LES VENTS DE MARS

par Fritz Leiber

Lorsque la perte, celle par exemple d’un objet aimé, est trop intense pour être supportée par le psychisme, celui-ci reconstruit parfois l’objet sous forme d’hallucination. L’objet, par exemple une femme aimée et perdue, ou la planète natale lointaine et détruite, se présente à la conscience avec la même force qu’un objet réel. Le désert est propice à cette expérience. Mais dans le désert martien, qui dira s’il s’agit d’une illusion ou d’un message ?

JÉTAIS à mi-chemin entre Arcadia et Utopia, à bord d’un long patrouilleur archéologique, à la recherche de ruches de coléoptères, de cités lépidoptéroïdes et des villas en ruines des Anciens.

Sur Mars, on s’en est tenu aux noms fantaisistes dont les rêves des vieux astronomes avaient doté les cartes. On a un Elysium et aussi un Ophir.

J’estimais que je me trouvais quelque part près de la mer Acide, qui, par une coïncidence extraordinaire, se transforme vraiment en un marécage peu profond et empoisonné, riche en ions d’hydrogène, quand la calotte glaciaire du nord vient à fondre.

Mais je n’en voyais aucun signe en dessous de moi, et il n’y avait non plus aucun trait archéologique. Rien que la plaine infinie d’un rose terne, la plaine de poussière de felsite et d’oxyde de fer que je voyais filer régulièrement à l’est sous mon engin, avec çà et là un canyon peu profond ou une faible colline.

Le soleil était derrière moi, ses rayons bas inondaient la cabine. De rares étoiles brillaient dans le ciel d’un bleu sombre. Je reconnus les constellations du Sagittaire et du Scorpion, et Antarès comme un point rouge.

J’avais ma combinaison spatiale de pilote de couleur rouge. Il y a assez d’air sur Mars pour voler, mais pas assez pour respirer même si on se maintient à quelques centaines de mètres au-dessus de la surface.

A côté de moi, se trouvait, en position assise, la combinaison spatiale verte de mon copilote, qui aurait eu quelqu’un à l’intérieur si j’étais seulement plus sociable ou simplement si je me souciais un peu plus des règles de vol. De temps à autre, elle se balançait ou tressautait un peu.

Les choses semblaient étranges, et ce n’est pas ainsi que quelqu’un qui aime la solitude autant que moi, ou qui prétend l’aimer, devrait les ressentir. Mais le paysage martien est encore plus spectral que ceux d’Arabie ou d’Amérique du sud-ouest – solitaire et magnifique et en proie à l’obsession de la mort et de l’immensité, au point que c’en est parfois impressionnant.

Les mots d’un vieux poème me vinrent à l’esprit. « Et d’étranges pensées viennent chanter dans mes oreilles, elles parlent de cette existence que j’ai vécue avant de vivre cette vie-là. »

Je dus faire un effort pour ne pas me pencher et regarder la vitre du casque surmontant la combinaison verte, pour voir s’il n’y avait pas quelqu’un à l’intérieur. Un homme très mince, ou une femme très grande et très mince. Ou un coléoptéroïde martien semblable à un crabe noir et qui n’a pas plus besoin d’une combinaison qu’une combinaison n’a besoin de lui… Ou… qui sait ?

Tout était parfaitement calme dans la cabine, on entendait presque le silence. J’avais écouté la station de Deimos, mais, maintenant, la petite lune avait disparu à l’horizon au sud. On avait radiodiffusé un programme de suggestions concernant Mercure. Il s’agissait d’éloigner la planète du Soleil pour en faire la lune de Vénus – en donnant également aux deux planètes une rotation – afin d’alléger l’étouffante atmosphère de fournaise de Vénus et de la rendre habitable.

J’avais alors pensé :

« Il vaudrait mieux finir d’aménager Mars. »

Mais presque immédiatement, une autre pensée avait chevauché celle-ci.

« Non, je veux que Mars demeure solitaire. C’est pour cela que je suis venu ici. La Terre était trop peuplée, et vois un peu ce qui s’est passé. »

Cependant, il y a des moments sur Mars où ce serait agréable, même pour un vieux solitaire comme moi, d’avoir un compagnon.

Une fois de plus j’eus envie de scruter la vitre de la combinaison verte.

