Victor Serge
(1890-1947)

FRONTIÈRE

Bords de l’Oural,

Le bois s’argente un peu, le fleuve somnole sur les sables,

le milan plane haut, –

moins haut toutefois que l’avion de chasse

qui boucle allègrement la boucle de la mort au bord des franges d’or d’un nuage blanc,

et, par instants, tout au bord

d’un abîme terrestre plus profond que l’abîme stellaire.

Ici finit l’Europe, frontière d’un monde

dont l’Atlantique n’est qu’une mer intérieure et l’Atlantide une réminiscence.

Sept heures, il est vingt heures à l’autre bout de la plus grande Europe,

à Frisco, San Francisco, au bord du Pacifique, à la frontière de la prochaine plus grande guerre,

Frisco où vivent les I.W.W.

Quels yeux tendus vers l’Asie regardent là-bas l’Océan,

tristes comme mes yeux de sonder ce tangible néant du commencement et de la fin des continents

par le silence de l’autre visage humain ?

La steppe commence par des plaines innocentes,

par la pureté des plaines, la fertilité, l’immensité des plaines

et ce contact de la terre nue offerte à la nue.

Libre attraction des sphères, espace,

galop des poulains roux vers la source des sources.

Les blés vaincus finissent, montent les dunes de sable,

un soleil écarlate les consume atrocement,

ô soif, éternité, incendie, ossements,

vanité des vanités !

Le chamelier kirghiz a cessé de chanter, –

immobile folie flamboyante des sables,

mirages, – quand viendront les étoiles, mais existent-elles ?

Y aura-t-il encore la clémence d’un seul soir,

la fraîcheur d’une nuit,

l’incroyable bonté d’une eau croupie pour la gorge du chamelier,

pour la langue rêche du chien,

pour la bouche torturée du chameau ?

Le silence résorbe l’étendue.

L’argile primordiale a des tons de corail,

le soleil y plante d’effrayants clous rouges,

et c’est là qu’on a vu courir une étrange bête empourprée, aiguillonnée par toute la souffrance de la terre.

Ses flancs démesurés bouchaient tout l’horizon.

(Et vous savez, la terre souffre plus que l’enfer,

l’enfer ne fut jamais qu’un mirage délirant

des enfants de la terre).

Quand le chasseur ouzbek, bon vengeur des brebis,

capture un loup vivant, il le lie, et chantonnant,

l’écorche doucement, en prenant bien souci

d’épargner les artères ;

l’écorche et puis le lance à travers la steppe.

On assure

qu’un loup bien écorché peut courir assez longtemps

par le désert en sang,

courir, courir vers un ruisseau prodigieux du KaraKoum,

Voie lactée,

où étancher sa soif inimaginable.

Le mirage amplifie son image dressée

chancelante

au-dessus des laves encore fumantes du chaos.

Des yeux de pâtre enferment à jamais cette image dans la légende,

cette légende, je la dresse à la frontière d’Asie,

à la frontière d’Europe,

moi qui me sens un homme déchiré d’Eurasie.

Pour un brasier dans un désert

© Plein Chant