La conseillère judiciaire Nicole Engel observait avec mécontentement sa K11 décimée. Ils n’étaient que quatre à la réunion matinale, en plus de Behnke, Kathrin Fachinger manquait elle aussi. Pendant qu’Ostermann disait les résultats peu satisfaisants de l’appel à témoins, Bodenstein remuait son café d’un air absent. Pia lui trouva la mine défaite comme s’il n’avait pas dormi de la nuit. Qu’est-ce qu’il lui arrivait ? Depuis quelques jours il avait l’air de marcher à côté de ses pompes. Elle subodorait des problèmes familiaux. L’année passée, en mai il avait eu le même air bizarre ; il se faisait alors du souci pour la santé de Cosima, souci qui s’était révélé infondé : il ignorait qu’elle était enceinte.
— Donc.
Comme Bodenstein ne le faisait pas, Nicole Engel prit la parole.
— Le squelette de l’aéroport est bien celui de Laura Wagner d’Altenhain, disparue depuis septembre 1997. L’ADN correspond, la fracture guérie du bras gauche quand on la compare à une radio ante mortem correspond aussi.
Pia et Ostermann connaissaient le contenu du rapport d’autopsie, mais ils attendaient patiemment que leur super-chef ait fini son laïus. Le job de la conseillère judiciaire l’ennuyait-il au point de la faire s’immiscer dans le travail de la K11 ? Son prédécesseur, Nierhoff, ne se pointait que tous les trente-six du mois, à moins qu’il n’y ait une affaire spectaculaire à résoudre.
— Je me demande, dit Pia quand Nicole Engel eut fini, comment Tobias Sartorius a pu aller en trois quarts d’heure d’Altenhain à Eschborn, pénétrer dans un terrain militaire interdit d’accès et jeter le cadavre dans une ancienne cuve de carburant.
Le silence se fit autour de la table. Tous, même Bodenstein, tournèrent les yeux vers elle.
— Sartorius a soi-disant tué les deux filles dans la maison de ses parents, reprit Pia. Il a été vu par le voisin d’abord lorsqu’il est entré avec Laura Wagner dans la maison et ensuite quand il a ouvert la porte à Stefanie Schneeberger. La fois d’après, il a été vu par ses amis vers minuit quand ceux-ci sont venus le chercher.
— Que voulez-vous dire ? demanda le Dr Engel.
— Qu’il est possible que Tobias Sartorius ne soit pas l’assassin.
— Bien sûr qu’il l’est, la contredit aussitôt Hasse. Tu as oublié qu’il a été condamné.
— D’après des indices seulement. En étudiant le dossier, je suis tombée sur des incohérences. Le voisin a vu Stefanie Schneeberger pénétrer dans la maison de Tobias Sartorius à 10 h 45 et une demi-heure plus tard la voiture de celui-ci a été aperçue par deux témoins dans Altenhain.
— Oui, dit Hasse. Il a tué les filles, est monté dans sa voiture et a fait disparaître les deux cadavres. Tout ça concorde.
— Oui, lorsqu’on croyait que les cadavres avaient été cachés à proximité. Mais à présent nous savons que ce n’était pas le cas. Et comment a-t-il réussi à pénétrer sur le terrain militaire interdit d’accès ?
— Les jeunes ont toujours fait la fête là-bas, ils connaissaient une entrée secrète.
— C’est stupide. Pia secoua la tête. Comme un homme ivre pourrait arriver tout seul à faire une telle chose ? Et qu’a-t-il fait du second cadavre ? Nous ne l’avons pas trouvé dans la fosse ! Je vous le dis, le créneau horaire est beaucoup trop court !
— Madame Kirchhoff, lui rappela la conseillère judiciaire. Nous n’enquêtons pas sur ce cas. Le coupable a été pris, arrêté et condamné et il a accompli sa peine. Allez chez les parents de la jeune fille, dites-leur que des restes humains de leur fille ont été retrouvés et basta.
— Et basta ! dit Pia en singeant sa chef. Je ne pense pas qu’on doive laisser tomber l’affaire. Il est évident qu’autrefois l’enquête a été bâclée et que les conclusions ne sont absolument pas correctes. Et je me demande pourquoi ?
Bodenstein, qui lui avait laissé le volant, ne répondit pas. Il avait casé ses longues jambes dans l’étroitesse inconfortable de l’Opel de service, fermé les yeux et n’avait pas ouvert la bouche de tout le trajet.
