4

Son bureau était plein de fleurs, et elle aimait les parfums exotiques. Il lui arrivait de faire brûler de l’encens.

Elle aimait se laisser macérer dans des bains surchauffés, marcher sous les flocons de neige, écouter trop de musique, jouée sans doute un peu trop fort, boire chaque soir cinq ou six variétés de liqueurs empestant habituellement l’anis, avec parfois une goutte d’absinthe. Ses mains étaient douces, avec de légères taches de rousseur. Ses doigts étaient longs et fuselés. Elle ne portait aucune bague.

Elle parlait devant son enregistreur tout en explorant du bout des doigts les motifs floraux de son fauteuil.

«… A son admission, le patient se plaignait principalement de nervosité, d’insomnie, de douleurs stomacales et de dépression. Son dossier fait état de plusieurs hospitalisations de courte durée. Il a été admis dans cet hôpital en 1995 pour une psychose maniaque de type dépressif, et hospitalisé de nouveau le 3 février 1996. Admis dans un autre hôpital le 20 septembre 1997. L’examen médical a révélé une tension artérielle de 17/10. Il était normalement développé et bien nourri à la date de l’examen, le 11 décembre 1998. A cette époque, le patient se plaignait d’un mal de reins chronique et on a relevé quelques symptômes moyens d’état de manque alcoolique. L’examen médical n’a révélé aucun autre symptôme pathologique, sinon des réflexes tendineux exagérés, mais égaux. Ces symptômes résultaient de l’état de manque alcoolique. A son admission, on a établi qu’il ne souffrait d’aucune psychose, ni illusionnante ni hallucinatoire. L’évaluation de sa condition psychologique a révélé un caractère quelque peu pompeux et expansif, et relativement hostile. On l’a considéré comme un agitateur en puissance. En raison de son expérience culinaire, il a été affecté aux cuisines. Son état général s’est nettement amélioré. Il est moins tendu et plus coopératif. Diagnostic : réaction maniaque dépressive (contrainte externe précipitante inconnue). Le degré d’altération psychique est faible. Il est considéré comme étant compétent. Poursuivre le traitement et l’hospitalisation. »

Elle éteignit l’enregistreur et se mit à rire. Le son lui fit peur. Le rire est un phénomène social, et elle était seule. Elle repassa l’enregistrement, mâchonnant le coin de son mouchoir tandis que lui revenaient ses paroles, à la fois douces et saccadées. Elle cessa de les entendre à partir de la douzième.

Quand l’enregistreur eut cessé de parler, elle l’éteignit. Elle était seule. Elle était très seule. Elle était si désespérément seule que la petite tache de clarté qui apparaissait quand elle se caressait le front face à la fenêtre devint soudain la chose la plus importante au monde. Elle la voulait immense. Elle voulait qu’elle devienne un océan de lumière. Ou bien encore devenir elle-même si petite que l’effet serait le même : elle voulait s’y noyer.

Il y avait trois semaines, hier…

Trop longtemps, se dit-elle, j’aurais dû attendre. Non ! Impossible ! Mais s’il lui arrivait ce qui est arrivé à Riscomb ? Non ! Pas lui. Rien à craindre. Rien ne peut l’atteindre. Jamais. Il est tout en force et en armure. Mais – mais nous aurions dû attendre le mois prochain pour commencer. Trois semaines… État de manque visuel – voilà ce que c’est. Les souvenirs sont-ils en train de s’estomper ? Sont-ils plus faibles ? A quoi ressemble un arbre ? Ou un nuage ? – Je n’arrive pas à m’en souvenir ! Qu’est-ce que le rouge ? Qu’est-ce que le vert ? Bon sang, c’est de l’hystérie ! Je ne peux pas m’empêcher de regarder ! – Une pilule ! Une pilule !

* *
*

Ses épaules se mirent à trembler. Elle ne prit cependant pas de pilule, mais se contenta de mordre plus fort sur son mouchoir jusqu’à ce que ses dents aiguës eussent transpercé le tissu.

« Prenez garde, dit-elle, se récitant une béatitude personnelle, à ceux qui ont faim et soif de justice, car nous serons satisfaits.

« Et prenez garde aux débonnaires, poursuivit-elle, car nous tenterons d’hériter la Terre.

« Et prenez garde…»

Le téléphone émit un bourdonnement bref. Elle posa son mouchoir, se composa un visage et enclencha l’appareil.

« Allô… ?

— Eileen, je suis rentré. Comment allez-vous ?

— Bien, tout à fait bien. Et vos vacances ?

— Oh ! je n’ai pas à me plaindre. Il y avait longtemps que je les attendais, et je crois que je les ai méritées. Écoutez, j’ai rapporté plusieurs choses à vous montrer – la cathédrale de Winchester, entre autres. Vous voulez venir cette semaine ? Je suis libre n’importe quel soir. »

Pas ce soir, non. J’en ai trop envie. Je vais perdre du terrain, s’il s’aperçoit…

« Demain soir ? répondit-elle. Ou après-demain ?

— Demain, c’est parfait, dit-il. Je vous retrouve au Perdreau et Bistouri vers sept heures ?

— Oui, ce serait charmant. Même table ?

— Pourquoi pas ? Je vais la réserver.

— D’accord. Alors à demain.

— Au revoir. »

La communication fut coupée.

A cet instant, soudainement, des couleurs se mirent à tourbillonner de nouveau dans son esprit ; elle vit des arbres – des chênes et des pins, des peupliers et des sycomores – grands, verts, bruns, et couleur de fer ; elle vit des bancs de nuages floconneux, trempés dans des pots de peinture, essardant un ciel pastel ; et un soleil brûlant, et un petit saule, et un lac d’un bleu profond, presque violet. Elle plia son mouchoir déchiré et le rangea.

Elle enfonça une touche, sur son bureau – la musique emplit la pièce : Scriabine. Puis elle appuya sur une autre touche et fit repasser la bande qu’elle avait dictée, écoutant les deux à la fois.

Pierre flaira la nourriture avec méfiance. Le gardien s’éloigna du plateau et repassa dans le couloir, verrouillant la porte derrière lui. L’énorme salade attendait, posée sur le sol. Pierre s’en approcha prudemment, saisit une poignée de laitue, l’avala.

Il avait peur.

Et seulement l’acier cessait de frapper l’acier, encore et encore, quelque part dans cette nuit obscure… Si seulement…

Sigmund se leva, bâilla et s’étira. Il laissa traîner un instant ses pattes de derrière, puis se redressa et s’ébroua. Elle allait bientôt rentrer. Remuant lentement la queue, il vérifia son impression en levant les yeux vers la pendule aux chiffres en relief placés à hauteur d’homme, puis il traversa l’appartement jusqu’au poste de télévision. Il se dressa sur son train arrière, posa une patte contre la table et se servit de l’autre pour allumer le poste.

C’était presque l’heure du bulletin météorologique ; les routes allaient être verglacées.

« J’ai parcouru des cimetières grands comme des comtés, écrivait Render, de vastes forêts de pierre qui gagnent chaque jour du terrain.

« Pourquoi l’homme garde-t-il si jalousement ses morts ? Est-ce parce qu’il s’agit là de la façon monumentale et populaire de s’immortaliser, de l’ultime affirmation du pouvoir de blesser – c’est-à-dire de la vie – et du désir de le prolonger à jamais ? Unanumo avait émis cette hypothèse. Si c’est le cas, le pourcentage de la population activement engagé dans la recherche de l’immortalité a été plus élevé l’an dernier qu’il ne l’a jamais été auparavant dans toute l’histoire…»

Tch-tchg, tchga-tchg !

« Penses-tu que ce sont réellement des êtres humains ?

— Non, ils sont trop bons. »

La soirée était un clair d’étoiles avec du soda sur de la glace. Render fit virer la S-7 dans le troisième sous-sol glacial jusqu’à son emplacement réservé, où il la rangea.

Un froid humide se dégageait du béton, s’attaquant à leur chair comme des dents de rat. Render guida Eileen jusqu’à l’ascenseur ; leur haleine les précédait en nuages aussitôt dispersés.

« Le fond de l’air est frais », remarqua-t-il.

Elle hocha la tête en se mordant la lèvre.

Une fois dans l’ascenseur, il soupira, dénoua son écharpe, alluma une cigarette.

« Donnez-m’en une, s’il vous plaît », demanda-t-elle dès qu’elle sentit l’odeur du tabac.

Il s’exécuta.

Tandis qu’ils s’élevaient lentement, Render, appuyé à la paroi, aspirait un mélange de fumée et de buée cristallisée.

« En Suisse, j’ai rencontré un autre berger mutant, dit-il. Aussi gros que Sigmund. Mais c’est un chasseur, et aussi prussien qu’il est possible de l’être, ajouta-t-il en souriant.

