Tobias ouvrit les yeux. Il ne bougeait pas, se contentant de la regarder en silence. Les hématomes de son visage avaient pâli mais il paraissait malade et épuisé.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Pia en rangeant son arme. Où étiez-vous pendant tout ce temps ?

Tobias ne répondit pas. De larges cernes s’étendaient sous ses yeux, il avait beaucoup maigri depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu. Péniblement, comme s’il rassemblait toutes ses forces, il leva un bras et lui tendit une feuille de papier pliée.

— Qu’est-ce que c’est ?

Comme il ne répondait pas, elle lui prit la feuille des mains et la déplia. Bodenstein se rapprocha et ils lurent ensemble les lignes manuscrites.

 

Tobi, tu es certainement étonné que je ne t’ai pas écrit depuis longtemps. En onze ans, il ne s’est pas passé un jour sans que je pense à toi et que je me sente coupable. Tu as purgé ma peine et j’ai permis cela. Je suis devenu la caricature d’un homme que je méprise profondément. Je ne sers pas Dieu comme je l’ai toujours voulu, je suis devenu esclave d’une idole. Pendant onze ans j’ai fui, je me suis forcé à ne pas tourner la tête vers Sodome et Gomorrhe. Mais à présent je regarde en arrière. Ma fuite est terminée. Je suis un raté. J’ai trahi tout ce qui auparavant signifiait quelque chose pour moi, j’ai fait un pacte avec le diable quand j’ai menti la première fois sur les conseils de mon père. Je t’ai trahi et vendu, toi mon meilleur ami. Le prix en a été un tourment permanent. Chaque fois que j’apercevais ma figure dans un miroir, c’est toi que je voyais. Quel lâche j’ai été ! J’ai tué Laura. Pas intentionnellement, c’était un accident stupide, mais elle est morte. J’ai écouté mon père et je me suis tu, même quand il est devenu évident que tu allais être condamné. J’ai pris un mauvais chemin qui m’a conduit en enfer. Depuis, je n’ai jamais plus été heureux. Pardonne-moi, Tobi, si tu peux. Moi, je ne peux pas me le pardonner. Puisse Dieu me guider.

 

Lars

 

Pia laissa retomber la lettre. Lars Terlinden avait daté sa lettre d’adieu du jour d’avant et utilisé le papier à lettres de la banque où il travaillait. Mais quel avait été le déclic de cette confession et de son suicide ?

— Lars Terlinden s’est donné la mort hier, dit Bodenstein et il se racla la gorge. Nous avons trouvé son cadavre ce matin.

Tobias Sartorius ne réagit pas, il regardait fixement devant lui en silence.

— Bon, dit Bodenstein en prenant la lettre à Pia. Maintenant nous savons pourquoi Claudius Terlinden a payé les dettes de vos parents et vous a envoyé en prison.

— Venez, dit Pia en touchant le bras de Tobias.

Il ne portait qu’un T-shirt et un jean et sa peau était froide.

— Vous allez attraper la mort. Nous allons vous conduire à l’intérieur.

— Ils ont violé Laura quand elle a quitté notre maison, dit-il soudain d’une voix sans timbre. Juste ici, dans l’étable.

Bodenstein et Pia lui jetèrent un regard étonné.

— Qui ? demanda Bodenstein.

— Felix, Jörg et Michael. Mes amis. Ils étaient ivres. Laura les avait excités toute la journée. La situation devenait incontrôlable. Puis Laura est partie en courant, et s’est heurtée à Lars. Elle a trébuché, est tombée et elle est morte.

Il dit cela sans manifester d’émotion, presque avec indifférence.

— Comment vous le savez ?

— Ils étaient à l’instant ici et ils me l’ont dit.

— Onze ans trop tard, remarqua Pia.

Tobias poussa un soupir.

— Ils ont chargé Laura dans le coffre de ma voiture et sont allés la jeter dans l’ancienne cuve à carburant. Lars est parti en courant. Je ne l’ai plus jamais revu, mon meilleur ami. Et aujourd’hui, cette lettre…

Ses yeux bleus se dirigèrent sur Pia. Elle comprit alors que son intuition, qui lui disait contre toute raison que Tobias était innocent, avait été juste.

— Et qu’est-ce qui s’est passé avec Stefanie, demanda Bodenstein. Et où est Amelie ?

Tobias respira profondément et secoua la tête.

— Je ne sais pas. Je n’en ai absolument aucune idée.

Quelqu’un entra dans l’étable, Bodenstein et Pia se retournèrent. C’était Hartmut Sartorius. Il était blême et avait de la peine à dominer son inquiétude.

— Lars est mort, dit Tobias à voix basse.

Hartmut alla vers son fils et le serra maladroitement dans ses bras. Tobias ferma les yeux et s’appuya sur son père. Pia fut émue par cette vision. Le chemin de croix de ces deux-là aurait-il un jour une fin ? La sonnerie du mobile de Bodenstein rompit le silence. Il prit l’appel et alla dans la cour.