— Tu vas enfin me dire ce qui ne va pas, Oliver ? demanda Pia agacée. Je n’ai pas envie de passer toute la journée avec un zombie !
Bodenstein ouvrit les yeux et soupira.
— Cosima m’a menti hier.
Bon. Un problème de couple. Comme on pouvait s’y attendre.
— Et alors ? Qui n’a pas menti un jour ou l’autre.
— Moi, dit Bodenstein en ouvrant les yeux pour la deuxième fois. Je n’ai jamais menti à Cosima. Même la nuit avec la Kaltensee, je la lui ai avouée.
Il se racla la gorge, puis il raconta à Pia ce qu’il s’était passé la veille. Elle l’écouta avec une gêne croissante. Ça avait l’air d’être vraiment sérieux. Qui plus est, son aristocratique sens de l’honneur lui donnait mauvaise conscience d’avoir cherché une preuve sur le mobile de sa femme à son insu.
— Il peut toujours y avoir une explication innocente, répondit Pia sans y croire vraiment.
Cosima von Bodenstein était une belle femme pleine de tempérament, qui était indépendante par son job de productrice et financièrement. Ces derniers temps, Pia avait compris qu’il y avait eu entre elle et Bodenstein pas mal de causes de friction, mais son chef ne paraissait pas en avoir fait grand cas. Ce n’était pas étonnant qu’il soit comme assommé. Il vivait dans une tour d’ivoire. Et c’était d’autant plus incroyable, quand on pensait qu’il était fasciné par les abîmes des relations humaines auxquels il était confronté chaque jour. Contrairement à Pia, il se laissait rarement émouvoir par un cas, il gardait une distance intérieure qu’elle prenait pour une sorte de morgue. Croyait-il que cela ne pouvait pas lui arriver, qu’il était au-dessus d’une chose aussi vulgaire qu’un problème de couple ? Croyait-il vraiment que Cosima était heureuse de rester à l’attendre à la maison avec un bébé ? Elle était habituée à un autre genre de vie.
— Si elle rencontre quelqu’un et me raconte qu’elle est allée autre part, objecta-t-il, ça ne peut pas être innocent. Qu’est-ce que je dois faire ?
Pia ne répondit pas tout de suite. Dans la même situation, elle aurait tout fait pour connaître la vérité. Elle aurait immédiatement interrogé son partenaire avec des cris, des larmes et des reproches. Incapable de faire comme si de rien n’était.
— Demande-le-lui simplement, proposa-t-elle. Elle n’osera pas te mentir en te regardant dans les yeux.
— Non, répondit-il, d’un air décidé.
Pia soupira. Oliver von Bodenstein fonctionnait autrement que les gens normaux. Peut-être que pour sauver les apparences et protéger sa famille, il accepterait un rival éventuel et souffrirait en silence. En “maîtrise de soi” il méritait un vingt sur vingt avec les félicitations du jury.
— Tu as noté le numéro du mobile ?
— Oui.
— Donne-le-moi. Je vais l’appeler. Avec un numéro caché.
— Non, je ne préfère pas.
— Tu ne veux pas savoir la vérité ?
Bodenstein hésita.
— Arrête. Ça te ronge de ne pas savoir où tu en es.
— Bon Dieu ! Je voudrais ne pas l’avoir vue ! Je voudrais ne pas l’avoir appelée !
— Mais tu l’as fait. Et elle a menti.
Bodenstein poussa un profond soupir et se passa la main dans les cheveux. Pia avait rarement vu son chef aussi désemparé, pas même quand il avait appris que la fille de Vera Kaltensee l’avait drogué pour l’inciter à avoir des relations sexuelles puis l’avait fait chanter. Cette affaire le touchait encore plus à vif.
— Qu’est-ce que je ferai, si je découvre… qu’elle… m’a trompé ?
— Il t’est déjà arrivé de tirer une conclusion erronée de son comportement, dit Pia pour le calmer.
— Cette fois c’est différent. Tu aurais envie de connaître la vérité si tu avais le soupçon d’être trompée ?
— À cent pour cent.
— Et si… il s’interrompit.
Pia ne dit rien. Ils étaient arrivés à la menuiserie de Manfred Wagner dans la zone industrielle d’Altenhain. Les hommes, pensa-t-elle, sont tous pareils. Aucun problème quand il s’agit de prendre une décision dans le travail. Mais dès qu’il s’agit d’une relation et que les sentiments sont en jeu, ce sont de foutus pleutres.
