Paul Fort
(1872-1960)
J’ai un grand voyage à faire accompagné de ma vraie Muse, ma compagne prédestinée, Germaine Tourangelle, que je reçus en mon âme (c’était à la Closerie des Lilas) au son d’un coup de foudre de mon cœur. Je vous l’ai dit, toute jeunette et sage, mais fine, élancée, taille souple à la Diane, et quels beaux yeux pers éclairant le plus doux visage aristocratique, elle était venue un soir avec son paternel, excellent homme et bon poète symboliste, Léo d’Orfer. Il n’y eut plus de cesse que je ne la revisse ; j’aurais remué ciel, terre, enfer, vie et mort pour revoir celle, adorable, au plus fin visage français qui jamais fût en France (je me répète ? ah ! son profil !) et que les dieux, l’Amour et Vénus entre autres, avaient créé dans un seul but, qu’elle devînt ma troisième épouse, aimante, fidèle, charmée, ravie – plus que çà ! – et qu’elle nous fît beaucoup d’enfants.
Bien ; mais la revoir, comment ? cette Tourangelle – ainsi par moi nommée à cause de ses traits si purs – où la revoir et comment ? En réalité, à cette époque, elle n’habitait point Paris. Elle y était venue embrasser son papa, c’est tout. Veuf, il continuait, dans les environs de Saint-Sulpice, sa dure et libre vie d’homme de lettres, de journaliste, et de magnifique essayiste, un peu à la façon « bohème » qui était notre chic en cet heureux temps. Non pas qu’il fût insoucieux de sa chère fille, belle entre toutes, mais c’était le papa au cœur le plus indulgent qui pût être, et les grands-parents, bourgeois plus sévères, avaient pensé qu’une éducation à l’abri des charmes lutéciens convenait mieux à la Tourangelle, je veux dire à leur très sage petite fille.
J’appris que mon amante (au sens qu’on donnait à ce mot au XVIIe siècle) vivait aux confins de l’Orléanais, de la Sologne et de la Touraine, avec ses aïeuls maternels, dans leur maison familiale sise en un grand village nommé Les Bordes, tout près de Sully-sur-Loire, à la lisière même de la forêt d’Orléans. Les Bordes, rendez-vous, pour les chasses à courre, de tous les châtelains des environs, de leurs invités, de leurs piqueurs, de leurs sonneurs de cor et de leurs meutes aux queues frétillantes.
Je ne fis ni une ni deux : prompt comme Joubert sur l’Adige, eût dit Victor Hugo, je sautai dans le train, j’arrivai dans le susdit patelin couvert de neige (c’était trois jours avant la Noël), je bondis dans une auberge de chasseurs et, grâce à la complicité vite achetée d’un piqueur, je fis parvenir à mon adorée – qui ne savait pas être adorée à ce point – l’hymne à l’amour que voici, où je me clamais rajeuni, prêt aux divines prouesses et à un enlèvement de ma belle jusqu’à Moscou, jusqu’à Pékin, jusqu’au bout du monde ! J’avais mêlé à mon chant toutes les divinités fluviales et sylvestres de la Loire et de la forêt d’Orléans, les proclamant mes complices, heureuses à l’avance de mon succès, de ma victoire, dont je ne doutais pas un seul instant.
Le piqueur, messager des amours, ayant remis ce poème et une lettre à la belle des belles, mes vœux furent écoutés, mon audacieuse entreprise consentie. Evohé ! L’enlèvement se fit la nuit même, grâce à un bon cheval et à une vieille berline louée dans mon auberge et qui datait au moins de Napoléon III, peut-être de Napoléon Ier ; – l’enlèvement se fit dès un carrefour de la forêt d’Orléans où, trottinante, était venue me rejoindre la svelte, la pure, la blonde jeune fille aux yeux de ciel ; et fouette cocher ! jusqu’à un village lointain, une petite halte sur la grande ligne de chemin de fer menant à Paris. Vite ! vite ! au galop ! car nous risquions d’être poursuivis par la maréchaussée. Et de fait nous le fûmes…, mais n’anticipons pas. De cette halte, j’enlevai mes amours – tenez-vous bien ! – d’une seule traite jusqu’à Moscou.
Sortir de France nous fut assez difficile, mais ô Tourangelle, je vous bombardai ma secrétaire, petit mensonge devenu vérité sur vos « papiers » contresignés par Philippe Berthelot, cependant que les pandores étaient à nos trousses, ameutés bien légitimement par les excellents grands-parents de la fugitive aux yeux tout innocence et aux dix-neuf printemps.
À notre bref passage à Paris, j’avais même reçu de l’indulgent papa d’Orfer, gagné à l’unanime sévérité familiale, une lettre foudroyante ainsi conçue et qui faisait allusion à une visite que je lui avais faite rue Saint-Sulpice : « Attila, Monsieur, respectait la fille de son hôte. Vous vous êtes conduit comme un barbare, mais votre âme est plus vile que celle du roi des Huns. » Connaissant l’extrême bonté et l’amitié que me portait mon contempteur, cette lecture, je l’avoue, nous fit tendrement sourire. Et pendant quelques jours la Tourangelle, en opposition au roi des Huns, ne m’appela que le roi des Deux…
Mes mémoires, toute la vie d’un poète
© Flammarion