— Sigmund aussi aime chasser, observa-t-elle. Deux fois par an, nous allons dans les forêts du nord et je le laisse en liberté. Il disparaît plusieurs jours de suite, et il a toujours l’air heureux quand il revient. Il ne parle jamais de ce qu’il a fait, mais il n’a jamais faim. Dès que je l’ai eu, je me suis dit qu’il aurait besoin de vacances loin de l’humanité pour préserver sa stabilité. Je crois que j’avais raison. »

L’ascenseur s’immobilisa ; la porte s’ouvrit et ils sortirent dans le couloir, Render la guidant toujours.

Arrivés dans les bureaux, Render manipula le thermostat ; l’air chaud chuinta aussitôt dans la pièce. Ils accrochèrent leurs manteaux dans son bureau personnel et sortirent le grand œuf de son nid, derrière la cloison. Render le connecta à une prise de courant, puis s’approcha de son pupitre pour transformer celui-ci en console de commandes.

« Combien de temps pensez-vous qu’il faudra ? demanda-t-elle en faisant courir ses doigts sur les courbes douces et froides de l’œuf. Je veux dire, pour en avoir terminé. Pour m’adapter totalement à la vision. »

Il réfléchit.

« Je n’en ai aucune idée, répondit-il, absolument aucune idée pour l’instant. Nous avons pris un bon départ, mais il y a encore beaucoup à faire. Je pense que nous serons capables de faire une bonne estimation d’ici trois mois. »

Elle hocha la tête d’un air songeur et s’approcha du pupitre de Render, dont elle effleura les commandes du bout de ses dix doigts légers comme des plumes.

« Prenez garde de n’appuyer sur aucun de ces boutons.

— Ne craignez rien. Combien de temps à votre avis me faudra-t-il pour apprendre à en utiliser un ?

— Trois mois pour apprendre. Six, pour acquérir la compétence nécessaire à l’application sur un patient ; et six mois de plus sous une supervision attentive avant que vous puissiez voler de vos propres ailes. Environ un an en tout.

— Mmm-mmm. » Elle choisit un fauteuil.

De quelques pressions des doigts, Render donna vie aux saisons, aux phases du jour et de la nuit, au souffle de la campagne, de la ville, des éléments qui courent à nu de par les cieux, et aux douzaines de figures de ballet dont il usait pour bâtir des mondes. Il fracassa l’horloge du temps et goûta les sept âges de l’homme.

« Voilà, dit-il en se retournant, tout est prêt. »

Tout vint très vite, avec un minimum de suggestion de la part de Render. Il y eut d’abord la grisaille, puis un brouillard d’une blancheur inerte qui se déchira comme si un vent vif s’était levé, bien qu’il n’eût pas senti ni entendu le moindre souffle dair.

Il se tenait près du saule, au bord du lac, et elle était à demi cachée parmi les branches et l’entrelacs des ombres. Le soleil s’inclinait vers le couchant.

« Nous sommes revenus, dit-elle en sortant de l’ombre, des feuilles dans ses cheveux. Pendant un moment, j’ai eu peur que ce ne soit jamais arrivé ; mais je revois tout, et je me souviens.

— Bien, dit-il. Regardez-vous. » Elle se pencha au-dessus du lac.

« Je n’ai pas changé, dit-elle. Pas changé…

— Non.

— Mais vous, si, poursuivit-elle en levant les yeux vers lui. Vous êtes plus grand, et il y a quelque chose de différent…

— Non, répondit-il.

— Je me trompe, dit-elle vivement. Je ne comprends pas encore tout ce que je vois… Mais ça viendra.

— Bien sûr.

— Qu’allons-nous faire ?

— Observer », lui recommanda-t-il.

Suivant le ruban plat et incolore d’une route qu’Eileen venait de découvrir au-delà des arbres, la voiture apparut. Elle venait depuis le coin le plus éloigné du ciel, sautant les montagnes, dévalant les collines, serpentant à travers les éclaircies qu’elle éclaboussait des couleurs de sa voix – le gris et l’argent de la puissance synchronisée – et le lac frissonnait au bruit. La voiture s’arrêta à une trentaine de mètres d’eux et demeura immobile, masquée par les arbustes. C’était la S-7.

« Venez avec moi, dit-il en lui prenant la main. Nous allons faire un tour. »

Ils s’avancèrent parmi les arbres et contournèrent les derniers taillis. Elle toucha le cocon lisse, ses antennes, ses pneus, ses vitres… Celles-ci s’éclaircirent à son toucher. Elle regarda à travers elles l’intérieur de la voiture et hocha la tête.

« C’est votre Randonneuse.

— Oui. » Il lui ouvrit la portière. « Montez. Nous allons retourner au club, au moment présent. Les souvenirs sont encore frais et devraient être raisonnablement agréables, ou neutres.

— Agréables », dit-elle en montant.

Il referma la portière, fit le tour de la voiture et monta à son tour. Elle l’observa tandis qu’il composait au clavier des coordonnées imaginaires ; la voiture bondit en avant. Il prit soin de maintenir autour d’eux le défilement continu des arbres mais, percevant un accroissement de tension, n’apporta aucune variation dans le paysage. Elle fit pivoter son siège pour examiner l’intérieur de la voiture.

« Oui, dit-elle enfin, je devine ce que sont les choses. »

Elle regarda de nouveau par la vitre les arbres qui se précipitaient vers eux. Render, les fixant à son tour, y releva des signes d’anxiété et opacifia aussitôt les fenêtres.

« Ça va mieux, dit-elle. Merci. C’était devenu trop fort, tout à coup – toutes ces choses qui défilaient comme…

— Bien sûr, dit Render, tout en maintenant la sensation d’un mouvement en avant. Je m’y étais attendu. Mais vous devenez plus résistante. »

Il ajouta après un silence : « Détendez-vous. Détendez-vous, maintenant. » Quelque part, une touche fut enfoncée et elle se détendit. Leur course se poursuivit un moment, puis la vitesse diminua. « Et maintenant, dit Render, un joli petit coup d’œil au ralenti. Vous allez regarder par votre vitre. »

Elle obéit.

Il fit appel à toutes les banques de stimuli susceptibles de provoquer des sensations de plaisir et de détente, puis il lâcha la ville autour de la voiture et les fenêtres devinrent transparentes. Eileen fut confrontée aux silhouettes des tours et d’un grand ensemble monolithique, puis elle vit défiler trois cafétérias, un music-hall, un drugstore, un centre médical en briques jaunes avec un portail surmonté d’un caducée en aluminium, un lycée entièrement vitré présentement dépourvu d’élèves, ¡un poste à essence de cinquante pompes, un autre drugstore, de nombreuses voitures, stationnées ou défilant autour d’eux, et des gens : des gens qui entraient ou sortaient par les portes, marchaient le long des bâtiments, montaient ou descendaient de voiture. C’était l’été ; la lumière de fin d’après-midi filtrait sur les couleurs de la ville et sur celles des vêtements que portaient les passants du boulevard, les flâneurs des terrasses, ceux qui traversaient les balcons, se penchaient aux balustrades et aux fenêtres, émergeaient d’un kiosque au coin de la rue ou y entraient, s’arrêtaient pour bavarder ; une femme qui promenait un caniche apparut à un tournant ; haut dans le ciel, des fusées allaient et venaient.

Le monde se désagrégea soudain et Render en rattrapa les morceaux.

Il maintint une obscurité absolue, étouffant toute sensation sauf celle de leur mouvement en avant.

Au bout d’un moment, une pâle lumière reparut. Ils étaient toujours assis dans la Randonneuse, toutes vitres opaques, et l’air qu’ils respiraient se transformait en un onguent apaisant.

« Seigneur, dit-elle, le monde est si plein ! Ai-je réellement vu tout cela ?

— Je ne comptais pas le faire ce soir, mais vous l’avez voulu. Vous sembliez prête.

— Oui », dit-elle, et les vitres s’éclaircirent de nouveau. Elle s’en détourna vivement.

« Il n’y a plus rien, dit-il. Je voulais seulement vous donner un aperçu. »

Elle regarda à l’extérieur, maintenant, il faisait sombre. Ils traversaient un pont élevé à vitesse réduite, et il n’y avait pas d’autre circulation ; Au-dessous d’eux s’étendait la plaine, sur laquelle une fonderie flamboyait parfois comme un minuscule volcan assoupi, projetant vers le ciel des gerbes d’étincelles orange. Les étoiles, en grand nombre, scintillaient sur l’eau palpitante qui courait sous le pont, silhouettant en pointillé les contours de l’horizon vaguement suspendu sous sa surface. Les poutrelles inclinées du pont défilaient régulièrement.