Amelie attendit que sa belle-mère ait quitté la maison. Elle n’eut aucune peine à faire croire à Barbara que la première heure de cours était supprimée. Amelie ricana intérieurement. Cette femme était si crédule que c’était même pas marrant de lui mentir. Bien différente de sa méfiante de mère. Qui par principe croyait, Amelie s’y était habituée, qu’elle mentait. Elle gobait souvent un mensonge mieux qu’une vérité.
Amelie attendit que Barbara ait embarqué en râlant les petites dans sa Mini rouge, puis elle se précipita hors de la maison et courut à la ferme des Sartorius. Il faisait encore sombre et il n’y avait personne dans la rue. Même Thies était invisible. Son cœur battit quand elle se glissa dans la cour sombre, passa devant la grange et la longue étable où ne vivait plus aucune vache. Elle rasa le mur, tourna le coin et faillit avoir un infarctus quand deux hommes coiffés de cagoules surgirent devant elle. Avant qu’elle ait le temps de crier, un l’attrapa et lui colla la main sur la bouche. Il lui tordit brutalement le bras dans le dos et la poussa contre le mur. La douleur fut si forte qu’elle en eut le souffle coupé. Qu’est-ce qui lui prenait à ce type de lui faire si mal ? Et qu’est-ce qu’ils faisaient là tous les deux à 7 h 30 du matin ? Amelie avait déjà affronté des situations dangereuses dans sa vie, aussi, le premier choc passé, elle ressentit plus de colère que de peur. Elle se débattit avec acharnement contre la poigne de fer de son agresseur, se dégagea et essaya de lui arracher sa cagoule. Avec la force du désespoir elle réussit à libérer sa bouche. Elle aperçut un morceau de peau devant ses yeux, juste un espace entre le gant et la manche de la veste, et mordit dedans aussi fort qu’elle put. L’homme étouffa un cri de douleur et jeta Amelie sur le sol. Ni lui ni son complice n’avaient prévu une résistance si acharnée, ils haletaient sous l’effort et la colère. Finalement le deuxième homme donna à Amelie un coup de pied dans les côtes qui lui coupa le souffle. Puis il lui flanqua un coup de poing dans la figure. Amelie vit trente-six chandelles et son instinct lui intima de ne pas bouger et de tenir sa langue. Des pas s’éloignèrent rapidement, puis tout se tut sauf son propre souffle.
— Merde, jura-t-elle en essayant péniblement de se relever.
Ses vêtements étaient trempés et salis. Du sang chaud coulait sur son menton et gouttait sur ses mains. Ces salauds lui avaient vraiment fait mal.
La menuiserie Wagner et la maison attenante donnaient l’impression que l’argent avait manqué au milieu de sa construction. Les murs n’étaient pas crépis, la cour moitié dallée moitié asphaltée, pleine de trous. L’endroit était tout aussi déprimant que la ferme de Sartorius. Partout étaient entassés des planches et des madriers. Beaucoup étaient déjà couverts de mousse comme s’ils n’avaient pas bougé depuis des années. Des portes emballées dans du plastique étaient appuyées contre le mur de l’atelier. Tout était sale.
Pia sonna à la porte de la maison, puis à la porte portant l’indication “Bureau”, mais rien ne bougea. À l’intérieur de l’atelier brûlait de la lumière, aussi elle poussa la porte de fer et entra. Bodenstein la suivit. Ça sentait le bois vert.
— Il y a quelqu’un ? cria-t-elle.
Ils traversèrent l’atelier en désordre et, derrière un tas de planches, ils découvrirent un jeune homme qui avait des écouteurs aux oreilles et remuait la tête en mesure. Il était en train de laquer quelque chose d’une main pendant que de l’autre il portait une cigarette à sa bouche. Quand Bodenstein lui tapa sur l’épaule, il tressaillit. Il enleva un écouteur d’une oreille d’un air coupable.
— Éteignez votre cigarette, dit Pia et il obéit aussitôt. Nous cherchons M. ou Mme Wagner.
— Dans le bureau, dit le jeune homme. Enfin, je crois.
— Merci.