— Vous allez… vous allez arrêter Tobias ? demanda Hartmut Sartorius d’une voix incertaine en regardant Pia.

— Nous avons quelques questions à lui poser, répondit-elle avec regret. Malheureusement, Tobias est toujours soupçonné dans la disparition d’Amelie Fröhlich. Et tant que ce soupçon ne sera pas levé…

— Pia ! cria Bodenstein de la cour.

Elle se retourna et sortit. À ce moment, la voiture de patrouille qu’ils avaient appelée arriva, deux policiers en descendirent et s’approchèrent.

— C’était Ostermann, lui apprit Bodenstein tout en tapant un numéro sur son mobile. Il a déchiffré l’écriture secrète du journal d’Amelie. Dans son dernier écrit, elle dit que Thies lui a montré dans la cave sous l’atelier la momie de Blanche-Neige… oui… ici Bodenstein… Kröger, j’ai besoin de vous et de vos hommes à la propriété des Terlinden. Oui, là où il y a eu un incendie aujourd’hui. Oui, immédiatement.

Il regarda Pia et elle comprit ce qu’il avait en tête.

— Tu crois qu’Amelie pourrait y être.

Il acquiesça d’un air tendu, puis il se caressa le menton et fronça les sourcils.

— Appelle Behnke et dis-lui de prendre quelques hommes et d’emmener les trois types au commissariat. Une voiture de police doit aller chez Lauterbach, chez lui et à son bureau à Wiesbaden. Je veux lui parler aujourd’hui. Je veux aussi parler avec Terlinden, il ne sait pas encore que son fils s’est suicidé. Et au cas où nous trouverions cette cave, nous avons besoin d’un médecin légiste.

— Tu as suspendu Behnke, lui rappela Pia. Mais tu peux prendre Kathrin. Et qu’est-ce qu’on fait avec Tobias ?

— Je vais dire aux collègues qu’ils l’emmènent à Hofheim. Il doit nous attendre là-bas.

Pia acquiesça et attrapa son téléphone pour transmettre les ordres. Elle dicta à Kathrin les noms de Felix Pietsch, de Michael Dombrowski et de Jörg Richter, puis elle retourna dans l’étable. Elle vit Tobias se mettre péniblement sur ses jambes en s’appuyant sur son père.

— Mes collègues vont vous conduire à Hofheim, dit-elle à Tobias. Ils vous attendent dans la cour.

Tobias se contenta de hocher la tête.

— Pia ! cria Bodenstein avec impatience.

Pia fit un signe de tête aux deux hommes et sortit.

 

Une voiture de patrouille s’arrêtait devant la villa des Lauterbach au moment où Bodenstein et Pia passaient devant. Ils tournèrent quelques mètres plus loin dans la propriété des Terlinden, descendirent de voiture et traversèrent le gazon jusqu’aux ruines fumantes de l’orangerie.

Les deux murs noircis étaient encore debout mais le toit était à moitié effondré.

— Nous devons entrer, dit Bodenstein à un des pompiers qui étaient revenus pour surveiller le lieu de l’incendie.

— Absolument impossible, dit le pompier en secouant la tête. Les murs peuvent s’effondrer à tout moment, le toit est instable. Personne ne peut entrer.

— Si, affirma Bodenstein. Nous avons reçu l’information qu’il y a en dessous une cave, et dans cette cave se trouve probablement la jeune fille disparue.

Cela changeait entièrement la situation. Le pompier se concerta avec ses collègues, puis il prit son téléphone. Tout en téléphonant lui aussi, Bodenstein allait et venait autour du bâtiment incendié. Il ne pouvait pas tenir tranquille. Cette fichue attente ! Les techniciens des empreintes arrivèrent, et peu après une voiture, puis un camion bleu marine d’assistance technique. Pia apprit des policiers en uniforme qu’il n’y avait personne chez les Lauterbach. Elle obtint par Ostermann le numéro du secrétariat du ministre à Wiesbaden, et se vit répondre que M. le ministre était malade depuis trois jours et n’était pas venu au bureau. Où est-il donc ? Elle s’appuya contre le pare-chocs, alluma une cigarette et attendit que Bodenstein ait fini de donner ses instructions. Pendant ce temps, les hommes du feu et les techniciens commencèrent à examiner le reste de toit et les murs de l’orangerie. Avec une grosse pelle mécanique, ils poussèrent prudemment les décombres calcinés de côté et allumèrent des projecteurs, car le jour tombait.

Kathrin Fachinger appela et annonça que sa mission était accomplie : Pietsch, Richter et Dombrowski étaient au commissariat. Aucun d’eux n’avait opposé de résistance. Mais elle avait une autre nouvelle qui plongea Pia dans une agitation extrême. Dans les cinq cents photos de l’iPod d’Amelie, ils avaient trouvé les clichés des toiles qui pourraient être celles que Thies lui avait remises. Pia se mit à la recherche de Bodenstein sur le gazon détrempé que les pneus des camions avaient transformé en marécage. Son chef, l’air impassible, grillait une cigarette devant l’orangerie. Au moment où elle s’approchait de lui pour lui parler des photos de l’iPod, les hommes à l’intérieur du bâtiment l’appelèrent et leur firent signe de venir. Tiré de sa sidération, Bodenstein jeta sa cigarette et pénétra à l’intérieur. Il faisait encore très chaud.