Au lieu de quoi je regardai autour de moi. Il y avait toujours et seulement ce désert de poussière filant vers le soleil couchant ; il n’avait presque pas de relief et il était d’un rose sombre comme une pêche très mûre. « Pêches d’un rose sans défaut… pêches à la douce surface marbrée… pêches fraîches comme le vin qu’on vient de tirer…» Mais quel était donc ce poème qui ne cessait de me poursuivre ?

Sur le siège à côté de moi, presque sous la cuisse de la combinaison verte, se trouvait un enregistrement des Églises et Cathédrales terriennes d’autrefois. Les vieilles constructions m’ont toujours beaucoup intéressé, et puis il y a des collines ou des ruches de coléoptères noirs qui, de façon remarquable, suggèrent à l’esprit les tours et les clochers de la Terre, jusque dans les moindres détails comme les fenêtres en ogive et les arcs-boutants, à tel point qu’on en est venu à penser qu’il y a peut-être un élément d’imitation, télépathique ou autre, dans l’architecture de ces êtres étranges qui, malgré leur intelligence humanoïde, ressemblent beaucoup aux insectes sociaux.

J’avais fait passer l’enregistrement à mon dernier arrêt, étudiant les ressemblances des tumulus des coléoptères, mais alors l’intérieur d’une cathédrale m’avait rappelé la chapelle Rockefeller à l’Université de Chicago et j’avais sorti la bande du projecteur. Cette chapelle, c’était là que se trouvait Monica par un brillant matin de juin, pour obtenir son diplôme de physique, le jour où le souffle de la Bombe avait atteint l’extrémité sud du lac Michigan, mais je ne veux pas penser à Monica. Ou plutôt, je voulais trop y penser.

« Ce qui est fait est fait, et elle est morte, morte il y a longtemps. »

Maintenant, je reconnaissais le poème, c’était un poème de Browning où l’évêque exige que sa tombe soit érigée en l’église de Sainte-Praxède. C’était comme l’écho d’un cri éloigné. Y avait-il eu une vue de Sainte-Praxède sur l’enregistrement ? Le XVIe siècle… et l’évêque mourant suppliant ses fils de faire dresser pour sa dépouille un tombeau ridiculement ostentatoire – une frise de satyres, de nymphes, avec le Sauveur, Moïse, et des lynx – et lui pendant ce temps pense à leur mère, sa maîtresse…

« Votre mère, longue et pâle, avec ses yeux qui vous parlaient…

« Le vieux Gandolf m’enviait tant elle était belle. »

Robert Browning et Elizabeth Barrett et leur grand amour…

Monica et moi et notre amour qui n’avait jamais vu le jour.

Les yeux de Monica parlaient. Elle était longue et mince avec un port altier.

Peut-être, si j’avais plus de caractère, ou seulement de l’énergie, trouverai-je quelqu’un d’autre à aimer – une autre planète, une autre jeune fille ! Je ne resterais pas ainsi inutilement fidèle à cette romance passée. Je ne continuerais pas à faire ma cour à la solitude, enveloppé dans un rêve de vie et de mort sur Mars…

« Des heures et des heures, si longues au cœur de la nuit, et je me demande : Suis-je donc vivant, ou suis-je mort ? »

Mais pour moi la perte de Monica est liée, en nœuds si serrés que je ne puis les dénouer, liée à mon horreur de ce que la Terre s’est fait à elle-même dans son amour de l’argent, son orgueil, sa soif de puissance et de gloire, liée à cette guerre atomique inutile qui éclata juste au moment où on pensait que le monde était en sécurité et qu’il n’y avait plus de problème. Cette dernière guerre n’avait pas détruit la Terre entière. Oh ! non, seulement le tiers, mais elle avait détruit ma foi en la nature humaine, et divine également, et elle avait détruit Monica…

« Et puisqu’elle est morte, il nous faut mourir aussi,

« Et le monde n’est qu’un rêve…»

Un rêve ? Peut-être aurions-nous besoin, d’un Browning pour donner de la réalité à ces moments de l’histoire moderne engloutis dans le passé, pour les retrouver, goutte d’eau dans la mer, atome dans un tourbillon, et les graver parfaitement : une étoile filante, une arrivée sur une planète neuve, tout cela gravé comme il l’avait fait pour ces inoubliables moments de la Renaissance.

