Paul Morand
(1888-1976)
DÉPRESSION SUR L’ATLANTIQUE
Qu’elle est douce la route d’Amérique,
même défoncée,
avec ses cavités de 18 mètres,
et ses édredons percés par où sort la plume des vagues.
Pentes sans fertilité aucune, collines aqueuses, déboisées de mâts,
où toute route internationale, pour le moment, est effacée.
Notre sillage fait derrière nous une rue étrange
sur une eau gonflée de toutes parts
par la crue de fleuves invisibles.
Trajet éclair
entre la petite église du Havre, enluminée par un gaz gothique, et le magnésium juif de Broadway.
Entre l’une et l’autre, il ne faut plus deux mois
avec des matelots qui voltigent sur les vergues et jouent de la harpe sur les cordages,
mais moins de six jours, les yeux sur le manomètre, à enfourner du charbon dans cette locomotive.
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Vivre sur un paquebot qui ne prendrait jamais la mer.
Quelque chose comme la flotte espagnole.
Un paquebot de terre ferme,
une coque d’acier prise dans l’asphalte où il y aurait à la fois
une partie de baccara,
un bal masqué,
des larmes, des vomissements, du caviar, des orchidées, des treuils, des serpentins, des
algues, des émigrants,
et une vraie forge
et des canots de sauvetages au-dessus du vide, pour faire l’amour sous les étoiles.
Quel temps ! Un sommeil réparateur ! Vous n’avez jamais connu ça, vous ?
L’Aubusson est au plafond
et on marche sur les lustres.
Après Terre-Neuve, spectre à masque de brouillard,
c’est New-York.
Aucun sauvage coiffé de plumes rouges et bleues
avec une corne d’abondance pleine d’ananas et
d’améthystes
ne m’attend sur la plage.
Des fonctionnaires. Des affiches qui tiennent tout ce qu’elles promettent,
car ici
la colle colle,
la peinture tient, les allumettes prennent, les égouts ne crèvent jamais,
le téléphone répond.
Personne ne dit plus merde et tout le monde dit OK, ou encore : merci.
C’est toujours la querelle des classiques et des romantiques.
Débarquez-moi.
Classez-moi naturellement parmi les denrées périssables.
Oui, je m’engage à ne pas ébranler les institutions américaines.
Je suis de la dynamite mouillée.
Poèmes