Pia s’épargna la remarque sur le règlement contre les risques d’incendie et se mit à la recherche du patron qui paraissait se ficher de tout. Elle trouva Manfred Wagner dans un minuscule bureau sans fenêtre, qui était si encombré qu’on pouvait à peine y tenir à trois. L’homme avait posé l’écouteur à côté du téléphone et lisait le Bild-Zeitung. Visiblement ici, on ne faisait pas beaucoup d’efforts pour la clientèle. Quand Bodenstein frappa à la porte, pour s’annoncer, Wagner leva les yeux de sa lecture avec un air indigné.
— Oui ?
Il avait la cinquantaine et malgré l’heure matinale il sentait l’alcool. Sa combinaison de travail marron paraissait ne pas avoir vu la machine à laver depuis des semaines.
— Monsieur Wagner ? commença Pia. Nous sommes de la Kripo de Hofheim et nous aimerions vous parler à vous et à votre femme.
Il pâlit, la regarda de ses yeux aqueux bordés de rouge comme le lapin regarde un serpent. Au même moment, une voiture arriva, une portière claqua.
— Ma… c’est… ma femme qui arrive, bégaya Wagner.
Andrea Wagner entra dans l’atelier, ses talons claquèrent sur le sol de béton. Elle avait des cheveux blonds, coupés court et elle était très mince. Elle avait dû être une jolie femme mais à présent elle paraissait rongée par le chagrin. Les soucis, l’amertume, et l’incertitude sur le destin de sa fille avaient gravé de profondes rides sur son visage.
— Nous sommes venus vous annoncer que les restes de votre fille Laura ont été retrouvés, dit Bodenstein après s’être présenté à Mme Wagner.
Il y eut un silence. Manfred Wagner éclata en sanglots. Une larme courut sur sa joue mal rasée et il se cacha le visage dans les mains. Sa femme resta impassible.
— Où ? demanda-t-elle.
— Sur le terrain du vieil aéroport militaire d’Eschborn.
Andrea Wagner poussa un profond soupir.
— Enfin.
Il y avait dans ce mot plus de soulagement que dans dix phrases. Combien de jours et de nuits de vains espoirs et de craintes désespérées avaient dû passer ces deux-là ? Comment c’était de vivre poursuivis par les fantômes du passé ? Les parents de l’autre fille étaient partis mais les Wagner n’avaient pas pu quitter leur entreprise, leur raison d’être. Il avait fallu qu’ils restent, pendant que l’espoir d’un retour de leur fille s’amenuisait de jour en jour. Onze années d’incertitude, cela avait dû être un enfer. Peut-être qu’enterrer leur fille et pouvoir lui dire adieu les aideraient.
— Non, laisse, se défendit Amelie. Ce n’est pas si grave. Ce sont des bleus, pas plus.
Elle n’était pas très chaude pour se déshabiller et montrer à Tobias l’endroit où ce taré lui avait donné un coup de pied. C’était bien assez d’être assise devant lui si sale et si moche.
— Mais il vaudrait mieux que la plaie soit recousue.
— Pas grave. Ça guérira tout seul.
Tobias l’avait regardée comme un fantôme quand elle était apparue sur le pas de la porte, un peu après 7 h 30, ensanglantée et sale, et lui avait raconté qu’elle s’était fait attaquer par deux hommes masqués, là-dehors, dans sa cour ! Il l’avait fait asseoir sur une chaise de cuisine et avait délicatement enlevé le sang de son visage avec une compresse. Le nez avait cessé de saigner mais la coupure au-dessus du sourcil, dont il n’avait pu que rapprocher les bords avec deux pansements, s’était rouverte.
— Tu fais ça très bien, dit Amelie sarcastique en tirant sur sa cigarette.
Elle était toute tremblante, son cœur battait, et ça n’avait rien à voir avec l’accident mais avec la proximité de Tobias. Vu de près et à la lumière du jour, il était beaucoup mieux qu’elle n’avait cru d’abord. Le contact de sa main l’électrisait et comme il ne cessait de la regarder d’un air soucieux et pensif, avec ses yeux d’un bleu incroyable – c’était presque trop pour ses nerfs. Pas étonnant qu’autrefois toutes les filles d’Altenhain l’aient poursuivi !
— Je me demande ce qu’il faisait ici, dit-elle pendant que Tobias s’occupait de la machine à café.
Elle regarda autour d’elle avec curiosité. Dans cette maison avaient été tuées deux filles, Blanche-Neige et Laura.