« Vous l’avez fait, dit-elle, et je vous en remercie. » Puis elle ajouta : « Qui êtes-vous réellement ? » (Il avait dû vouloir entendre cette question.)

« Je suis Render », répondit-il en riant. Ils suivirent un parcours sinueux à travers une ville obscure et maintenant vide, jusqu’à leur club où ils pénétrèrent sous la grande coupole du parking.

Une fois à l’intérieur, Render sonda toutes les impressions d’Eileen, prêt à bannir le monde à la moindre alerte. Il n’avait cependant pas le sentiment qu’il y serait obligé.

Ils laissèrent la voiture et se dirigèrent vers le club, que Render avait voulu peu fréquenté pour ce soir. On les conduisit à leur table, auprès du bar, dans la petite pièce où se trouvait l’armure ; ils s’assirent et commandèrent le même menu que précédemment.

« Non, dit-il en abaissant les yeux, sa place est là-bas. »

L’armure reparut près de la table, et il se retrouva dans son costume gris, avec sa cravate noire dont la pince avait la forme d’une branche d’arbre.

Ils rirent.

« Porter un costume de fer-blanc n’est pas mon genre, alors j’aimerais que vous cessiez de me voir accoutré de cette façon.

— Je suis désolée, s’excusa-t-elle en souriant. Je ne sais pas comment je l’ai fait, ni pourquoi.

— Je le sais, et je décline l’investiture. Et je vous mets en garde une fois encore. Vous êtes consciente du fait que tout cela est une illusion. Il le fallait, pour que vous puissiez tirer le meilleur parti possible de l’expérience. Mais pour la plupart de mes patients, il s’agit d’une expérience qu’ils croient réelle, ce qui donne beaucoup plus de force aux contre-traumas et aux séquences symboliques. Vous êtes consciente des paramètres du jeu, et que vous le vouliez ou non, cela vous donne un pouvoir de contrôle auquel je ne suis pas habituellement confronté. Alors je vous demande d’être prudente.

— Je suis désolée. Je ne l’avais pas fait intentionnellement.

— Je sais. Voici le repas que nous avons pris un peu plus tôt.

— Pouah ! Quelle horreur ! Nous avons mangé tous ces trucs-là ?

— Oui, dit-il en pouffant de rire. Voici un couteau, voici une fourchette, voici une cuiller. Ceci, c’est du rosbif, et cela de la purée de pommes de terre ; et voici des petits pois, voilà du beurre…

— Bonté divine, je ne me sens pas tellement bien.

— … Voici les salades, et voilà les sauces. Ceci est une truite de rivière – mm ! Voilà des frites, et une bouteille de vin. Hmm… voyons… un Romanée-Conti, puisque je ne le paie pas – et un Château-Yquem pour la trui… Eh ! »

La salle oscillait.

Il vida la table, bannit le restaurant. Ils étaient revenus dans la clairière. A travers la texture transparente du monde, il regarda une main se déplacer au-dessus d’un tableau, enfoncer des boutons. Le monde retrouva sa substance. Leur table était à présent installée près du lac ; c’était toujours un soir d’été, et la lueur de la lune géante suspendue au-dessus d’eux éclairait une nappe très blanche.

« C’était stupide de ma part, dit-il. Terriblement stupide. J’aurais dû vous les présenter un par un. La vision réelle de stimuli oraux peut être assez affligeante quand on les voit pour la première fois. J’étais tellement pris par le Façonnage que j’en ai oublié le patient, ce qui n’est pas malin ! Pardonnez-moi.

— Tout va bien, maintenant. Vraiment. »

Il fit venir du lac une brise rafraîchissante.

«…Et voici la lune », ajouta-t-il maladroitement.

Elle hocha la tête. Elle portait une lune minuscule au milieu du front, qui brillait comme celle qui se trouvait au-dessus d’eux ; ses cheveux et sa robe étaient d’argent.

La bouteille de Romanée-Conti était apparue sur la table, avec deux verres.

« D’où cela vient-il ? »

Elle haussa les épaules. Il emplit un verre.

« Il risque de paraître un peu fade, dit-il.

— Pas du tout. Tenez…» Elle lui tendit le verre.

Il s’aperçut en le dégustant qu’il avait du goût – un fruité(15) digne de raisins mûris dans les îles des Bienheureux, un charnu(16) doux et musclé et un capiteux(17) centrifugé à partir des exhalaisons d’un champ de pavots en feu. Avec un sursaut, il se rendit compte que sa main devait traverser la route des perceptions, symphonisant les répliques sensuelles d’un transfert et d’un contre-transfert survenus sans qu’il en eût conscience… là, près du lac.

« En effet, reconnut-il. Et maintenant, il est temps de rentrer.

— Déjà ? Je n’ai pas encore vu la cathédrale…

— Déjà. »

Il ordonna la fin du monde, et le monde s’acheva.

« Il fait froid, ici, dit-elle en s’habillant, et il fait sombre.

— Je sais. Je vais nous préparer quelque chose à boire pendant que je rangerai l’appareil.

— Parfait. »

Il jeta un regard aux bandes d’enregistrement et secoua la tête, puis se dirigea vers l’armoire à liqueurs.

« Ce n’est pas tout à fait du Romanée-Conti, dit-il en prenant une bouteille.

— Et après ? Je m’en contenterai. »

Lui aussi, en cet instant. Ils vidèrent donc leurs verres après qu’il eut rangé l’appareil, puis il l’aida à enfiler son manteau et ils sortirent.

Tandis qu’ils descendaient par l’ascenseur jusqu’au troisième sous-sol, il souhaita de nouveau la fin du monde, mais rien ne se passa.

Papa,

Je suis allé en claudiquant de l’école au taxi et du taxi au spatioport, pour voir l’exposition régionale des Forces Aériennes – Vers l’Espace, ils l’ont appelée. (D’accord, j’ai exagéré la claudication, mais ça m’a valu un supplément d’attention.) D’après ce que j’ai compris, tout le truc était destiné à séduire les jeunes et les faire s’engager pour cinq ans. Mais ça marche. Je veux m’engager. Je veux aller Là-Haut. Tu crois qu’ils me prendront quand j’aurai l’âge ? Je veux dire Là-Haut – pas pour un minable travail de bureau. Tu y crois ?

Moi oui.

J’ai rencontré un satané lieutenant-colonel. En voyant ce gamin qui se promenait en boitillant et pressait son nez contre les grandes vitres, il a décidé de lui faire le coup de la publicité subliminale. Fantastique ! Il m’a fait visiter la galerie et m’a montré toute la pub des triomphes de l’Air Force, depuis Base-Lune jusqu’à Port-Mars. Il m’a fait une conférence sur les Grandes Traditions du Service et m’a entraîné dans une salle de ciné où les troufions qu’on voyait sur les enregistrements avaient l’air de bien s’amuser. Ils luttaient en gravité nulle « où tout est dans l’adresse et pas dans les muscles », sculptaient de l’eau colorée qui se tenait toute seule en l’air, et faisaient l’exercice à pied sur la coque d’un croiseur. Oh ! joie !

Mais sérieusement, j’aimerais bien y être quand ils toucheront la Cinquième Extérieure – et qu’ils seront en route pour le reste. Pas à cause des boniments des prospectus et autres attrape-nigauds, mais parce que je crois qu’il faudrait que quelqu’un doué d’une certaine sensibilité fasse un récit valable des événements. Tu sais, un observateur de première ligne qui prenne les choses sur le vif. Francis Parkman, Mary Austin, quelque-chose comme ça. Alors j’ai décidé que j’irai.

L’autre type de l’Air Force avec ses cinq barrettes sur les épaules ne faisait pas de publicité, les dieux soient loués. Nous avons passé un moment sur le balcon à regarder les astronefs décoller ; il m’a dit de continuer à étudier et de travailler dur si je voulais avoir une chance de voler un jour. Je n’ai pas pris la peine de lui dire que je n’étais pas intellectuellement déficient et que j’aurais ma licence ès lettres bien avant de pouvoir en faire quoi que ce soit, même m’engager dans son service. Je me suis contenté de regarder les vaisseaux décoller en disant : « Dans dix ans d’ici, je regarderai en bas, pas en haut. » Puis il m’a expliqué à quel point son entraînement avait été difficile, alors je ne lui ai pas demandé ce qu’il faisait là, relégué à un poste de rampant aussi minable. Heureusement que je ne l’ai pas fait, en y réfléchissant. Il avait plus l’air d’une photo publicitaire que d’un vrai. J’espère ne jamais avoir l’air d’une photo publicitaire.