— Nous avons trouvé quelque chose ! annonça le pompier qui avait pris la tête de l’expédition. Une trappe. On peut encore l’ouvrir !

 

La route était sèche, le bouchon sur l’A5 s’était dissipé après la Frankfurter Kreuz. Nadja mit les gaz dès que la limitation de vitesse fut levée et accéléra jusqu’à deux cents kilomètres à l’heure. Tobias était assis sur le siège passager. Il avait fermé les yeux et n’avait pas prononcé une parole depuis qu’ils étaient partis. Tout cela était trop pour lui. Ses pensées tournaient autour de ce qu’il avait appris cet après-midi. Felix, Micha et Jörg. Il avait cru qu’ils étaient ses amis ! Et Lars, qui avait été pour lui comme un frère ! Ils avaient tué Laura et caché son cadavre dans la cuve de l’ancien aéroport et ne l’avaient jamais avoué. Oui, ils l’avaient laissé aller en enfer et s’étaient tus pendant onze ans. Pourquoi s’étaient-ils brusquement décidés à être honnêtes ? Et pourquoi maintenant ? Sa déception était sans limites, abyssale. Quelques jours avant, ils avaient bu avec lui, échangé des souvenirs du passé et, pendant tout ce temps, ils savaient ce qu’ils avaient fait, ce qu’ils lui avaient fait ! Il poussa un profond soupir. Nadja lui prit la main et la pressa. Tobias ouvrit les yeux.

— Je n’arrive pas à croire que Lars est mort, souffla-t-il.

Il se gratta la gorge plusieurs fois pour s’éclaircir la voix.

— Tout ça est totalement incroyable, reconnut-elle. Mais j’ai toujours cru que tu étais innocent.

Il s’arracha un sourire. Sous toutes les déceptions, l’amertume et la colère pointait un minuscule germe d’espoir. Peut-être que tout irait bien entre Nadja et lui. Peut-être qu’ils auraient une chance, quand les ombres du passé se seraient dissipées et que toute la vérité serait faite.

— Je vais avoir des problèmes avec les flics, dit-il.

— Et alors ? dit-elle en lui faisant un clin d’œil. Tu seras de retour dans quelques jours. Et ton père a mon numéro de mobile, au cas où. Tout le monde comprendra que tu avais besoin de prendre un peu de distance.

— Je suis si heureux que tu sois là. Vraiment. Tu es simplement fantastique.

Elle sourit à nouveau, mais ne leva pas les yeux de la route.

— Nous sommes faits l’un pour l’autre, toi et moi, répondit-elle. Je l’ai toujours su.

Tobias porta sa main à ses lèvres et l’embrassa tendrement. Ils avaient devant eux quelques journées de paix. Nadja avait décommandé tous ses rendez-vous. Personne ne les dérangerait. Il n’avait plus personne à craindre. La musique en sourdine, la chaleur agréable, les sièges de cuir moelleux. Il sentait la fatigue le gagner. Il poussa un soupir, et ferma les yeux. Peu après, il dormait profondément.

 

L’escalier de fer rouillé était étroit et raide. Il tâta le mur pour trouver l’interrupteur. Quelques secondes plus tard, l’ampoule de vingt-cinq watts éclaira l’endroit d’une lumière chiche. Bodenstein sentit son cœur s’accélérer. Il avait fallu des heures jusqu’à ce que le bâtiment en ruine soit sécurisé. L’excavatrice avait repoussé les décombres sur le côté et les hommes avaient ouvert la trappe en unissant leurs forces. Un des hommes, vêtu d’une combinaison protectrice, était descendu le premier pour s’assurer que tout était en ordre. La cave n’avait pas été endommagée.

Bodenstein attendit que Pia, Kröger et Henning Kirchhoff aient descendu l’escalier abrupt et l’aient rejoint. Il posa la main sur la serrure de la lourde porte métallique. Elle s’ouvrit sans bruit. Un air chaud et une odeur douceâtre de fleurs fanées les frappèrent.

— Amelie ? appela Bodenstein.

Une lampe de poche s’alluma derrière lui, éclairant une pièce rectangulaire d’une dimension étonnante.

— Un ancien bunker, dit Kröger.

Il y eut un déclic et quand il abaissa l’interrupteur, un tube de néon s’alluma en bourdonnant.

— L’installation électrique est indépendante, dit-il, en cas de dommage du bâtiment le courant n’est pas coupé dans la cave.

L’endroit était simplement meublé : un canapé, une étagère avec une stéréo. La partie arrière était séparée par un paravent démodé. D’Amelie, aucune trace. Arrivaient-ils trop tard ?

— Pfou ! murmura Kröger, quelle chaleur ici.