Pourtant, le monde (Mars ! la Terre ?) ne serait qu’un rêve ? Peut-être, après tout. Un mauvais rêve parfois, c’est certain ! C’est ce que je me disais en ramenant brutalement mes pensées à mon engin et au désert d’un rose inchangé sous le petit soleil.

Apparemment, je n’avais rien manqué. Une partie de mon esprit avait fidèlement surveillé les instruments et s’en était occupé tandis que l’autre partie errait dans des mondes imaginaires et se complaisait dans les souvenirs.

Mais les choses donnaient l’impression d’être plus étranges encore. Le silence résonnait de tintements métalliques, comme si un grand carillon de cloches venait de sonner ou allait sonner. Une menace pesait maintenant et elle venait du petit soleil qui commençait à se coucher derrière moi, apportant la nuit martienne où couvent tant de choses ignorées. La plaine rose avait pris un aspect sinistre. Et, pendant quelques instants, je fus certain que, si je regardais dans la combinaison spatiale verte, je verrais un fantôme noir, plus minuscule que le plus petit des coléoptères, ou alors un visage de squelette grimaçant – le Prince de la Peur.

« Et passent nos années plus rapides que la navette du tisserand :

« Et l’homme va vers la tombe…»

Vous savez, le monde de l’étrange et du surnaturel ne s’est pas évaporé, quand la Terre a été surpeuplée et que la technique s’est développée. Non, les esprits sont allés ailleurs, sur la Lune, sur Mars, ou sur les satellites de Jupiter, et dans les noires forêts de l’espace et aux frontières des astres, et aux hublots des étoiles à des distances inimaginables. Ils sont allés aux royaumes de l’inconnu, là où tout peut arriver à n’importe quel moment, là où l’impossible se manifeste tous les jours…

Et juste à ce moment, je vis l’impossible, dressé dans le désert en face de moi, cent vingt mètres de haut et tout revêtu de dentelle grise.

Et tandis qu’une partie de mon esprit restait glacée pendant des secondes qui s’étiraient jusqu’à devenir des minutes, et que ma vision centrale restait vide d’expression, fixée sur cette masse incroyable qui bifurquait vers le haut, avec ses touches d’arc-en-ciel à peine esquissées pris dans la dentelle grise, une autre partie de mon esprit et ma vision périphérique faisaient descendre l’engin en un atterrissage rapide et doux comme un songe, un glissement sur ses longs skis dans la poussière rose. J’effleurai un bouton et les murs de la cabine s’abaissèrent silencieusement de chaque côté du siège du pilote, et je descendis sur le sol couleur de pêche bien mûre et doux comme un édredon de plume, le sol de Mars où la gravité rend chaque mouvement facile comme en rêve, et je restai là immobile à contempler le miracle, et l’autre partie de mon esprit commença enfin à s’éveiller.

Il n’y avait aucun doute sur ce que je voyais, car j’en avais regardé une vue enregistrée, moins de cinq heures plus tôt : c’était la façade ouest de la cathédrale de Chartres, ce chef-d’œuvre gothique, avec son clocher du XIIe siècle tout simple, appelé le Clocher Neuf, au nord. Entre les deux, la grande rosace de quinze mètres de diamètre et, au-dessous, l’arche triple du porche de l’ouest où les statues se touchent toutes.

Rapidement, une partie de mon esprit passait en revue les théories pour expliquer ce miracle grotesque et rebondissait de l’une à l’autre presque aussi rapidement que si elles avaient été des pôles magnétiques.

J’avais des hallucinations provoquées par les images du film. Oui, le monde était peut-être un rêve. C’est – toujours une théorie et elle n’est jamais utile.

Un transparent de Chartres avait été collé contre la vitre de mon casque. Je le secouai. Non.

Je voyais un mirage qui avait voyagé à travers quatre-vingts millions de kilomètres a espace… et quelques années de temps aussi, car Chartres avait été volatilisée avec la Bombe de Paris qui avait manqué de peu la capitale en tombant du côté du Mans, exactement comme la chapelle Rockefeller avait disparu avec la Bombe de Michigan et Sainte-Praxède avec celle de Rome.