Merci pour les sous, les chaussettes chaudes et les quintettes à cordes de Mozart, que je suis en train d’écouter en ce moment même. Je voudrais passer commande pour Luna au lieu de l’Europe, été prochain. Peut-être… ? Est-il possible… ? Par hasard… ? Hein ? Si je peux pulvériser ce nouveau test que tu mets au point pour moi… ? Quoi qu’il en soit, sois gentil d’y réfléchir.

Ton fils,

Pete.

« Allô ! Ici l’institut National de Psychiatrie.

— Je voudrais prendre rendez-vous pour un examen.

— Un instant. Je vous passe le service des rendez-vous.

— Allô ! Ici le service des rendez-vous.

— Je voudrais prendre rendez-vous pour un examen.

— Un instant… Quel genre d’examen ?

— Je voudrais voir le docteur Shallot, Eileen Shallot. Dès que possible.

— Un instant. Il faut que je vérifie son emploi du temps… Quatorze heures mardi prochain, cela vous conviendrait ?

— Ce serait parfait.

— Votre nom, je vous prie ?

— DeVille. Jill DeVille.

— Très bien, Miss DeVille. A quatorze heures, mardi.

— Merci. »

L’homme marchait le long de l’autoroute. Des voitures passaient, celles de la voie rapide filant comme des éclairs.

La circulation n’était pas très dense.

Il était dix heures trente du matin, et il faisait froid.

L’homme avait relevé son col doublé de fourrure ; les mains dans les poches, il se penchait contre le vent. Au-delà de la clôture, la route était propre et sèche.

Le soleil matinal était enfoui dans les nuages. Dans la lumière sale, l’homme aperçut l’arbre, à quatre cents mètres de là.

Il ne changea pas d’allure, mais ne quitta pas l’arbre des yeux. Les petits cailloux cliquetaient et crissaient sous ses souliers.

Quand il eut atteint l’arbre, il ôta sa veste, la plia soigneusement, puis la posa sur le sol et se mit à grimper.

Tout en s’avançant sur la branche qui surplombait la clôture, il s’assura qu’aucune voiture n’approchait. Il saisit alors la branche à deux mains, se laissa glisser, et resta un instant suspendu avant de sauter sur l’autoroute.

Celle-ci avait trente mètres de large dans la partie qui menait vers l’est.

Il regarda vers l’ouest, vit qu’aucune voiture n’arrivait de ce côté, et se dirigea vers le terre-plein central. Il savait qu’il ne l’atteindrait jamais. A cette heure de la journée, les voitures de la voie rapide se déplaçaient à environ deux cent soixante kilomètre heure. Il poursuivit son chemin.

Une voiture passa derrière lui. Il ne tourna pas la tête. Si les vitres étaient opacifiées, comme c’était généralement le cas, les occupants ne se seraient pas aperçus qu’il avait traversé leur route. Ils en entendraient parler plus tard et examineraient l’avant de leur véhicule, à la recherche des traces quelconques qu’avait pu laisser un telle rencontre.

Une voiture passa devant lui, toutes vitres transparentes. Il entrevit l’espace d’un instant deux visages dont les bouches formaient un O. Son propre visage demeurait vide de toute expression. Son allure ne se modifia pas. Deux autres voitures passèrent, vitres opaques. Il avait franchi environ vingt mètres d’autoroute.

Vingt-cinq…

Quelque chose, dans le vent ou sous ses pieds, lui dit que ça y était. Sa démarche ne changea pas.

Cecil Green avait laissé les vitres transparentes parce que son compagnon aimait qu’il en soit ainsi. Il avait glissé sa main gauche sous son corsage et sa jupe était remontée sur ses cuisses, tandis qu’il s’apprêtait à manœuvrer de la main droite le levier qui commandait l’abaissement des dossiers. Elle se redressa soudain avec un bruit de gorge.

Il tourna vivement la tête vers la gauche.

Il vit l’homme qui marchait.

Il vit le profil qui ne se tourna jamais complètement vers lui. Il vit que la démarche de l’homme n’avait pas changé.

Puis il ne le vit plus.

Il y eut un léger soubresaut, et le pare-brise se nettoya automatiquement. Cecil Green poursuivit sa course.

Son compagnon opacifia les vitres.

« Comment… ? demanda-t-il quand elle fut de nouveau dans ses bras, sanglotante.

— Le contrôle ne l’avait pas détecté…

— Il n’a pas dû toucher la clôture…

— Il devait avoir perdu la tête !

— Quand même, il aurait pu choisir un moyen plus facile ;

Ç’aurait pu être n’importe quel visage… Le mien ?

Effrayée, Cecil abaissa le dossier des sièges.

Charles Render écrivait le chapitre « Nécropolis » de L’homme est le maillon manquant, qui devait être son premier livre depuis quatre ans. Depuis son retour, il s’était réservé tous les mardis et les jeudis après-midi pour y travailler, s’enfermant dans son bureau, noircissant des pages d’une écriture chaotique.

« Il y a de nombreuses variétés de mort, par opposition au fait de mourir…» écrivait-il au moment où l’interphone bourdonna – un coup bref, un coup long, un coup bref.

« Oui ? fit-il en pressant la touche correspondante.

— Vous avez un visiteur. » Il y eut une courte inspiration entre « un » et « visiteur ».

Il glissa une petite bombe aérosol dans sa poche, puis se leva et traversa le bureau.

Il ouvrit la porte, regarda au-dehors.

« Docteur… A l’aide…»

Render fit trois pas et posa un genou à terre.

« Que se passe-t-il ?

— Venez elle est… malade, gronda-t-il.

— Malade ? Comment ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Sais pas. Vous venez. »

Render plongea son regard dans les yeux inhumains.

« Quel genre de maladie ? insista-t-il.

— Sais pas, répéta le chien. Veut pas parler. Reste assise. Je… sens, elle est malade.

— Comment es-tu venu ici ?

— Conduit. Connais, les co, or, don, nées… Laissé voiture, dehors.

— Je vais l’appeler tout de suite. » Render fit demi-tour.

« Inutile. Répondra pas. »

Il avait raison.

Render retourna dans son bureau personnel chercher son manteau et sa trousse. En regardant par la fenêtre, il vit la voiture parquée loin au-dessous, à l’entrée de la piste d’accès où le moniteur de contrôle l’avait remise sur commandes manuelles. Dans le cas où personne ne reprenait les commandes, une voiture était automatiquement parquée au point mort. Les autres véhicules la contournaient.

Si simple que même un chien peut en conduire une, songea-t-il. Mieux vaut descendre avant l’arrivée d’un patrouilleur. Son arrêt intempestif doit déjà être enregistré. Mais ce n’est pas sûr… Il nous reste peut-être quelques minutes de répit.

Il jeta un coup d’œil à l’énorme pendule.

« Bien, Sig, appela-t-il. Allons-y. »

Ils prirent l’ascenseur jusqu’au rez-de-chaussée, sortirent par l’entrée principale et se hâtèrent vers la voiture.

Le moteur tournait encore au ralenti.

Render ouvrit la portière du côté passager, et Sigmund sauta à l’intérieur. Il se glissa à son tour dans le siège du conducteur, mais le chien était déjà en train de composer les coordonnées primaires et de sélectionner l’adresse avec sa patte.

J’ai l’impression de ne pas avoir pris le bon siège.

Il alluma une cigarette tandis que la voiture s’engageait dans un passage souterrain pour faire demi-tour. Elle ressortit sur l’autre piste d’accès, s’immobilisa un instant, puis se joignit au flot de la circulation. Le chien la fit s’engager sur la voie rapide.

« Oh ! dit le chien, oh ! »

Render eut envie de lui caresser la tête, mais il vit en le regardant qu’il montrait les crocs et décida de n’en rien faire.

« Quand a-t-elle commencé à se montrer bizarre ? demanda-t-il.

— Rentrée de son travail. Pas mangé. Répondait pas quand je parlais. Reste assise sans rien faire.

— Cela lui est-il déjà arrivé ?

— Jamais.

Qu’est-ce qui pourrait avoir provoqué cet état ? Peut-être a-t-elle seulement eu une journée fatigante. Après tout, ce n’est qu’un chien – en quelque sorte. Non. Il s’en serait rendu compte. Mais alors, quoi ?

« Comment était-elle hier – et quand elle est partie ce matin ?

— Comme toujours. »

Render essaya de l’appeler une fois encore. Toujours pas de réponse.

« Vous, l’avez fait, dit le chien.

— Que veux-tu dire ?

— Les yeux. Voir. Vous. Machine. Mauvais.

— Non, répondit Render, qui posa la main sur la bombe paralysante, dans sa poche.

— Si, dit le chien, se tournant de nouveau vers lui. Vous allez, la guérir…

— Bien sûr », dit Render.