Bodenstein traversa la pièce. Des gouttes de transpiration coulaient sur son visage.

— Amelie ?

Il repoussa le paravent ; son regard tomba sur un étroit lit de fer. Il avala sa salive. La jeune fille qui était allongée dessus était morte. Ses longs cheveux noirs se déployaient en éventail sur l’oreiller blanc. Elle était vêtue d’une robe blanche, les mains jointes sur la poitrine. Le rouge à lèvres écarlate faisait un effet grotesque sur ses lèvres desséchées de momie. Une paire de souliers était posée à côté du lit. Dans un vase posé sur la table de nuit, des fleurs fanées, à côté une bouteille de Coca-Cola. Il leur fallut plusieurs secondes pour comprendre que la jeune fille qui était allongée sur le lit n’était pas Amelie.

— Blanche-Neige, dit Pia à voix basse. Te voilà enfin.

 

Il était plus de 21 heures quand ils revinrent au commissariat. Devant la porte du poste de garde, trois collègues essayaient de maîtriser un homme ivre mort, sous les insultes de sa compagne tout aussi imbibée. Pia alla se chercher un Coca-Cola light au distributeur automatique avant de gagner la salle de réunion au premier étage. Penché sur sa table, Bodenstein regardait les photos des toiles que Kathrin avait imprimées. Ostermann et Kathrin étaient assis en face de lui. Bodenstein leva les yeux quand Pia entra. Elle vit son visage ravagé par l’épuisement, mais elle savait qu’il ne s’accorderait aucune pause. Pas si près du but et pas quand il pouvait oublier ses ennuis privés par une activité incessante.

— Nous allons nous y mettre tous ensemble, décida Bodenstein en jetant un regard à sa montre. Nous devons aussi interroger Terlinden. Et Tobias Sartorius.

— Où est-il ? demanda Kathrin étonnée.

— En bas, je pense, dans une cellule.

— Je ne suis pas au courant.

— Moi non plus, dit Ostermann.

Bodenstein regarda Pia. Elle haussa les sourcils.

— Tu n’as pas dit au jeune agent de police de l’amener ici ? dit-elle.

— Non. Je lui ai dit d’aller chez Lauterbach, répondit Bodenstein. J’ai pensé que tu appellerais un autre agent.

— Et moi j’ai cru que tu l’avais fait, dit Pia.

— Ostermann, appelez chez Sartorius, ordonna Bodenstein. Tobias doit venir ici séance tenante.

Il embarqua les photos et quitta la pièce. Pia leva les yeux au ciel et le suivit.

— Je peux voir les photos avant que nous y allions ? demanda-t-elle.

Il les lui tendit en silence sans ralentir le pas. Il était furieux d’avoir fait une faute. Un quiproquo comme on en fait quand les événements se précipitent. Dans la salle de réunion, il n’y avait plus personne. Bodenstein, qui l’avait quittée précipitamment, y revint peu après.

— Tout va de travers ici, grogna-t-il, furieux.

Pia ne répondit pas. Elle pensait à Thies Terlinden qui pendant onze ans avait veillé sur le cadavre de Stefanie Schneeberger. Pourquoi avait-il fait cela ? Son père le lui avait-il commandé ? Pourquoi Lars avait-il envoyé juste maintenant cette lettre à Tobias et s’était-il suicidé ? Pourquoi l’atelier de Thies avait-il été incendié ? Quelqu’un connaissait-il les toiles de Thies et était-ce la cause de l’incendie ? Et ce quelqu’un était-il la personne qui avait envoyé la fausse policière à Barbara Fröhlich ? Et où était Amelie ? Thies lui avait montré la momie de Blanche-Neige et l’avait laissée partir, sinon elle n’aurait pas pu le noter dans son journal. Qu’est-ce qu’elle avait raconté à Tobias ? Pourquoi elle avait disparu ? Sa disparition était-elle complètement étrangère aux anciens meurtres ?

Des milliers de pensées affluaient dans son esprit et elle ne parvenait pas à mettre de l’ordre dans toutes ces informations. Bodenstein téléphonait à nouveau, cette fois apparemment à leur supérieure, la conseillère judiciaire. Il écoutait l’air furieux, répondant seulement par des “oui” ou des “non” excédés. Pia soupira. Cette affaire se transformait de plus en plus en cauchemar et c’était moins l’enquête qui était en cause que ses conditions. Elle sentit le regard de Bodenstein sur elle et leva la tête.

— Quand nous aurons terminé l’enquête, elle prendra des mesures, elle a dit. Ou plutôt elle a menacé. Il renversa la tête et soudain il sourit mais sans joie. Elle a reçu aujourd’hui un coup de fil anonyme.

— Ah oui.

Pia s’en moquait. Ce qui l’intéressait, c’était d’interroger Claudius Terlinden, de découvrir ce qu’il savait. Chaque information supplémentaire qu’elle recevait complexifiait l’enquête.

— Quelqu’un lui a raconté que nous avions une relation, continua Bodenstein en se passant la main dans les cheveux. On nous aurait vus ensemble.