Le bâtiment était une imitation construite par les coléoptéroïdes selon un plan relevé par télépathie sur une image-souvenir de Chartres, prise dans l’esprit d’un humain. Mais la plupart des images-souvenirs n’ont pas une telle précision, loin de là, et je n’ai jamais entendu parler de coléoptères imitant des vitraux, quoiqu’ils aillent bien jusqu’à construire des nids surmontés de clochers de cent cinquante mètres de haut.

C’était un de ces grands pièges hypnotiques que les coléoptères nous tendent, il y en a qui le prétendent toujours, mais ils sont plutôt chauvins. Oui, c’était cela et tout l’univers avait été construit par des démons dans le seul but de me berner, moi, comme Descartes en fit autrefois l’hypothèse. Assez.

On avait transporté Hollywood sur Mars, tout comme çn l’avait transporté au Mexique, en Espagne, en Égypte et au Congo, pour éviter des dépenses, et on venait de terminer une épopée du Moyen Age – « Le Bossu de Notre-Dame » – oui, c’était cela, et quelque producteur pas très malin avait mis Notre-Dame de Chartres à la place de Notre-Dame de Paris, parce que sa maîtresse la préférait, et que, de toute façon, le public n’y verrait pas de différence. Oui, et ils avaient probablement loué des hordes de coléoptères noirs pour presque rien, pour jouer les moines avec des robes et des masques humanoïdes. Et pourquoi pas un coléoptère pour jouer Quasimodo ? Ça améliorerait les relations entre les deux races. Ne cherche pas de théâtre dans ce qui dépasse ta compréhension.

Ou on avait offert une excursion sur Mars au dernier président fou de la Belle France pour lui calmer les nerfs et on avait monté de toutes pièces une cathédrale de Chartres en carton pâte, juste la façade ouest, pour le satisfaire, tout comme les Russes avaient installé des villages de carton pour impressionner l’Allemande qu’avait épousée Pierre III. La IVe République sur la quatrième planète ! Non, tu deviens hystérique. Cet édifice est vraiment là.

Ou peut-être – et là mon esprit conscient s’attarda – le passé et le futur existent-ils quelque part (l’esprit de Dieu ? la quatrième dimension ?) dans une sorte d’animation suspendue, avec de petites rides pour parcourir ce sommeil, de petites rides représentant les changements provoqués dans le futur par nos actions présentes, et peut-être aussi, qui sait, d’autres petites rides parcourant le passé ? – car il y a peut-être des professionnels du voyage dans le temps. Et peut-être qu’une fois sur un million de millénaires, un amateur accidentellement trouve une Porte.

Une Porte menant à Chartres. Mais quand ?

Comme je me complaisais dans ces pensées, sans quitter des yeux le prodige gris – « suis-je vivant ? suis-je mort ? » – il y eut derrière moi un gémissement, un bruissement, et je me retournai pour voir la combinaison verte sortir de l’engin et venir vers moi, mais la tête était rentrée dans les épaules, si bien que je ne pouvais pas voir derrière la vitre. J’étais paralysé comme dans un cauchemar. Mais avant que la combinaison fût près de moi, je vis qu’il y avait avec elle, peut-être la poussant, un vent qui secouait l’engin et faisait voler la poussière rose en soulevant des vagues et de hauts panaches. Et puis le vent me renversa – on n’a pas beaucoup de prise avec cette gravité de Mars – et je fus entraîné loin de l’engin avec les flots de poussière, et la combinaison verte m’accompagnait, sautillant plus vite et plus haut que moi comme si elle avait été vide, mais il est vrai que les fantômes sont bien légers.

Le vent était plus fort que ne devrait être le vent sur Mars, certainement plus fort qu’aucune bourrasque, et alors que je roulais comme dans un cauchemar, les chocs étant amortis par mon costume et la faible gravité, m’accrochant sans beaucoup de résultats aux petites crêtes rocheuses, je me mis à penser avec la sérénité de la fièvre que ce vent ne soufflait pas seulement à travers l’espace de Mars, mais aussi à travers le temps.

C’était un mélange de vent de l’espace et de vent du temps. Quelle énigme pour le physicien et le dessinateur de vecteurs ! Ce n’était pas juste, pensais-je, tombant toujours, pas plus juste que de donner à un psychiatre un patient dont la psychose est dominée par l’alcoolisme. Mais la réalité n’est jamais simple, et je savais par expérience que l’esprit le plus normal se mettrait immédiatement à délirer – mais est-ce bien du délire après tout ? – si l’individu est enfermé ne serait-ce que quelques minutes dans une pièce sans écho et sans pesanteur.

