Henri Michaux
(1899-1984)
Un homme qui ne sait ni voyager ni tenir un
journal a composé ce journal de voyage. Mais, au moment de signer,
tout à coup pris de peur, il se jette la première pierre.
Voilà.
L’AUTEUR
1928
Dimanche de Noël 1927
Paris
Voilà deux ans qu’il a commencé, ce voyage. On m’avait dit : « Je t’emmènerai. » Deux ans, une sorte de constipation et maintenant, c’est pour mardi matin. Je suis soumis toute la journée à une sorte de projection à distance. On cherche mon regard. Quel effort il me faut pour revenir à moi, et combien « impur » ce retour, comme quand on cède à une image de sexe dans la prière.
3 heures
Je n’ai écrit que ce peu qui précède et déjà je tue ce voyage. Je le croyais si grand. Non, il fera des pages, c’est tout. (…)
Ecuador
CLOWN
Un jour.
Un jour, bientôt peut-être.
Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers.
Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, je lâcherai ce qui paraissait m’être indissolublement proche.
Je le trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler.
D’un coup dégorgeant ma misérable pudeur, mes misérables combinaisons et enchaînements « de fil en aiguille ».
Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier.
À coups de ridicules, de déchéances (qu’est-ce que la déchéance ?), par éclatement, par vide, par une totale dissipation-dérision-purgation, j’expulserai de moi la forme qu’on croyait si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables, si dignes, si dignes, mes semblables.
Réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait comme après une intense trouille.
Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang réel, au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter.
Anéanti quant à la hauteur, quant à l’estime.
Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité.
CLOWN, abattant dans la risée, dans le grotesque, dans l’esclaffement, le sens que contre toute lumière je m’étais fait de mon importance.
Je plongerai.
Sans bourse dans l’infini-esprit sous-jacent ouvert à tous,
ouvert moi-même à une nouvelle et incroyable rosée à force d’être nul
et ras…
et risible…
Peintures
MAGIE
(extrait)
J’étais autrefois bien nerveux. Me voici sur une nouvelle voie :
Je mets une pomme sur ma table. Puis je me mets dans cette pomme. Quelle tranquillité !
Ça a l’air simple. Pourtant, il y a vingt ans que j’essayais ; et je n’eusse pas réussi, voulant commencer par là. Pourquoi pas ? Je me serais cru humilié peut-être, vu sa petite taille et sa vie opaque et lente. C’est possible. Les pensées de la couche du dessous sont rarement belles.
Je commençai donc autrement et m’unis à l’Escaut.
L’Escaut à Anvers, où je le trouvai, est large et important et il pousse un grand flot. Les navires de haut bord, qui se présentent, il les prend. C’est un fleuve, un vrai.
Je résolus de faire un avec lui. Je me tenais sur le quai à toute heure du jour. Mais je m’éparpillai en de nombreuses et inutiles vues.
Et puis, malgré moi, je regardais les femmes de temps à autre, et ça, un fleuve ne le permet pas, ni une pomme ne le permet, ni rien dans la nature.
Donc l’Escaut et mille sensations. Que faire ? Subitement, ayant renoncé a tout, je me trouvai…, je ne dirai pas à sa place, car, pour dire vrai, ce ne fut jamais tout à fait cela. Il coule incessamment (voilà une grande difficulté) et se glisse vers la Hollande où il trouvera la mer et l’altitude zéro.
J’en viens à la pomme. Là encore, il y eut des tâtonnements, des expériences ; c’est toute une histoire. Partir est peu commode et de même l’expliquer.
Mais en un mot, je puis vous le dire. Souffrir est le mot.
Quand j’arrivai dans la pomme, j’étais glacé.
Lointain intérieur
EMPORTEZ-MOI
Emportez-moi dans une caravelle,
Dans une vieille et douce caravelle,
Dans l’étrave, ou si l’on veut, dans l’écume,
Et perdez-moi, au loin, au loin.
Dans l’attelage d’un autre âge.
Dans le velours trompeur de la neige,
Dans l’haleine de quelques chiens réunis,
Dans la troupe exténuée des feuilles mortes.
Emportez-moi sans me briser, dans les baisers,
Dans les poitrines qui se soulèvent et respirent,
Sur les tapis des paumes et leurs sourires,
Dans les corridors des os longs, et des articulations.
Emportez-moi, ou plutôt enfouissez-moi.
Mes propriétés