— Ça, c’est pas un scoop, répliqua Pia. On crapahute toute la journée ensemble.

Des coups frappés à la porte mirent fin à la conversation. Les trois amis de Tobias entrèrent. Ils s’assirent devant le bureau où Pia prit place. Bodenstein resta debout, observant les trois hommes en rang d’oignons. Pourquoi avaient-ils attendu onze ans avant d’être saisis de remords ? Il laissa à Pia le soin de conduire l’interrogatoire. Puis il posa huit photos sur la table. Felix Pietsch, Michael Dombrowski et Jörg Richter regardèrent les images et blêmirent.

— Vous connaissiez ces images ?

Négation de la tête.

— Mais vous reconnaissez ce qu’elles représentent.

Hochements de tête affirmatifs.

Bodenstein croisa les bras. Il paraissait décontracté et calme comme toujours. Pia ne pouvait s’empêcher d’admirer son self-control. Jamais quelqu’un qui ne le connaissait pas n’aurait pu deviner ce qu’il éprouvait vraiment.

— Pouvez-vous nous dire qui est sur ces images et ce qui s’y passe ?

Les trois hommes se turent un moment, puis Jörg Richter prit la parole et énuméra : Laura, Felix, Michael, Lars et lui-même.

— Et qui est l’homme avec un T-shirt vert ? demanda Pia.

Les trois hommes hésitèrent et se regardèrent.

— C’est pas un homme, dit finalement Richter. C’est Nathalie. Nadja. Avant, elle avait les cheveux courts.

Pia sortit quatre photos qui montraient le meurtre de Stefanie Schneeberger.

— Et ça qui c’est ?

Elle montra du doigt la personne qui enlaçait Stefanie. Jörg Richter hésita.

— Ça pourrait être Lauterbach. Peut-être qu’il était derrière Stefanie.

— Qu’est-ce qui s’est passé au juste ce soir-là ?

— C’était la kermesse à Altenhain, commença Richter. Nous y avons traîné toute la journée et nous avons pas mal bu. Laura était jalouse de Stefanie parce qu’elle avait été élue Miss Kermesse. Elle voulait rendre Tobias jaloux et flirtait avec nous comme une enragée. Non, c’est plus juste de dire qu’elle nous chauffait. Tobi travaillait au bar sous la tente avec Nadja. À un moment il est parti, lui et Stefanie s’étaient disputés. Laura l’a suivi et, nous, on a suivi Laura. Il fit une pause. On est montés en prenant par la Waldstrasse pas par la Hauptstrasse. Et on s’est retrouvés dans la cour des Sartorius. Tout d’un coup Laura est arrivée de l’étable en traversant la laiterie. Elle gueulait et avait le nez en sang. On l’a un peu asticotée et elle s’est mise en colère et en a collé une à Felix. Et alors, je ne sais pas vraiment… pourquoi… la situation a dégénéré.

— Vous avez violé Laura, dit Pia sur un ton objectif.

— Elle nous avait allumés toute la journée.

— Est-ce que les rapports sexuels avec elle étaient consentis ?

— Eh ben, dit Richter en se mordant les lèvres. Peut-être pas entièrement.

— Qui a eu des rapports avec Laura ?

— Moi et… et Felix.

— Et ensuite ?

— Laura s’est relevée en se débattant puis elle est partie en courant. Je l’ai suivie. Et soudain j’ai vu Lars, Laura était allongée par terre et il y avait du sang partout. Elle avait cru qu’il voulait lui faire la même chose. Elle était tombée, la tête sur la pierre qui servait à fermer le portail. Lars était absolument terrifié, il a bredouillé quelque chose puis il est parti en courant. Nous… on était paniqués, on voulait s’enfuir mais Nadja qui était cool comme toujours a dit qu’il suffisait de faire disparaître Laura et qu’ensuite il n’y aurait aucune trace.

— Quand est arrivée Nadja ?

— Elle… elle avait été là tout le temps.

— Nadja vous a regardés violer Laura ?

— Oui.

— Mais pourquoi faire disparaître le cadavre de Laura ? Sa mort était bien un accident.

— Ben, on l’avait quand même… violée. Et après elle était allongée par terre. Avec tout ce sang. Je ne sais pas pourquoi nous avons fait ça.

— Qu’est-ce que vous avez fait au juste ?

— La Golf de Tobi était là, la clé dessus comme toujours. Felix a mis Laura dans le coffre et j’ai eu l’idée de l’amener sur l’ancien aéroport d’Eschborn. J’avais la clé sur moi, parce qu’on était allés y courir quelques jours avant. On l’a jetée dans le trou et on est rentrés. Nadja nous a attendus. À la kermesse, personne n’avait remarqué qu’on était pas là. Ils étaient tous plutôt pompettes. Plus tard on est retournés chez Tobi et on lui a demandé s’il voulait venir aux fléchettes. Mais il n’a pas voulu.

— Et qu’est-ce qui s’est passé avec Stefanie Schneeberger ?