— C’est sans doute moi qu’ils attendaient et tu as contrarié leur projet, répondit-il. Il posa deux tasses sur la table, puis un sucrier et alla chercher du lait dans le réfrigérateur.
— Tu dis ça comme si ça allait de soi, tu n’as pas peur ?
Tobias s’appuya contre le plan de travail en croisant les bras. La tête penchée, il la regardait.
— Qu’est-ce que je peux faire ? Me cacher ? Déguerpir ? Je ne leur ferai pas ce plaisir.
— Tu sais donc qui ça pourrait être ?
— Pas exactement. Mais je peux l’imaginer.
Amelie se sentait électrisée par son regard. Qu’est-ce qui se passait ? Ça ne lui était encore jamais arrivé ! Elle osait à peine le regarder dans les yeux, de peur qu’il ne s’aperçoive du chaos de sentiments qu’il faisait naître en elle. La machine à café émettait des borborygmes malsains et laissait échapper des nappes de vapeur.
— Elle doit être entartrée, affirma-t-elle.
Un brusque sourire éclaira le visage sombre de Tobias, le transformant d’une façon incroyable. Amelie le regarda fixement. Brusquement elle sentit le besoin insensé de le protéger, de l’aider.
— La machine à café ne fait pas exactement partie de mes priorités, dit-il en riant. Je dois d’abord nettoyer dehors.
À cet instant retentit la sonnette de la porte d’entrée. Tobias alla à la fenêtre. Son sourire disparut.
— De nouveau les flics, dit-il brusquement tendu. Tu ferais mieux de disparaître. Je ne veux pas qu’ils te trouvent ici.
Elle acquiesça et se leva. Il lui fit traverser le vestibule et ouvrit une porte.
— Tu traverses la laiterie, ça aboutit à l’étable. Tu peux y aller toute seule ?
— Bien sûr. J’ai pas peur. Maintenant il fait jour, les types ne doivent pas traîner dehors, répondit-elle avec plus de sang-froid qu’elle n’en avait en réalité.
Ils se regardèrent, Amelie baissa les yeux.
— Merci, dit Tobias doucement. Tu es une fille courageuse.
Amelie fit un geste d’adieu et se retourna pour partir. Tobias parut alors se souvenir de quelque chose.
— Attends, dit-il.
— Oui ?
— À propos qu’est-ce que tu faisais dans la cour ?
— J’ai reconnu sur le journal l’homme qui a poussé ta mère sur le pont, répondit-elle après une courte hésitation. C’est Manfred Wagner. Le père de Laura.
— Encore vous, dit Tobias sans cacher à la police qu’elle n’était pas précisément la bienvenue. Je n’ai pas beaucoup de temps. Qu’est-ce qu’il y a encore ?
Pia renifla. Une odeur de café frais flottait dans l’air.
— Vous aviez de la visite ? demanda-t-elle.
Bodenstein avait cru apercevoir quelqu’un d’autre à travers la fenêtre de la cuisine, une femme brune.
— Non, dit Tobias qui resta planté sur le seuil les bras croisés sans les inviter à entrer, bien qu’il commençât à pleuvoir.
— Vous avez dû travailler comme un fou, dit Pia en souriant amicalement. Ça se voit.
Sa tentative de rapprochement n’eut aucun effet. Tobias Sartorius resta de marbre, son corps exprimant le rejet par tous ses pores.
— Nous voulions vous apprendre que nous avons retrouvé les restes de Laura Wagner, dit Bodenstein.
— Où ?
— Vous devriez le savoir mieux que nous, répliqua froidement Bodenstein. N’avez-vous pas transporté là-bas le cadavre de Laura le 6 septembre 1997 dans le coffre de votre voiture ?
— Non, dit Tobias en fronçant les sourcils, mais sa voix resta calme. Je n’ai pas revu Laura après qu’elle s’est enfuie. Mais j’ai certainement répété ça plus de cent fois, non ?
— Le cadavre de Laura a été trouvé au cours d’un chantier sur l’aéroport militaire d’Eschborn, dit Pia. Dans une ancienne cuve de carburant.
Tobias la regarda et avala sa salive. On lisait dans ses yeux une totale incompréhension.
— Sur l’aéroport, dit-il à voix basse comme pour lui-même. Je n’y suis jamais allé.
