Jules Supervielle
(1884-1960)

DIALOGUE AVANT LE VOYAGE

« Ô toi qu’hélas ! et toujours pique

Une mouche transatlantique,

Ulysse Montévidéen,

Terrestre, lacustre ou marin,

Que viens-tu faire dans la vie

Voyageur ès-mélancolies ?

Saigner l’exsangue subconscient,

Poulet osseux, jusques à quand ?

Choisis enfin ton point de chute

De peur que ton obscure flûte

Qu’épuise un si grand désarroi

Ne tombe morte de tes doigts.

— Voix amie et si indiscrète,

— N’interroge pas le Poète ;

Il faut plus de quatre-vingts jours

Pour faire le tour de mon âme

Et, sentant déjà mes bras lourds,

J’avance d’une lente rame.

Si vraiment tu me veux du bien,

Chère, ne me demande rien.

— Se taire ? Étrange privilège,

Si je le voulais, le pourrais-je ?

Moi qui n’affirme que mon nom,

Je suis l’interrogation. »

Poèmes

© Jules Supervielle

MONTEVIDEO

Je naissais, et par la fenêtre

Passait une fraîche calèche.

Le cocher réveillait l’aurore

D’un petit coup de fouet sonore.

Flottait un archipel nocturne

Encore sur le jour liquide.

Les murs s’éveillaient et le sable

Qui dort écrasé dans les murs.

Un peu de mon âme glissait

Sur un rail bleu, à contre-ciel,

Et un autre peu se mêlant

À un bout de papier volant

Puis trébuchant sur une pierre,

Gardait sa ferveur prisonnière.

Le matin comptait ses oiseaux

Et jamais il ne se trompait.

Le parfum de l’eucalyptus

Se fiait à l’air étendu.

Dans l’Uruguay sur l’Atlantique

L’air était si liant, facile,

Que les couleurs de l’horizon

S’approchaient pour voir les maisons.

C’était moi qui naissais jusqu’au fond sourd des bois

Où tardent à venir les pousses

Et jusque sous la mer où l’algue se retrousse

Pour faire croire au vent qu’il peut descendre là.

La Terre allait, toujours recommençant sa ronde,

Reconnaissant les siens avec son atmosphère,

Et palpant sur la vague ou l’eau douce profonde

La tête des nageurs et les pieds des plongeurs.

Gravitations

L’AUTRE AMÉRIQUE

Je cherche une Amérique ardente et plus ombreuse

Avec un océan la touchant de plus près,

Plus vive en son écume, et de son corps peureuse.

Ses oiseaux chantent bas, vous prennent à parti,

Vous tirent à l’écart dans un coin de forêt,

Vous disent leur secret, vous laissent interdit.

On n’ose y regarder trop longtemps une rose

Et l’on n’est sûr de rien, même pas des rochers,

Si vif est le penchant à la métamorphose,

Sous les yeux des vivants les livres qui se ferment

Deviennent des chevaux au milieu des lanternes

Et l’on monte dessus pour bien mieux s’égarer,

Et se trouver enfin, fraîches les deux oreilles,

Corps galopant au fond de l’aube qu’on réveille.

Le Forçat innocent