— Ça, on sait pas. Sur les images, on dirait que Nadja a tué Stefanie avec le cric.

— Nadja haïssait Stefanie comme la peste, dit alors Felix Pietsch. Depuis qu’elle était arrivée, on ne pouvait plus rien tirer de Tobi tellement il en était toqué. Et en plus elle avait chipé le rôle principal à Nadja.

— Le soir, à la kermesse, Stefanie a flirté avec Lauterbach, se souvint Jörg Richter. Il était absolument fou d’elle, tout le monde pouvait le voir, il en bavait. Tobi les a surpris en train de se bécoter devant la tente. C’est pour ça qu’il est parti. C’est la dernière fois que j’ai vu Stefanie, avec Lauterbach, devant la tente.

Felix Pietsch acquiesça. Michael Dombrowski ne réagit pas. Il n’avait pas encore dit un mot, se contentant de regarder droit devant lui, pâle comme un mort.

— Nadja connaît-elle l’existence de ces images ? demanda Pia.

— C’est bien possible. Tobi nous a dit samedi soir ce qu’Amelie avait trouvé. Il a parlé des images et a dit qu’on y voyait Lauterbach dessus. Tobi l’a certainement raconté à Nadja.

Le mobile de Pia sonna. Elle reconnut le numéro d’Ostermann et prit la communication.

— Excuse-moi de te déranger, mais je crois que nous avons un problème. Tobias Sartorius a disparu.

 

Bodenstein interrompit l’interrogatoire et sortit. Pia rassembla les photos, les remit dans la pochette transparente et le suivit. Il l’attendait dans le couloir, appuyé contre le mur, les yeux fermés.

— Nadja devait savoir ce qu’il y avait sur les images, dit-il. Elle était ce matin à l’enterrement de Laura, au moment où l’atelier a été incendié.

— Elle doit être la femme qui s’est fait passer pour une policière chez Barbara Fröhlich, je présume.

— Je le crois aussi, dit Bodenstein en ouvrant les yeux. Et pour être sûre qu’un autre tableau n’allait pas resurgir, elle a mis le feu à l’orangerie, pendant que tout Altenhain était au cimetière.

Il s’arracha du mur, suivit le couloir et prit l’escalier.

— Ça ne devait pas du tout lui plaire qu’Amelie ait découvert la vérité sur la disparition des deux filles, dit Pia. Amelie la connaissait et elle n’avait aucune raison de se méfier d’elle. Elle a pu sous un prétexte quelconque l’attendre au Cheval Noir et l’attirer dans sa voiture.

Bodenstein acquiesça pensivement. La possibilité que Nadja von Bredow soit la meurtrière de Stefanie Schneeberger et qu’elle ait enlevé et peut-être tué Amelie pour empêcher qu’on ne découvre son meurtre onze ans après, était plus que vraisemblable. Ostermann était assis à son bureau, le téléphone à la main.

— J’ai parlé avec le père et en même temps j’ai envoyé une voiture de police. Tobias Sartorius est parti cette après-midi avec son amie, elle a dit au vieux Sartorius qu’elle amenait Tobias chez nous. Mais ils n’y sont toujours pas arrivés et je pense qu’ils sont allés ailleurs.

Bodenstein fronça les sourcils, Pia réagit plus promptement.

— Avec son amie ? répéta-t-elle.

Ostermann acquiesça.

— Tu as le numéro de Sartorius ?

— Oui.

En proie à un mauvais pressentiment, Pia alla à son bureau et attrapa le téléphone. Elle pressa le bouton du haut-parleur. Hartmut Sartorius répondit à la troisième sonnerie. Elle ne le laissa même pas parler.

— Qui est l’amie de Tobias ? demanda-t-elle même si elle s’en doutait déjà.

— Nadja. Mais… mais elle voulait…

— Avez-vous son numéro de mobile ? Le numéro d’immatriculation de sa voiture ?

— Oui, naturellement. Mais qu’est-ce qui…

— S’il vous plaît, monsieur Sartorius. Donnez-moi le numéro du mobile.

Son regard croisa celui de Bodenstein. Tobias Sartorius était avec Nadja et il n’avait sans doute pas la moindre idée de ce qu’elle avait fait ni de ce qu’elle pouvait projeter encore. Dès qu’elle eut noté le numéro, Pia raccrocha et fit le numéro de Nadja von Bredow.

Le correspondant que vous essayez de joindre est momentanément indisponible…

— Et maintenant ?

Elle ne reprocha pas à Bodenstein d’avoir envoyé la voiture de police chez Lauterbach. C’était fait, il n’y avait pas à revenir dessus.

— Nous allons immédiatement nous mettre à leur recherche, dit Bodenstein. Et le mobile doit être localisé aussi vite que possible. Où habite cette femme ?

— Je m’en occupe, dit Ostermann qui fit rouler sa chaise vers son bureau et se mit à téléphoner.

— Et Claudius Terlinden ?