Sigmund se remit à fixer la route.

Render, qui se sentait physiquement en train et mentalement engourdi, cherchait le facteur de confusion. Depuis la première séance, il avait eu cette impression. Il y avait quelque chose de tout à fait troublant chez Eileen Shallot : un mélange de grande intelligence et d’impuissance, de détermination et de vulnérabilité, de sensibilité et d’amertume.

Est-ce que je trouve cela particulièrement séduisant ? Non. Ce n’est que le contre-transfert, bon sang !

« Vous sentez la peur, dit le chien.

— Alors colorie-moi de peur, dit Render, et tourne la page. »

Ils ralentirent pour prendre une série de virages, reprirent de la vitesse, ralentirent de nouveau, accélérèrent encore. Ils arrivèrent enfin dans une rue étroite d’un quartier semi-résidentiel. La voiture vira dans une voie transversale qu’elle suivit sur environ huit cents mètres, puis le tableau de bord émit un déclic étouffé et ils entrèrent dans un parking à l’arrière d’un haut bâtiment de brique. Le déclic devait provenir d’un servo-mécanisme qui prenait le relais à partir du point où le moniteur s’était déconnecté, car la voiture traversa le parking au ralenti, s’engagea dans un box transparent et s’immobilisa. Render coupa le contact.

Sigmund avait déjà ouvert la portière de son côté, et Render le suivit à l’intérieur du bâtiment. Ils prirent l’ascenseur jusqu’au cinquième étage, où le chien se précipita en avant dans le couloir, appuya son nez contre une plaque apposée au bas d’un chambranle, puis attendit. Un instant plus tard, la porte s’ouvrit de quelques centimètres vers l’intérieur. Il la poussa de l’épaule pour entrer et Render suivit, refermant la porte derrière lui.

L’appartement était grand, avec des murs presque nus et des combinaisons de couleurs déconcertantes. Une grande bibliothèque de bandes magnétiques occupait un angle, à côté d’un monstrueux combiné-émetteur. Il y avait une grande table aux pattes arquées devant la fenêtre, et un canapé bas contre le mur de droite, à côté d’une porte fermée ; une porte cintrée donnait apparemment sur d’autres pièces. Eileen était assise près de la fenêtre, à l’angle opposé, dans un fauteuil au rembourrage impressionnant. Sigmund alla se poster près du fauteuil.

Render traversa la pièce et sortit une cigarette de son étui. Ouvrant son briquet d’une chiquenaude, il le garda allumé jusqu’à ce qu’Eileen tournât la tête dans cette direction.

« Cigarette ? proposa-t-il.

— Charles ?

— Exact.

— Oui, merci. Je veux bien. »

Elle tendit la main, prit la cigarette et la mit à ses lèvres.

« Merci. Que faites-vous ici ?

— Visite de courtoisie. Je passais dans le coin.

— Je n’ai pas entendu sonner, ni frapper.

— Vous deviez somnoler. Sig m’a ouvert.

— Oui, sans doute. » Elle s’étira. « Quelle heure est-il ?

— Près de quatre heures et demie.

— Il y a plus de deux heures que je suis rentrée, alors… Je devais être très fatiguée…

— Comment vous sentez-vous, maintenant ?

— Bien, affirma-t-elle. Que diriez-vous d’une tasse de café ?

— Avec plaisir.

— Un steak pour l’accompagner ?

— Non, merci.

— Un peu de Barcadi dans le café ?

— Ça me paraît indiqué.

— Alors veuillez m’excuser. Je n’en ai que pour un instant. »

Elle sortit par la porte qui se trouvait près du canapé, et Render entrevit une grande cuisine automatique aux surfaces étincelantes.

« Alors » chuchota-t-il à l’intention du chien.

Sigmund secoua la tête.

« Pas la même. »

Render secoua la tête.

Il posa son manteau sur le canapé en prenant soin de dissimuler sa trousse médicale, et s’assit à côté, pensif.

Lui ai-je dispensé trop de visions à la fois ? Souffre-t-elle de réactions secondaires dépressives – disons, de répression mémorielle, de fatigue nerveuse ? Ai-je perturbé d’une façon quelconque son syndrome d’adaptation sensorielle ? Pourquoi ai-je progressé si rapidement, de toute façon ? Rien ne presse vraiment. Suis-je impatient de coucher cette expérience par écrit ? – Ou bien ai-je pressé les choses parce qu’elle le voulait ? Se pourrait-il qu’elle soit si forte, consciemment ou inconsciemment ? Ou bien suis-je tellement vulnérable – d’une certaine façon ?

Elle l’appela de la cuisine pour lui faire porter le plateau. Il le posa sur la table et s’assit en face d’elle.

« Bon café, dit-il, se brûlant les lèvres à la tasse.

— Machine ingénieuse », corrigea-t-elle, en se tournant vers sa voix.

Sigmund s’étendit sur le tapis près de la table, posa sa tête entre ses pattes, soupira et ferma les yeux.

« Je me suis demandé, dit Render, si vous aviez souffert du contrecoup de cette dernière séance – si vous aviez eu par exemple des expériences synesthésiques ou des rêves comportant des formes, ou encore des hallucinations ou…

— Oui, dit-elle d’une voix monocorde, des rêves.

— Quel genre ?

— Cette dernière séance. Je l’ai rêvée de nouveau à plusieurs reprises, sans arrêt.

— Du début à la fin ?

— Non, les événements n’ont aucun ordre particulier. Nous conduisons à travers la ville, nous traversons le pont, nous sommes assis à table, ou nous marchons vers la voiture – juste des visions fugitives, comme ça. Très nettes.

— Quelles sortes d’impressions accompagnent ces… visions ?

— Je ne sais pas. Elles sont très confuses.

— Quelles sont vos impressions maintenant, lorsque vous vous les rappelez ?

— Les mêmes, confuses.

— Avez-vous peur ?

— N-non. Je ne crois pas.

— Voulez-vous abandonner momentanément ? Avez-vous le sentiment que nous progressons trop rapidement ?

— Non. Pas du tout. C’est… enfin, c’est comme d’apprendre à nager. Quand on a fini par apprendre, on se met à nager et nager jusqu’à être épuisé. Après, on reste étendu tout essoufflé à se rappeler l’effet que ça faisait, les amis qui vous surveillent et qui vous réprimandent de vous être surmené – et c’est un sentiment agréable, même si vous attrapez froid et que vous avez des fourmillements dans tous les muscles. Du moins, c’est ainsi que je fais les choses. J’ai ressenti la même impression après la première séance, et après celle-ci. Les premières fois sont toujours des événements tout à fait particuliers… Mais les fourmillements ont disparu, et j’ai repris mon souffle. Seigneur, je ne veux pas arrêter maintenant ! Je me sens parfaitement bien.

— Faites-vous habituellement un somme dans l’après-midi ? »

Elle s’étira, et ses dix ongles rouges glissèrent sur la table.

«… Fatiguée, dit-elle avec un sourire, tout en réprimant un bâillement. La moitié du personnel est en vacances ou en congé de maladie, et je me suis éreintée toute la semaine. J’étais prête à tomber d’épuisement quand j’ai quitté le travail. Mais maintenant que je me suis reposée, ça va mieux. »

Elle prit sa tasse de café à deux mains et en avala une grande gorgée.

« Mm-mm, dit-il. Bien. Je me faisais un peu de souci à votre sujet. Je suis content de voir que c’était sans raison. »

Elle rit.

« Du souci ? Vous avez lu les notes du docteur Riscomb sur mon analyse – et sur l’essai du NOT&R – et vous croyez devoir vous faire du souci à mon sujet ? Ah ! J’ai une névrose opérationnellement bénéfique pour ce qui concerne mes aptitudes en tant qu’être humain. Elle concentre mon énergie, coordonne mes efforts vers l’accomplissement. Elle accroît mon sens de l’identité…

— Vous avez une sacrée mémoire, observa-t-il. C’est presque textuel.

— Bien sûr.

— Sigmund aussi s’est fait du souci à votre sujet, aujourd’hui.

— Sig ? Comment ? »

Le chien remua d’un air gêné, ouvrit un œil.

« Oui, gronda-t-il en fixant Render d’un œil furieux. Il va falloir, le ramener, chez lui.

— Tu as conduit la voiture, encore une fois ?

— Oui.

— Alors que je te l’avais défendu ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— J’avais peur. Vous refusiez, me répondre, quand je parlais.

— J’étais très fatiguée – et si jamais tu reprends la voiture, je vais faire arranger la porte pour que tu ne puisses plus aller et venir comme bon te semble.

— Désolé.

— Je vais très bien.

— Je vois.