Toute son hostilité était tombée, il paraissait interdit, vraiment bouleversé. Pia eut conscience qu’il avait eu onze années pour se préparer à cet instant de confrontation avec son crime. Il avait dû se dire qu’un jour on trouverait les cadavres des jeunes filles. Peut-être avait-il étudié sa réaction, peut-être avait-il pensé comment jouer l’étonnement de façon convaincante. D’un autre côté – pourquoi l’aurait-il fait ? Il avait purgé sa peine, qu’est-ce que ça pouvait lui faire qu’on retrouve ce cadavre. Elle se rappela comme Hasse avait qualifié l’homme : arrogant, insensible, glacial. Vraiment ?
— Nous aimerions savoir si Laura était morte quand on l’a jetée dans la cuve, dit Bodenstein.
Pia observa Tobias. Il avait pâli et se mordait les lèvres comme s’il voulait retenir ses larmes.
— Sur ce point, je ne peux pas vous répondre, répondit-il d’une voix sans timbre.
— Qui alors ? demanda Pia.
— Cette question m’obsède depuis onze ans presque jour et nuit. Une résignation lasse résonnait dans sa voix. Ça m’est égal qu’on me croie ou pas. Je me suis habitué depuis longtemps à être considéré comme le méchant.
— Votre mère serait à présent en meilleur état si vous aviez avoué autrefois ce que vous aviez fait de la jeune fille, remarqua Bodenstein.
Tobias mit ses mains dans les poches de son jean.
— Est-ce que ça signifie que vous avez trouvé le porc qui a poussé ma mère au-dessus du pont ?
— Non, nous ne l’avons pas trouvé, reconnut Bodenstein. Mais nous partons du principe que c’est quelqu’un du village.
Tobias se mit à rire. Un bref rire sans joie.
— Mes félicitations pour cette incroyable perspicacité, dit-il moqueur. Je pourrais vous aider car je sais qui c’est. Mais pourquoi je le ferais ?
— Parce qu’il a commis un délit, répondit Bodenstein. Vous devez nous dire ce que vous savez.
— Je dois que dalle, dit Tobias en secouant la tête. Espérons que vous serez meilleurs que vos anciens collègues. Ma mère, mon père et moi serions maintenant en meilleur état si autrefois la police avait bien fait son travail et trouvé le véritable coupable.
Pia voulut répliquer par des propos apaisants mais Bodenstein la prit de vitesse.
— Naturellement, dit-il sur un ton sarcastique. Bien entendu, vous êtes innocent. Nous connaissons cela. Nos prisons sont pleines d’innocents.
Tobias le considéra avec un visage de marbre. Ses yeux brillaient d’une colère difficilement contenue.
— Vous les flics, vous êtes tous les mêmes – arrogants, sûrs de vous, siffla-t-il avec mépris. Vous n’avez pas la moindre idée de ce qui se passe ici. Et maintenant fichez le camp ! Fichez-moi la paix !
Avant que Pia ou Bodenstein aient pu dire la moindre chose, il leur avait claqué la porte au nez.
— Tu n’aurais pas dû lui dire ça, reprocha Pia à Bodenstein, pendant qu’ils revenaient à l’auto. Maintenant tu l’as braqué contre nous, et nous ne savons toujours rien.
— Mais j’ai raison ! dit Bodenstein en s’arrêtant. Tu as vu ses yeux ? Ce type est capable de tout et s’il sait vraiment qui a poussé sa mère sur le pont, il est lui-même en danger.
— Tu es de parti pris. Il revient chez lui après avoir passé onze ans en prison, peut-être injustement, et il constate qu’ici rien n’a changé. Sa mère a été agressée, elle est gravement blessée, des villageois inconnus cochonnent la maison de ses parents. Tu trouves étonnant qu’il soit furieux ?
— Je t’en prie Pia ! Tu ne penses pas sérieusement que ce type a été condamné pour homicide à tort !
— Je ne crois rien. Mais dans le vieux dossier, je suis tombée sur des faits qui ne collent pas et ça a éveillé mes doutes.
— Cet homme est glacial. Je peux comprendre la réaction des villageois.
— Tu ne vas pas me dire que tu approuves qu’on écrive des injures sur les murs et qu’on couvre un délinquant ! dit Pia en secouant la tête d’un air incrédule.
— Je n’ai pas dit ça, répliqua Bodenstein.
Ils s’étaient arrêtés sous le portail et se chamaillaient comme un vieux couple. Ils ne virent pas Tobias sortir de chez lui et disparaître par la cour de derrière.