— Qu’il attende, dit Bodenstein qui alla à la machine à café, secoua la cafetière qui apparemment était pleine et se versa une tasse. Puis il s’assit sur la chaise vide de Behnke. Lauterbach est beaucoup plus important.

Gregor Lauterbach avait passé la soirée du 6 septembre avec Stefanie, la fille de sa voisine, il l’avait embrassée à la kermesse et plus tard était allé avec elle dans la grange de Sartorius. L’une des images ne montrait pas Nadja se battant avec Stefanie mais, plus probablement, Lauterbach faisant l’amour avec cette dernière. Nadja avait-elle assisté à la scène et plus tard, quand une occasion s’était présentée, avait-elle tué sa rivale haïe ? Thies Terlinden avait surpris ce qui s’était passé. En revanche qui savait qu’il avait été témoin des deux meurtres ? Le mobile de Pia sonna. C’était Henning qui était déjà prêt à faire l’autopsie du cadavre momifié de Stefanie.

— J’ai besoin de l’arme du crime, dit-il d’une voix lasse et tendue.

Le regard de Pia tomba sur la pendule murale. Il était 23 heures et Henning était toujours à l’institut médicolégal. Avait-il entre-temps annoncé à Miriam son épineux problème ?

— Tu l’auras, répliqua-t-elle. Tu crois que tu peux trouver l’ADN de quelqu’un sur la momie ? La fille a pu avoir un rapport sexuel avant sa mort.

— Je peux essayer. Le cadavre est très bien conservé. Je suppose qu’il a été gardé toutes ces années dans cette pièce à cette température, il ne présente presque aucun signe de putréfaction.

— Nous sommes pressés d’avoir des résultats. Nous sommes plutôt sous pression. C’était le moins qu’on puisse dire. Non seulement on recherchait avec un grand déploiement de moyens Amelie mais ils devaient en plus résoudre deux meurtres vieux de plus de onze ans. Et tout ça seulement à quatre.

— Quand est-ce que vous ne l’êtes pas ? répondit Henning. Je me dépêche.

Bodenstein avait fini son café.

— Viens, dit-il à Pia. Continuons.

 

Quand il fut sur le parking de la propriété de ses parents, Bodenstein resta un instant assis derrière son volant. Il était un peu plus de minuit et il était épuisé mais en même temps trop énervé pour penser à dormir. Il allait renvoyer chez eux Felix Pietsch, Jörg Richter et Michael Dombrowski après leur interrogatoire, quand la question la plus importante lui était venue à l’esprit : Laura était-elle déjà morte quand ils l’avaient jetée dans la cuve ? Les trois hommes étaient restés muets pendant de longues minutes. Ils prenaient soudain conscience qu’il ne s’agissait plus d’un viol ou d’une non-assistance à personne en danger mais de quelque chose de bien pire. Pia avait clairement formulé le délit dont ils s’étaient rendus coupables : consentement à la mort d’un homme pour cacher un grave délit. À ces mots, Michael Dombrowski avait fondu en larmes. Ces aveux avaient suffi à Bodenstein pour faire délivrer trois mandats d’arrêt. Ce que les trois hommes avaient raconté était plus que révélateur. Pendant des années, Nadja von Bredow ne s’était plus occupée de ses amis d’enfance. Mais peu de temps après la sortie de prison de Tobias, elle avait surgi à Altenhain et leur avait mis la pression pour qu’ils tiennent leur langue. Aucun d’eux n’avait intérêt à ce que la vérité surgisse onze années après leur crime et ils auraient sans doute gardé le silence si une autre fille n’avait disparu. La responsabilité de la condamnation de leur ami avait pesé lourd sur leur conscience. Mais même quand la chasse à l’homme avait commencé à Altenhain, la lâcheté et la crainte de conséquences inévitables avaient été trop grandes pour qu’ils se présentent d’eux-mêmes à la police. Jörg Richter n’avait pas téléphoné à Tobias samedi dernier par amitié. C’est Nadja qui lui avait demandé de l’inviter et de le faire boire. Et cela renforçait les appréhensions de Bodenstein. Ce qui lui avait donné le plus à penser, c’était la réponse de Jörg Richter quand il leur avait demandé pourquoi trois hommes adultes obéissaient à Nadja von Bredow au doigt et à l’œil :

— Même autrefois elle avait quelque chose qui faisait peur.

Les autres avaient approuvé en silence.

— Elle n’est pas arrivée là où elle est sans raison. Quand elle veut quelque chose, elle l’obtient. Peu importent les conséquences.

Nadja avait vu en Amélie une menace et tenait la jeune fille candide en son pouvoir. Et le fait qu’elle ne reculait pas devant un meurtre n’augurait rien de bon.