— Tu ne dois jamais recommencer.

— Désolé. » Son œil n’avait pas quitté Render ; on aurait dit une loupe flamboyante.

Render détourna son regard.

« Ne soyez pas trop dure avec lui, dit-il. Après tout, il a cru que vous étiez malade et il est allé chercher le médecin. Supposons qu’il ait eu raison ? Vous devriez le remercier, au lieu de le morigéner. »

Sigmund, qui ne s’était pas radouci pour autant, continua de le fixer un moment de son œil furieux, puis le referma.

« Il faut qu’il sache ce qu’il ne doit pas faire, insista-t-elle.

— Sans doute, dit-il en buvant son café. Il n’y a pas de mal, de toute façon. Puisque je suis ici, parlons travail. Je suis en train d’écrire quelque chose, et j’aimerais avoir votre opinion.

— Merveilleux. Vous m’en donnerez un aperçu ?

— Deux ou trois. A votre avis, les motivations générales profondes qui conduisent au suicide varient-elles selon les différentes époques de l’histoire, ou selon les cultures ?

— Mon opinion mûrement réfléchie est non, répondit-elle. Les frustrations peuvent provoquer des dépressions ou des délires qui, s’ils sont assez graves, peuvent eux-mêmes conduire à l’auto-destruction. Vous me parlez des motivations, et je pense qu’elles demeurent à peu près constantes. J’ai l’impression qu’il s’agit là d’un aspect extraculturel et extra-temporel de la condition humaine. Je ne pense pas qu’il pourrait être modifié sans une modification de la nature fondamentale de l’homme.

— D’accord, Et maintenant, quel est l’élément instigateur ? demanda-t-il. Considérons l’homme comme une constante, son environnement n’en reste pas moins une variable. S’il est placé dans des conditions d’existence surprotégée, croyez-vous qu’il faudra plus ou moins pour le déprimer – ou pour le pousser au délire – que s’il se trouvait dans un environnement moins protecteur ?

— Hmm. Ayant tendance à considérer des cas particuliers, je dirais que cela dépend de l’individu. Mais je vois où vous voulez en venir : une prédisposition de masse à sauter par les fenêtres pour la moindre raison – la fenêtre allant jusqu’à s’ouvrir d’elle-même parce que vous le lui avez demandé –, la révolte des masses cafardeuses. Je n’aime pas cette idée. J’espère qu’elle est fausse.

— Moi aussi, je pensais également aux suicides symboliques – aux désordres fonctionnels qui surviennent pour des raisons tout à fait inconsistantes.

— Ah ! ah ! Votre conférence du mois dernier : l’autopsychomimétisme. J’ai l’enregistrement. Bien exposé, mais je ne suis pas d’accord.

— Moi non plus, plus maintenant. Je suis en train de réécrire toute cette partie – je vais l’appeler « Thanatos au pays de cocagne ». C’est en réalité la pulsion de mort remontée près de la surface.

— Si je vous fournis un scalpel et un cadavre, me découperez-vous la pulsion de mort pour que je puisse la toucher ?

— Je ne le pourrais pas, dit-il en mettant un sourire dans sa voix. Dans un cadavre, elle serait totalement épuisée. Mais trouvez-moi un volontaire, et il prouvera mon hypothèse en se portant volontaire.

— Votre logique est inattaquable, dit-elle en souriant. Voulez-vous aller nous chercher un peu plus de café ? »

Render alla dans là cuisine, remplit les tasses qu’il corsa d’un peu de rhum, but un verre d’eau et revint dans la salle de séjour. Eileen n’avait pas bougé ; Sigmund non plus.

« Que faites-vous quand vous ne vous livrez pas à votre activité de Façonneur ? lui demanda-t-elle.

— Les mêmes choses que la plupart des gens – je mange, je bois, je dors, je bavarde, je vais voir des amis et des non-amis, je visite des coins intéressants, je lis…

— Êtes-vous indulgent ?

— Parfois. Pourquoi ?

— Alors ne m’en veuillez pas. Je me suis disputée avec une femme aujourd’hui ; une femme appelée DeVille.

— A propos de quoi ?

— Vous – et elle m’a accusé de choses telles qu’il vaudrait mieux que ma mère ne m’ait jamais donné le jour. Allez-vous l’épouser ?

— Non. Le mariage est comme l’alchimie ; il a eu autrefois son utilité et son importance, mais je ne crois vraiment pas qu’il survive.

— Bon.

— Que lui avez-vous dit ?

— Je lui ai donné une carte de référence clinique où j’avais indiqué : « Diagnostic : chipie. Prescription : pharmacothérapie et bâillon serré. »

— Oh ! rit Render, qui semblait intéressé.

— Elle l’a déchirée et me l’a jetée à la figure.

— Je me demande pourquoi. »

Elle haussa les épaules, sourit, fit un quadrillage sur la nappe.

« Pères et anciens, je me demande, soupira Render, ce qu’est l’enfer ?

— Je maintiens que c’est la souffrance d’être incapable d’aimer, acheva-t-elle. Dostoïevski avait-il raison ?

— J’en doute. Je le mettrais moi-même en thérapie de groupe. Ce serait véritablement l’enfer pour lui – se trouver en compagnie de tous ces gens qui agissent comme ses personnages, et qui y prennent plaisir. »

Render posa sa tasse et repoussa sa chaise.

« Je suppose que vous devez partir ?

— Il le faut, dit Render.

— Et je ne peux pas vous persuader de manger quelque chose ?

— Non. »

Elle se leva.

« Très bien. Je vais chercher mon manteau.

— Je pourrais conduire moi-même et vous renvoyer la voiture en retour automatique.

— Non ! Je n’aime pas l’idée que des voitures vides parcourent la ville. J’aurais l’impression qu’elle est hantée pendant au moins deux ou trois semaines.

« De plus, ajouta-t-elle en franchissant la porte voûtée, vous m’avez promis la cathédrale de Winchester.

— Aujourd’hui ?

— Si je peux vous en persuader. »

Tandis que Render réfléchissait, Sigmund se leva. Il se tint devant lui, le fixant droit dans les yeux, ouvrit la gueule et la referma plusieurs fois sans qu’aucun son n’en sortît, puis se détourna et quitta la pièce.

« Non, fit la voix d’Eileen, tu resteras ici jusqu’à mon retour. »

Render prit son manteau et l’enfila, glissant sa trousse médicale dans sa poche du côté opposé à Eileen.

Alors qu’ils suivaient le couloir en direction de l’ascenseur, il eut l’impression d’entendre au loin un hurlement assourdi.

En ce lieu entre tous, Render savait qu’il était le maître de toutes choses.

Il était chez lui sur ces mondes étrangers, hors du temps – des mondes où les fleurs copulent et où les étoiles se livrent bataille dans les cieux pour tomber finalement sur le sol, ensanglantées, comme autant de calices renversés et brisés, où les mers s’ouvrent pour révéler des escaliers s’enfonçant dans leurs entrailles, où des bras surgissent des cavernes, brandissant des torches dont la flamme ressemble à des visages liquides – cauchemar d’une nuit d’hiver, l’été parti de son côté. Render le savait, car il visitait ces mondes par obligation professionnelle depuis une bonne décennie. D’un mouvement du doigt, il pouvait isoler les sorciers, les traîner devant un tribunal pour trahison envers le royaume – oui – et il pouvait les exécuter, pouvait nommer leurs successeurs.

Heureusement, ce n’était cette fois qu’une visite de courtoisie…

Il s’avança à travers la clairière, la cherchant.

Il sentait sa présence s’éveiller tout autour de lui.

Il écarta les branches et s’approcha du lac. Celui-ci était froid, bleu et sans fond ; il renvoyait l’image de ce saule élancé, devenu la station par laquelle elle faisait son entrée.

« Eileen ! »

Le saule oscilla vers lui, puis s’inclina dans le sens opposé.

« Eileen ! Approchez ! »

Des feuilles tombèrent et flottèrent sur le lac, perturbant sa placidité de miroir, distordant les réflexions.

« Eileen ? »

Toutes les feuilles jaunirent instantanément et tombèrent sur l’eau. L’arbre cessa d’osciller. Il y eut un bruit étrange dans le ciel obscurci, pareil au bourdonnement d’une corde raide par temps froid.

Une double file de lunes se mit soudain à traverser les cieux.

Render en choisit une, tendit le doigt et la pressa. Les autres disparurent aussitôt et le monde s’éclaircit ; le bourdonnement s’éteignit.

Il fit le tour du lac pour se reposer subjectivement de la réaction de rejet et de sa contre-réaction. Il longea une allée bordée de pins vers l’endroit où il voulait faire apparaître la cathédrale. Les oiseaux chantaient maintenant dans les arbres. Le vent l’effleurait d’un souffle léger. Il percevait fortement la présence d’Eileen.