Andrea Wagner ne pouvait pas dormir. On avait trouvé le cadavre de Laura, ou du moins ce qu’il en restait. Enfin, enfin l’incertitude était terminée. Il y avait longtemps qu’elle n’espérait plus un miracle. D’abord elle n’avait éprouvé qu’un infini soulagement, mais ensuite le chagrin était venu. Pendant onze ans, elle s’était interdit les larmes et le chagrin, elle s’était montrée forte et avait aidé son mari, qui s’était abandonné sans retenue à la douleur d’avoir perdu son enfant. Elle-même n’avait pas pu se permettre de s’effondrer. Il y avait l’entreprise qui devait continuer pour pouvoir rembourser la banque. Et il y avait ses enfants plus petits qui avaient le droit d’avoir une mère. Rien n’était plus comme avant. Manfred avait perdu l’énergie et la joie de vivre, il était devenu un boulet avec son larmoyant apitoiement sur lui-même et son ivrognerie. Il lui arrivait de le mépriser. Sa haine de la famille de Tobias avait bon dos.
Andrea Wagner ouvrit la porte de la chambre de Laura, où depuis onze ans rien n’avait changé. Manfred l’exigeait et elle l’avait accepté. Elle alluma, prit la photo de Laura sur le bureau et s’assit sur le lit. Elle attendit en vain les larmes. Ses pensées revenaient à cet instant onze ans en arrière, lorsque la police était venue lui annoncer que, d’après les résultats des indices, on tenait Tobias Sartorius pour le meurtrier de sa fille.
Pourquoi Tobias ? avait-elle pensé, déconcertée. À première vue, il y en avait dix autres qui avaient plus de raisons de se venger de Laura que Tobias. Andrea Wagner savait qu’au village on parlait de sa fille derrière son dos. On disait qu’elle était une coureuse, une traînée calculatrice qui visait haut. Alors que Manfred portait à sa fille aînée une adoration aveugle et trouvait toujours des excuses à ses écarts de conduite, Andrea, qui connaissait les faiblesses de Laura, avait espéré qu’elle s’amenderait avec les années. Mais la jeune fille n’en avait pas eu l’occasion. C’était étrange finalement qu’en pensant à Laura elle ait de la peine à se souvenir de moments heureux. Les souvenirs étaient bien plus vifs pour les choses désagréables qui n’avaient pas manqué. Laura avait jugé son géniteur et avait honte de lui. Elle aurait préféré avoir un père comme Claudius Terlinden, qui avait des manières et du pouvoir, et elle l’envoyait à la figure de Manfred à la moindre occasion. Manfred encaissait cet affront sans broncher et son amour pour sa jolie fille n’en souffrait pas. Andrea, choquée, avait compris qu’elle connaissait mal sa fille et que l’éducation qu’elle lui avait donnée avait été un échec. En même temps elle avait peur. Est-ce que Laura avait découvert qu’elle avait une relation avec Claudius, avec son patron ?
Elle ne dormit pas de la nuit, se creusant la tête sur sa fille. Au cours des années, elle avait eu de plus en plus de raisons de se faire du souci. Laura en effet rendait fous tous les jeunes du village, jusqu’à ce qu’elle jette son dévolu sur Tobias. Soudain elle avait changé, était devenue heureuse et gaie. Tobias lui faisait du bien. Il est vrai qu’il était exceptionnel, il était gentil, c’était un élève et un sportif brillant, les autres jeunes lui obéissaient. Il était exactement ce que Laura avait toujours cherché et son éclat rejaillissait sur elle, son amie. Pendant six mois tout était bien allé – jusqu’à ce que Stefanie Schneeberger vienne habiter à Altenhain. Laura avait immédiatement flairé une rivale et s’en était fait une amie, mais en vain. Tobias s’était amouraché de Stefanie et avait rompu avec Laura. Elle n’avait pas supporté cette humiliation. De ce qui s’était joué au juste cet été-là entre les adolescents, Andrea ignorait tout, sauf que Laura avait joué avec le feu en montant ses amis contre Stefanie. Elle avait trouvé Laura près de la photocopieuse du bureau faisant tout un tas de copies. Laura les lui avait arrachées des mains quand elle avait voulu y jeter un coup d’œil. Elles s’étaient violemment disputées et dans son énervement Laura avait oublié l’original dans la photocopieuse. Il n’y avait qu’une seule phrase sur la page blanche : BLANCHE-NEIGE DOIT MOURIR. Andrea avait froissé la feuille et l’avait détruite sans la montrer ni à son mari ni à la police. L’idée que son enfant puisse souhaiter la mort de quelqu’un lui était insupportable. Laura avait-elle été la victime de sa propre intrigue ? Andrea avait tenu sa langue et laissé les choses suivre leur cours, en écoutant soir après soir Manfred faire l’éloge de sa fille.