Plongé dans ses pensées, Bodenstein était toujours assis dans sa voiture. Quelle journée ! D’abord le cadavre de Lars Terlinden, ensuite l’incendie de l’atelier de Thies, l’incroyable calomnie de Hasse, la rencontre avec Daniela Lauterbach… Il se souvint qu’il aurait dû l’appeler après qu’elle avait annoncé l’affreuse nouvelle du suicide de son fils à Christine Terlinden. Il tira son mobile et fouilla dans ses poches jusqu’à ce qu’il trouve la carte de visite de la doctoresse. Bodenstein attendait d’entendre sa voix, le cœur battant. Mais en vain. La boîte vocale démarra. Il parla après le bip en priant qu’on le rappelle à n’importe quelle heure. Il serait peut-être resté dans sa voiture si le café n’avait pas autant pressé sur sa vessie. De toute façon il était temps de rentrer chez lui. Du coin de l’œil il perçut un mouvement et faillit défaillir de peur quand quelqu’un frappa à la vitre.

— Papa ?

C’était Rosalie, sa fille aînée.

— Rosi ! dit-il en descendant de voiture. Qu’est-ce que tu fais là ?

— C’est ma soirée de congé, répondit-elle. Qu’est-ce que tu fabriques ? Pourquoi tu n’es pas à la maison ?

Bodenstein soupira et s’appuya à la voiture. Il était épuisé et n’avait aucune envie de parler de ses problèmes avec sa fille. Toute la journée il avait réussi à écarter la pensée de Cosima mais, à présent, un insupportable sentiment d’échec l’assaillait.

— Grand-mère m’a dit que tu avais déjà dormi ici la nuit dernière. Qu’est-ce qui se passe ?

Rosalie le regardait d’un air préoccupé. Dans cette lumière blafarde, il paraissait aussi pâle qu’un fantôme. Pourquoi ne pas lui dire la vérité ? Elle avait l’âge de comprendre ce qui arrivait et de toute façon elle l’apprendrait un jour ou l’autre.

— Hier, ta mère m’a appris qu’elle avait une liaison avec un autre homme. J’ai donc préféré dormir ailleurs pendant quelques jours.

— Quoi ?

L’incrédulité se lisait sur le visage de Rosalie.

— Mais c’est… non, je ne peux pas le croire.

Sa stupeur était authentique et Bodenstein fut soulagé que sa fille ne soit pas secrètement complice de sa mère.

— Bah, dit-il en haussant les épaules. D’abord je ne pouvais pas le croire moi non plus. Mais ça dure depuis un moment.

Rosalie renâcla et secoua la tête. Mais elle abandonna d’un coup cette attitude d’adulte, et redevint une petite fille, complètement dépassée par une vérité incompréhensible pour elle. Bodenstein ne voulait pas la bercer d’illusions en lui disant que tout rentrerait bientôt dans l’ordre.

Entre lui et Cosima rien ne serait plus comme avant. La blessure qu’elle lui avait infligée était trop profonde.

— Et maintenant ? Je veux dire… comment… comment…

Rosalie s’interrompit. Désemparée. Perdue. Soudain son visage fut inondé de larmes. Bodenstein prit dans ses bras sa fille qui sanglotait et pressa sa bouche dans ses cheveux. Il ferma les yeux en soupirant. Comme il aurait aimé pouvoir pleurer ainsi sur Cosima, sur lui, sur toute leur vie !

— Nous trouverons bien une solution, murmura-t-il en lui caressant la tête. Il faut d’abord que je le digère.

— Mais pourquoi elle a fait ça ? sanglota Rosalie. Je ne comprends pas !

Ils restèrent ainsi un moment puis Bodenstein prit son visage baigné de larmes dans ses mains.

— Rentre à la maison, mon trésor, dit-il à voix basse. Ne te fais pas de souci. Ta mère et moi finirons bien par régler ça.

— Mais je ne peux pas te laisser seul comme ça, papa ! Et puis… c’est bientôt Noël et si tu n’es pas là, alors nous ne serons plus une famille !

Elle paraissait sincèrement désespérée. Déjà enfant, elle s’était sentie responsable de tout ce qui arrivait dans la famille et dans le cercle des amis – et elle s’était plus d’une fois impliquée au-delà de ses forces.

— Il reste encore quelques semaines avant Noël. Et je ne suis pas seul, dit-il pour la rassurer. Grand-père et grand-mère sont là, et Quentin et Marie-Louise. Ce n’est pas si terrible.

— Mais tu dois être triste.

Il n’avait rien à opposer à cette logique.

— En ce moment, j’ai beaucoup de travail et je n’ai pas le temps d’être triste.

— C’est vrai ? dit-elle avec des lèvres tremblantes. Je ne peux pas supporter que tu sois seul et triste, papa.

— Ne t’inquiète pas. Tu peux m’appeler à tout moment ou m’envoyer un SMS. Mais à présent tu dois aller te coucher et moi aussi. Nous en reparlerons demain, d’accord ?

Rosalie acquiesça en reniflant d’un air malheureux. Puis elle lui donna un baiser humide sur la joue, le serra contre elle encore une fois, monta dans sa voiture et démarra. Il resta debout sur le parking regardant les feux rouges de sa voiture jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans le bois. Avec un soupir il se retourna et se mit en marche. Savoir qu’il lui resterait toujours l’affection de son enfant même si son couple devait se briser le soulageait et le consolait.