Un petit rocher prit, pendant quelques instants, la forme toute tordue de Brush, le chien de Monica, tel qu’il était au moment de sa mort. Il n’avait pas péri dans l’explosion avec elle, mais des suites des retombées radioactives, trois semaines plus tard, sans poil, tout gonflé et tout suintant. Je grimaçai de dégoût en y pensant.

Puis le vent mourut et je vis que la façade ouest de la cathédrale de Chartres se dressait verticale juste devant moi, et je vis que j’étais accroupi sur les marches de la baie du sud. Il y avait la grande sculpture de la Vierge au-dessus du grand porche qui posait un regard sévère sur le désert martien, et les statues des quatre arts libéraux au-dessous d’elle – la Grammaire, la Rhétorique, la Musique, la Dialectique – et il y avait aussi Aristote, le front soucieux, en train de tremper une plume de pierre dans de l’encre de pierre.

La statue de la Musique frappant ses petites cloches de pierre me fit penser à Monica et à ses soirées où elle étudiait son piano, ce qui faisait aboyer Brush. Ensuite, je me souvins que l’enregistrement m’avait appris que, selon la légende, Chartres était le lieu de résidence de Sainte-Modesta, une ravissante jeune fille que son père Quirinus avait torturée à mort à cause de sa foi chrétienne, au temps de Dioclétien. Modesta-Musique-Monica.

La porte à deux battants était entrouverte et la combinaison verte était là, couchée sur le ventre, casque levé, comme pour regarder à l’intérieur au niveau du sol.

Je me levai et me mis à marcher, emporté par le temps ? Grotesque. Je montai les marches roses. Poussière. Étais-je moi-même plus que de la poussière ? Suis-je vivant ? Suis-je mort ?

J’allais de plus en plus vite, mes pieds faisant voler la poussière rose en grands tourbillons couleur de pêche, et je faillis me jeter sur la combinaison verte pour la retourner et regarder par la vitre. Mais avant de réaliser mon geste, j’avais jeté un coup d’œil par la porte et ce que je vis m’arrêta. Lentement, je me relevai et dépassai la forme allongée, d’un pas, puis de deux.

Au lieu de la grande nef gothique de Chartres aussi longue qu’un terrain de football, aussi haute qu’un séquoia, animée des flamboyantes couleurs es vitraux, il y avait un intérieur plus petit, plus sombre, où régnait une atmosphère d’église, un intérieur roman, latin même avec ses grosses colonnes de granit et ses escaliers de marbre rouge qui donnaient une impression de richesse, et l’autel où des mosaïques brillaient dans la pénombre. Un mince rai de lumière, comme un éclairage de théâtre, vint frapper le mur qui me faisait face, révélant une tombe somptueusement ornée où se trouvait un gisant : on voyait que c’était un évêque d’après sa mitre et sa crosse ; en dessous de lui, se trouvait une frise de bronze où se bousculaient de multiples personnages plaqués sur une dalle de jaspe verte ; l’évêque avait un globe terrestre en lapis-lazuli entre ses genoux de pierre, et neuf colonnes de marbre rose soutenaient un dais.

Mais bien sûr ! C’était la tombe de l’évêque dont parlait le poème de Browning. C’était l’église de Sainte-Praxède, soufflée par la Bombe de Rome, l’église consacrée à la martyre Praxède, fille de Puaens, pupille de Saint-Pierre, dont la mort prend place en des temps encore plus reculés que le martyre de Sainte-Modesta de Chartres. Napoléon avait conçu le projet d’enlever ces marches de marbre pour les acheminer vers Paris. Mais l’évocation de ce souvenir en fit surgir immédiatement un autre. Si l’église de Sainte-Praxède avait bien existé, la tombe de l’évêque de Browning, elle, n’avait jamais existé que dans l’imagination du poète et celle de ses lecteurs.

Se pourrait-il, pensai-je, que non seulement le passé et le futur existent pour toujours, mais aussi toutes les possibilités qui aient jamais été réalisées et le seront jamais… d’une certaine manière, en un certain lieu (la cinquième dimension ? l’imagination de Dieu ?) comme si tout cela se passait dans un rêve à l’intérieur d’un rêve, en proie à de multiples changements selon les pensées des artistes, ou de n’importe qui. Vent qui tourne au gré du temps. Vents de l’espace et vents du temps étroitement mêlés.