— Laura, murmura-t-elle en caressant la photo du doigt. Qu’est-ce que tu as fait ?
Soudain une larme roula sur ses joues puis une autre. Elle cilla et se passa la main sur le visage. Ce n’était pas le chagrin qui lui faisait venir les larmes aux yeux mais la mauvaise conscience de n’avoir pas aimé sa fille.
Il était une 1 h 30 quand il arriva chez lui. Il avait roulé sans but dans la campagne pendant trois heures. Tant de choses s’étaient passées ce jour-là qu’il ne pouvait pas tenir en place. D’abord Amelie, qui se tenait devant lui ensanglantée. Le choc à sa vue. Ce n’était pas le sang sur son visage qui avait fait grimper son adrénaline mais son incroyable ressemblance avec Stefanie. Et pourtant elle était bien différente. Ce n’était pas une coquette petite reine de beauté qui l’avait enjôlé, séduit et embobiné pour, ensuite, le rejeter froidement. Amelie était une fille impressionnante. Et surtout elle ne paraissait pas avoir peur de lui.
Puis les flics s’étaient pointés. On avait retrouvé le cadavre de Laura. Il avait trop plu pour pouvoir continuer à débarrasser la cour et il avait passé sa colère en nettoyant le fouillis de sa chambre. Il avait arraché des murs les posters idiots, fourré dans la poubelle bleue après une courte hésitation le contenu de l’armoire et des tiroirs. En finir avec tout ce bazar ! Soudain un CD lui était tombé sous la main. Time to Say Goodbye de Sarah Brightman et Andrea Bocelli. C’est Stefanie qui le lui avait offert parce qu’ils s’étaient embrassés pour la première fois au son de ce morceau, en juin, à la soirée du bac. Il avait mis le CD, sans prévoir ce sentiment de vide qui l’avait assailli au premier accord et qui ne l’avait plus quitté depuis. Jamais il ne s’était senti si seul, si abandonné, même en prison. Là-bas il pouvait espérer des jours meilleurs, mais ils n’étaient pas venus. Sa vie était fichue.
Il fallut un moment pour que Nadja le fasse entrer. Il avait eu peur qu’elle ne soit pas chez elle. Il n’était pas venu pour coucher avec elle, il n’y avait même pas pensé, mais quand elle fut devant lui, mal réveillée dans la lumière du jour, ses cheveux blonds ébouriffés sur ses épaules, si mignonne et si chaude, l’éclair du désir le foudroya avec une violence qu’il n’aurait pas crue possible.
— Qu’est-ce… commença-t-elle.
Tobias étouffa le reste de la phrase sous un baiser, l’attira à lui, et s’attendant presque à ce qu’elle le repousse. Mais ce fut le contraire. Elle fit glisser sa veste de cuir de ses épaules, déboutonna sa chemise et fit passer son T-shirt par-dessus sa tête. Un instant après ils étaient par terre et il la pénétrait fougueusement, sentait sa langue dans sa bouche et ses mains sur ses fesses qui le pressaient et le poussaient de plus en plus fort et de plus en plus vite. Il fut bientôt emporté par une lame de fond pendant que l’ardeur le faisait transpirer par tous ses pores. Puis le flot céda, si magnifique, si soulageant qu’il gémit, un gémissement qui devint un cri étouffé. Le cœur battant à se rompre, il resta quelques secondes sur elle, pouvant à peine croire ce qu’il avait fait. Il se laissa tomber sur le côté, allongé sur le dos les yeux fermés, cherchant son souffle comme un poisson hors de l’eau. Un rire léger lui fit ouvrir les yeux.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il, déconcerté.
— Je crois que nous devrions faire un peu d’exercice, répondit-elle.
Avec un gracieux mouvement, elle se remit sur ses pieds et lui tendit la main. Il l’attrapa, se leva en ahanant, la suivit dans la chambre à coucher, après s’être débarrassé de son jean et de ses chaussures. Les fantômes du passé avaient disparu. Du moins pour le moment.