« Ici, Eileen. Ici. »

Elle fut alors près de lui, soie verte, chevelure de bronze, yeux d’émeraude fondue ; elle portait une émeraude au front et marchait sur les aiguilles de pins, chaussée de mules vertes. « Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.

— Vous avez eu peur.

— Pourquoi ?

— Peut-être aviez-vous peur de la cathédrale. Êtes-vous une sorcière ? » Il sourit.

« Oui, mais c’est mon jour de congé. »

Il rit et lui prit le bras. Au détour d’un îlot de verdure, la cathédrale apparut, reconstruite sur un monticule herbeux, projetant sa masse au-dessus d’eux et au-dessus des arbres, escaladant l’atmosphère, exhalant les notes d’un orgue, réfléchissant un rayon de soleil égaré sur un pan de vitrail.

« Cramponnez-vous au monde, dit-il. Voici la visite guidée. »

Ils s’approchèrent et entrèrent à l’intérieur.

«… Ses piliers qui joignent le sol à la voûte comme autant d’énormes troncs d’arbres en contrôlent rigoureusement les volumes », dit-il. J’ai pris ça dans le guide touristique. Voici le bras nord du transept…

— Greensleeves, dit-elle, l’orgue joue Greensleeves.

— En effet, mais je n’y suis pour rien. Observez les chapiteaux festonnés…

— Je voudrais aller plus près de la musique.

— Très bien. Par ici. »

Render sentait que quelque chose n’allait pas, sans pouvoir mettre le doigt dessus.

Tout conservait sa solidité…

A cet instant, un bolide passa rapidement au-dessus de la cathédrale, très haut, avec un bang supersonique. Render sourit, frappé soudain par le souvenir ; c’était comme si sa langue avait fourché : il avait un moment confondu Eileen avec Jill – oui, c’était bien ce qui s’était passé.

Alors pourquoi…

L’autel était une explosion de blancheur. Il ne l’avait jamais vu auparavant, nulle part. Autour d’eux, tous les murs étaient sombres et froids. Des cierges projetaient une lumière tremblotante dans les angles et dans les niches élevées. Des mains invisibles plaquaient sur l’orgue des accords de tonnerre.

Render savait que quelque chose n’allait pas.

Il se tourna vers Eileen Shallot, dont le chapeau était un cône vert s’élevant dans l’obscurité, duquel pendaient des volutes de voile vert. Sa gorge était dans l’ombre, mais…

« Ce collier… Où… ?

— Je ne sais pas », dit-elle avec un sourire.

La coupe qu’elle tenait à la main irradiait une lumière rose qui se réfléchissait depuis son émeraude, effleurant Render comme un courant d’air frais.

« A boire ? demanda-t-elle.

— Ne bougez pas », ordonna-t-il.

Il commanda aux murs de s’écrouler. Les murs se fondirent dans l’ombre.

« Ne bougez pas ! répéta-t-il d’un ton insistant. Ne faites rien. Essayez de ne même pas penser.

« Écroulez-vous ! » cria-t-il. Les murs explosèrent dans toutes les directions, le toit fut projeté par dessus le sommet du monde, et ils se retrouvèrent au milieu des ruines éclairées par un cierge unique. La nuit était noire comme poix.

« Pourquoi avez-vous fait cela ? demanda-t-elle, tendant toujours la coupe vers lui.

— Ne pensez-pas. Ne pensez à rien, dit-il. Détendez-vous. Vous êtes très fatiguée. Votre conscience vacille et décroît comme la flamme de ce cierge. Vous avez peine à rester éveillée. Vous ne tenez plus sur vos jambes. Vos yeux se ferment. Il n’y a rien à voir ici, de toute façon. »

Il commanda au cierge de s’éteindre. Le cierge continua de brûler.

« Je ne suis pas fatiguée. Je vous en prie. Buvez. »

Il entendit une musique d’orgue dans la nuit. Un air différent, qu’il ne reconnut pas tout d’abord.

« J’ai besoin de votre coopération.

— D’accord. Tout ce que vous voudrez.

— Regardez ! La lune ! » dit-il en pointant un doigt vers le ciel.

Elle leva les yeux et la lune apparut, sortant de dernière un nuage d’encre.

«… Une autre, et une autre encore. »

Des lunes, pareilles à des perles enfilées, se succédaient dans l’obscurité.

« La dernière sera rouge », affirma-t-il.

Elle l’était.

Il tendit alors l’index droit, fit glisser son bras de côté le long de son champ de vision, puis il essaya de toucher la lune rouge.

Son bras lui faisait mal, le brûlait. Il ne parvint pas à le bouger.

« Réveillez-vous ! » hurla-t-il.

La lune rouge disparut, les blanches aussi.

« Je vous en prie, buvez. »

Il lui fit sauter la coupe des mains et se détourna. Quand il se retourna, elle la tendait toujours vers lui.

« A boire ? »

Il fit demi-tour et s’enfuit dans la nuit.

Il avait l’impression de courir enfoncé jusqu’à la taille dans la neige. Il avait tort. Il renforçait l’erreur en courant – il diminuait sa propre force, augmentait celle d’Eileen. Son énergie en était sapée, épuisée.

Il s’immobilisa au milieu de l’obscurité.

« Le monde se meut autour de moi, dit-il. Je suis son centre.

— Je vous en prie, buvez », dit-elle ; elle se tenait dans la clairière, près de leur table dressée au bord du lac. Le lac était noir et la lune était d’argent, très haute, hors de sa portée. La lueur vacillante de l’unique bougie posée sur la table faisait paraître sa chevelure aussi argentée que l’était sa robe. Elle portait la lune à son front. Il y avait une bouteille de Romanée-Conti sur la nappe blanche, à côté d’un verre à large corolle plein à déborder ; des gouttes rosées perlaient au rebord du verre. Il avait très soif, et elle était la plus merveilleuse des créatures qu’il eût jamais vues ; son collier étincelait, une brise fraîche venait du lac, et il y avait quelque chose – quelque chose dont il aurait dû se souvenir…

Il fit un pas vers elle, et le mouvement fit tinter légèrement son armure. Il tendit la main vers le verre, mais son bras droit se raidit de douleur et retomba à son côté.

« Vous êtes blessé ! »

Il tourna lentement la tête. Le sang s’échappait d’une blessure ouverte à son biceps, coulant le long de son bras et dégouttant au bout de ses doigts. Son armure avait été disjointe. Il se força à détourner les yeux.

« Buvez, mon amour. Cela vous guérira. »

Elle se leva.

« Je vais vous tenir le verre. »

Il la regarda fixement tandis qu’elle approchait le verre de ses lèvres.

« Qui suis-je ? » demanda-t-il.

Elle ne lui répondit pas, mais quelque chose répondit – dans un éclaboussement d’eau sur le lac :

« Tu es Render, le Façonneur.

— Oui, je m’en souviens », dit-il. Tournant son esprit vers l’unique mensonge capable de briser l’illusion, il força ses lèvres à prononcer : « Eileen Shallot, je vous hais. »

Le monde frémit et se brouilla autour de lui, comme secoué par un gigantesque sanglot.

« Charles ! » hurla-t-elle, et l’obscurité les enveloppa.

« Réveillez-vous ! Réveillez-vous ! » cria-t-il. Son bras droit lui faisait mal ; il le brûlait et saignait dans l’obscurité.

Il se tenait seul au milieu d’une plaine blanche, silencieuse et infinie. La plaine s’inclinait vers les lisières du monde et projetait sa propre lumière. Le ciel n’était pas un ciel, il n’y avait rien au-dessus de lui. Rien. Il était seul. L’écho de sa voix lui revenait depuis le bout du monde : «… vous hais, disait l’écho… vous hais. »

Il s’agenouilla. Il était Render.

Il avait envie de pleurer.

Une lune rouge apparut au-dessus de la plaine, projetant une lumière blême sur toute son étendue.

Une muraille montagneuse s’élevait à sa gauche, une autre à sa droite.

Il leva le bras droit en s’aidant de sa main gauche. Étreignant son poignet, il tendit l’index vers la lune.

Un hurlement retentit alors dans la montagne, très haut ; c’était un grand cri gémissant à demi humain, tout en défi, tout en solitude, tout en remords. Il le vit alors, marchant sur les montagnes, sa queue balayant la neige des pics les plus élevés : le dernier loup-garou du Nord – Fenris, fils de Loki – tempêtant contre les cieux.

Le loup bondit dans l’air, avala la lune.