A ce moment, je m’aperçus qu’il y avait deux silhouettes vêtues de noir dans l’aile, en train d’examiner la tombe – un homme pâle dont la barbe noire recouvrait les joues et une femme pâle dont les longs cheveux noirs et raides masquaient une partie du visage comme un voile. Quelque chose bougea à leurs pieds et un animal gras et sans poil évoquant une grosse limace s’éloigna d’eux en se traînant et disparut dans l’ombre.

Cela ne me plaisait pas. Cet animal ne me plaisait pas et il ne me plaisait pas non plus qu’il eût disparu. Pour la première fois, j’eus vraiment peur.

Et puis la femme se déplaça aussi, si bien que sa large jupe sombre se balança, frôlant le sol ; puis, d’une voix très britannique, elle appela : « Flush, Flush, ici tout de suite ! » et je me souvins alors que c’était le nom du chien qu’Elizabeth Barrett avait emmené avec elle quand elle s’était enfuie de Wimpole Street avec Browning.

Puis la voix appela de nouveau, anxieusement, mais l’accent britannique n’y était plus, en fait c’était une voix que je connaissais, une voix qui me glaça le sang dans les veines ; et le nom du chien avait changé aussi, ce n’était plus Flush, mais Brush ; je levai la tête et vis que la tombe somptueuse n’était plus là, et les murs étaient devenus gris et s’étaient reculés, mais pas si loin que ceux de Chartres, seulement comme ceux de la chapelle Rockefeller. Et elle venait vers moi, descendant la nef centrale, grande et mince dans sa robe noire de l’université qu’ornaient les trois galons de velours des docteurs et la bordure brune de la science. Elle venait vers moi : Monica.

Je crois qu’elle m’a vu, je crois qu’elle m’a reconnu à travers la vitre de mon casque, je crois qu’elle m’a adressé un sourire où se lisaient la terreur et un étonnement profond.

Puis il y eut derrière elle un chatoiement rose, qui nimba ses cheveux de lumière comme l’auréole un saint. Mais la lumière devint trop intense, intolérable, et quelque chose vint me frapper et m’entraîna dehors, me roulant de tourbillons en tourbillons si bien que je ne voyais plus qu’un nuage de poussière rose et le ciel piqueté d’étoiles.

Je crois que ce qui m’a frappé était le fantôme du souffle d’une explosion atomique.

Et il y avait une pensée qui ne me quittait pas l’esprit : Sainte-Praxède, Sainte-Modesta, et Monica, la sainte athée martyre de la Bombe.

Puis il n’y eut plus de vent et je me relevai dans la poussière près de l’engin.

Je regardai autour de moi, la poussière rose se soulevait à peine maintenant et la cathédrale n’était plus là. Ni colline ni construction d’aucune sorte ne coupait la monotonie de l’horizon martien.

Appuyée à la coque, comme poussée là par le vent, mais cependant debout, se trouvait la combinaison verte, le dos tourné, la tête et les épaules affaissés dans l’attitude du plus profond désespoir.

Je me dirigeai rapidement vers elle, me disant qu’elle avait peut-être fait le voyage avec moi pour ramener quelqu’un.

Il me sembla qu’elle avait eu un mouvement de recul quand je la retournai. La vitre du casque était vide. A l’intérieur, à travers la transparence, déformé par l’angle de vision, se trouvait le petit tableau de bord avec ses cadrans et ses boutons, mais il n’y avait pas de visage au-dessus.

Je soulevai la combinaison spatiale verte très doucement dans mes bras et la portai jusqu’à la cabine comme s’il se fût agi d’une personne.

C’est dans ce que nous avons perdu que nous existons le plus pleinement.

Le soleil eut un faible éclat au moment où ses derniers feux disparaissaient à l’horizon.

Et toutes les étoiles se montrèrent.

Et parmi elles, toute verte et la plus brillante de toutes, très basse dans le ciel, là où s’était couché le soleil, apparut l’Étoile du Soir, la Terre.

Traduit par CHRISTINE RENARD.

Now is forever.

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© Éditions Opta, pour la traduction.