Victor Segalen
(1878-1919)
CONSEILS AU BON VOYAGEUR
Ville au bout de la route et route prolongeant la ville : ne choisis donc pas l’une ou l’autre, mais l’une et l’autre bien alternées.
Montagne encerclant ton regard le rabat et le contient que la plaine ronde libère. Aime à sauter roches et marches ; mais caresse les dalles où le pied pose bien à plat.
Repose-toi du son dans le silence, et, du silence, daigne revenir au son. Seul si tu peux, si tu sais être seul, déverse-toi parfois jusqu’à la foule.
Garde bien d’élire un asile. Ne crois pas à la vertu d’une vertu durable : romps-la de quelque forte épice qui brûle et morde et donne un goût même à la fadeur.
Ainsi, sans arrêt ni faux pas, sans licol et sans étable, sans mérites ni peines, tu parviendras, non point, ami, au marais des joies immortelles,
Mais aux remous pleins d’ivresses du grand fleuve Diversité.
Stèles
CHAR EMPORTÉ
Que le sage seigneur de Lou dénombre ses chevaux avec orgueil ; ils sont gras et ronds dans la plaine : les uns jaunes, les uns noirs, les autres noir et jaune.
À son gré il les attelle, les accouple, les quadruple et les mène où il veut avec sécurité.
*
Je suis mené par mes pensées, cavales sans mors, – une à une, deux à deux, quatre à quatre, tirant mon char incessant.
Belles cavales de toutes les couleurs : celle-ci pourpre et aubère-rose, cette autre noir-pâle avec les sabots cuivrés.
Je ne les touche point. Je ne les conduis pas : la vitesse élancée me détourne de voir avant.
*
Quel éperdu dans ma course à rebours ! Sans lampe ni rênes, roulant d’un fond à l’autre des ténèbres seulement cinglées d’éclats des sabots choqués !
Je sais pourtant les pistes familières, le lieu où la Rouge hennit, où la Maigre bute et se couronne ; la fourche où l’attelage hésite et le mur que tout vient frapper du front.
Sous mes doigts caressant la pierre aimante, fidèle au Midi, je garde le sens de la lumière.
*
Ha ! les foulées doublent et la vitesse et le vent. L’espace fou siffle à ma rencontre ; l’essieu brûle, le timon cabre, les rayons brillent en feu d’étoiles :
Je franchis les Marches d’Empire : je touche aux confins, aux passes ; je roule chez les tributaires inconnus.
Aux coups de reins se marque le relais : la bête qui m’emporte a le galop doux, la peau écailleuse et nacrée, le front aigu, les yeux pleins de ciel et de larmes :
La Licorne me traîne je ne sais plus où. Bramant de vertige, je m’abandonne. Qu’ils descendent au loin sous l’horizon fini les chevaux courts et gras du sage seigneur Mâ, duc de Lou.
Stèles
EXTASE
Suis-je ici vraiment ? Suis-je parvenu si haut ?
Paix grande et naïve et splendeur avant-dernière,
Touchant au chaos où le Ciel qui plus n’espère
Se referme et bat comme une ronde paupière.
Comme le noyé affleurant l’autre surface
Mon front nouveau-né vogue sur les horizons.
Je pénètre et vois. Je participe aux raisons.
Je tiens l’empyrée, et j’ai le Ciel pour maisons.
Je jouis à plein bord. De tous mes esprits. J’irrite
Mes sens élargis au-delà des sens, plus vite
Que l’esprit, que l’air. Je me répands sans limites,
J’étends les deux bras : je touche aux deux bouts du Temps.
Odes