Il retomba près de Render, ses yeux énormes flamboyant d’un éclat jaune. Il le suivit à grands pas silencieux, à travers les champs froids et blancs qui s’étendaient entre les montagnes ; Render battait en retraite, escaladant les collines et dévalant les pentes, franchissant les crevasses et les fissures, traversant les vallées, contournant les stalagmites et les aiguilles, sous les lèvres des glaciers, au long de lits de rivières gelées, descendant toujours jusqu’au moment où il se sentit baigné du souffle chaud de la bête, dont la gueule ricanante s’ouvrait au-dessus de lui.

Il fit demi-tour, et ses pieds devinrent deux rivières miroitantes qui l’emportèrent au loin.

Le monde fit un bond en arrière. Il glissait sur les pentes. Vers le bas. A toute vitesse…

Loin de là…

Il regarda en arrière par-dessus son épaule.

Dans le lointain, la forme grise bondissait à sa suite.

Il sentait que la bête pouvait réduire la distance si elle le voulait. Il lui fallait aller plus vite.

Le monde tournoyait autour de lui. La neige se mit à tomber.

Il poursuivit sa course.

Devant lui, une tache indistincte, un contour irrégulier.

Il déchirait les voiles de la neige, qui semblait maintenant tomber vers le haut depuis le sol – comme des colonnes de bulles dans un liquide.

Il s’approcha de la forme fracassée.

Il avançait comme un nageur, incapable d’ouvrir la bouche par peur de se noyer – de se noyer et de ne pas savoir, de ne jamais savoir.

Il était incapable d’arrêter son mouvement en avant, porté vers l’épave comme par la marée. Il finit par s’arrêter devant elle.

Certaines choses ne changent jamais. Il y a des choses qui ont depuis longtemps cessé d’exister en tant qu’objets et ne subsistent qu’à l’état d’événements qui ne seront jamais répertoriés, hors de cette suite d’éléments appelée le Temps.

Render se tenait là, se souciant peu que Fenris bondît sur lui pour lui dévorer la cervelle. Il s’était couvert les yeux, mais il ne pouvait occulter la vision. Pas cette fois. Rien ne lui importait. La plus grande partie de lui-même était étendue morte à ses pieds.

Il entendit un hurlement. Une forme grise le frôla.

Les yeux sinistres et le mufle sanguinaire pénétrèrent dans l’épave de l’automobile, broyant le verre et l’acier, tâtonnant à l’intérieur à la recherche de…

« Non ! Brute ! Dévoreur de cadavres ! cria Render. Les morts sont sacrés ! Mes morts sont sacrés ! »

Il eut soudain un scalpel à la main et se mit à lacérer d’une main experte les tendons, les faisceaux de muscles des épaules arc-boutées, le ventre mou, les cordes des artères.

En pleurant, il dépeça le monstre, membre par membre ; celui-ci saignait à flots, souillant le véhicule et les restes qu’il contenait de ses fluides infernaux qui gouttèrent et coulèrent jusqu’à ce que la plaine en fût rougie et convulsée tout autour d’eux.

Render se laissa tomber sur le capot broyé, dont le contact était doux, chaud et sec. Il y répandit ses larmes.

« Ne pleurez pas », dit-elle.

Il fut alors suspendu à son épaule, la serrant avec force, là, près au lac noir sous la lune de porcelaine. Une seule bougie jetait sa lueur tremblotante sur leur table. Elle lui approcha le verre des lèvres.

« Je vous en prie, buvez.

— Oui, donnez-le-moi ! »

Il avala d’une gorgée le vin qui était toute douceur et légèreté. Il le sentit brûler en lui. Il sentit sa force revenir.

Je suis…

— … Render le Façonneur, dit le lac, dans un éclaboussement.

— Non ! »

Il fit volte-face et se remit à courir, à la recherche de l’épave. Il fallait qu’il retourne, qu’il la retrouve…

« Vous ne pouvez pas.

— Je peux ! cria-t-il. Je peux, si j’essaie…»

Des flammes ondoyèrent dans l’air épais. Des serpents jaunes, dont la lueur se lovait autour de ses chevilles. Alors, à travers les ténèbres, le surplombant de ses deux têtes, s’approcha son Adversaire.

De petites pierres crépitèrent autour de lui. Une odeur suffocante lui vrilla les narines, puis la tête.

« Façonneur ! mugit l’une des têtes.

— Tu es revenu pour le règlement de compte ! » lança l’autre.

Render, le regard fixe, se souvenait.

« Pas de règlement de compte, Thaumiel, dit-il. Je t’ai vaincu et je t’ai enchaîné au nom de – Roth-man, oui, c’était Rothman – le cabaliste. » il traça un pentagramme dans les airs. « Retourne à Qliphoth. Je te bannis.

— Que ce lieu soit Qliphoth.

— … Par Khamael, l’ange du sang, par les hôtes de Séraphim, au Nom d’Élohim Gebor, je t’ordonne de disparaître !

— Pas cette fois-ci », dirent en riant les deux têtes.

Le monstre s’avança.

Render recula lentement, les pieds entravés par les serpents jaunes. Il sentait l’abîme s’ouvrir derrière lui. Le monde était un puzzle dont les pièces étaient en train de se disjoindre, et il les voyait se séparer les unes des autres.

« Disparais ! »

Le géant rugit de son double rire.

Render trébucha.

« Par ici, mon amour ! »

Elle se tenait dans une petite grotte, sur sa droite.

Il fit non de la tête et recula vers l’abîme.

Thamiel tendit les mains vers lui.

Render bascula dans le gouffre.

« Charles ! » hurla-t-elle, et son gémissement secoua le monde, qui se désintégra.

« Alors, Vernichtung, répondit-il en tombant. Je vous rejoins dans les ténèbres. »

Tout prit fin.

« Je voudrais voir le docteur Charles Render.

— Désolé, c’est impossible.

— Mais j’ai fait le saut en jet jusqu’ici, rien que pour le remercier. Je suis un homme nouveau ! Il a changé ma vie !

— Je suis désolé, monsieur Erikson. Quand vous avez appelé ce matin, je vous ai dit que c’était impossible.

— Monsieur, je suis Erikson de la chambre des Représentants, et Render m’a rendu un grand service.

— Alors vous pouvez lui en rendre un maintenant. Rentrez chez vous.

— Vous n’avez pas le droit de me parler de cette façon !

— C’est ce que je viens de faire. Je vous prie de sortir. Peut-être dans le courant de l’année prochaine…

— Mais quelques paroles peuvent faire des miracles…

— Épargnez-les !

— Je… je suis désolé…»

* *
*

Aussi merveilleux que fût le bol incliné de la mer fumante dans la lueur rosée du matin, il savait que cela devait finir. Alors…

Il descendit l’escalier du donjon et sortit dans la cour. Il s’approcha de la tonnelle de rosiers, où il se pencha sur le grabat installé parmi les fleurs.

« Bonjour, monseigneur, dit-il.

— Bonjour à toi », répondit le chevalier, dont le sang se mêlait à la terre, aux fleurs, aux herbes, coulant de sa blessure, chatoyant sur son armure, gouttant au bout de ses doigts.

« Vous n’avez point guéri ? »

Le chevalier fit non de la tête.

« Je me vide. J’attends.

— Votre attente touche à sa fin.

— Que me dis-tu ? » Il se dressa sur son séant.

« Le navire. Il approche du port. »

Le chevalier se leva, s’adossant contre un tronc moussu. Il fixait l’énorme serviteur barbu qui continuait à parler de son accent dur et barbare :

« Il arrive comme un cygne noir sous le vent – il revient.

— Noir, dis-tu ? Noir ?

— Noires sont les voiles, seigneur Tristan.

— Tu mens !

— Vous voulez vous en assurer ? Voir par vous-même ? – Alors regardez ! »

Il fit un geste.

La terre trembla, le mur s’écroula. La poussière tourbillonna puis retomba. D’où ils se tenaient, ils voyaient le navire entrer dans le port sur les ailes de la nuit.

« Non ! Tu as menti !… Regarde ! Elles sont blanches ! »

L’aube dansait sur les eaux. Les ombres s’enfuirent des voiles du navire.

« Non, espèce d’idiot ! Noires ! Il le faut !

— Blanches ! Blanches !… Yseult ! Tu m’as gardé ta foi ! Tu es revenue ! »

Il se mit à courir vers le port.

« Revenez !… Votre blessure ! Vous êtes malade !… Arrêtez…»

Les voiles étaient blanches sous le soleil qui était un bouton rouge, sur lequel le serviteur s’empressa d’appuyer.

La nuit tomba.

Traduit par JACQUES POLANIS.

He who Shapes.

© Ziff-Davis Publishing Co, 1969.

© Librairie Générale Française, 1984, pour la traduction.