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Ce fut comme une chanson se terminant par un cri aigu. Il s’éveilla. La nuit de sommeil n’avait pas été reposante. Onze heures sur le dos, onze heures pareilles à une corvée, et enfin l’évasion, le retour absurde à un état de conscience épuisé. Il resta allongé un moment, incapable de bouger.

Puis, une fois debout, il s’aperçut qu’il avait du mal à garder l’équilibre. Le sommeil n’avait pas été tendre pour lui.

Le sommeil lui avait frotté la peau à la toile-émeri.

Le sommeil lui avait poli les doigts à la poussière de diamant.

Le sommeil lui avait mis le cuir chevelu à vif.

Le sommeil lui avait passé les yeux au jet de sable.

Oh ! mon Dieu, songea-t-il, conscient de la douleur par toutes ses terminaisons nerveuses. Il alla en titubant dans le cabinet de toilette et fit jaillir sur sa nuque les fines aiguilles de la douche, en un bref jet. Ensuite, devant le miroir, il prit machinalement son rasoir dans le réceptacle branché sur le courant. Alors il se regarda dans la glace et s’immobilisa.

Le sommeil lui avait frotté la peau à la toile-émeri, poli les doigts à la poussière de diamant, mis le cuir chevelu à vif, passé les yeux au jet de sable.

Ce n’était pas qu’une façon un peu imagée d’exposer le fait. C’était presque au pied de la lettre ce qui lui était arrivé pendant son sommeil.

Il se regardait dans le miroir et la vision l’horrifiait. Si c’est ce qu’on gagne à faire l’amour avec cette foutue Flinn, alors je me voue à l’abstinence.

Il était totalement chauve.

Les mèches de cheveux que la veille encore il écartait de ses yeux au cours de son service avaient disparu. Il avait le crâne lisse et pâle comme la boule de cristal d’une voyante. Il n’avait plus de cils. Il n’avait plus de sourcils.

Sa poitrine était douce comme celle d’une femme. Ses ongles étaient presque transparents, comme si on eût pelé les couches supérieures cornées.

Il examina le miroir. Il se vit… plus ou moins. Pas beaucoup, moins en fait ; il n’avait guère perdu plus d’une livre. Mais c’était une livre qui comptait.

Il avait perdu son système pileux. Perdu son assortiment de verrues, de grains de beauté, de cicatrices et de cals. Plus de poils protecteurs dans ses narines. Ses genoux, ses coudes et ses talons étaient poncés jusqu’à la roseur.

S’apercevant qu’il tenait toujours son rasoir, Joe Pareti le remit en place. Et il se contempla, fasciné d’horreur, pendant un temps indéfini. Il avait l’impression fugace de comprendre ce qui lui arrivait. Je suis dans un beau pétrin, songea-t-il.

Il partit à la recherche du médecin de la Tour, qu’il trouva au laboratoire de pharmacologie. Le médecin n’eut pas besoin de le regarder par deux fois ; il le précéda à l’infirmerie où il confirma les appréhensions de Pareti.

Le médecin était un homme tranquille, posé. Très grand, très mince, avec un irrésistible penchant au sadisme professionnel. Il était à l’ordinaire plutôt morose, mais tout en examinant le glabre Pareti, il devenait visiblement jovial.

Pareti se sentait dépersonnalisé. Quand il avait suivi Bail à l’infirmerie, il était un homme ; maintenant, il se voyait transformé en objet de curiosité, en culture microbienne à scruter au microscope.

« Ah ! oui, dit le docteur. Intéressant. Voudriez-vous s’il vous plaît tourner la tête ? Bon… bon… parfait. A présent, clignez les paupières. »

Pareti faisait ce qu’on lui demandait. Bail prenait des notes, déclenchait des appareils photo et chantonnait tout en disposant des instruments étincelants sur un plateau.

« Vous l’avez attrapé, naturellement, dit-il, comme en arrière-pensée.

— Attrapé quoi ? s’enquit Pareti, espérant obtenir une réponse différente.

— Le mal d’Ashton. L’infection par la vase, à laquelle nous donnons le nom d’Ashton, qui a été le premier cas réellement étudié. » Il eut un petit rire. « J’imagine que vous n’avez pas cru qu’il s’agissait d’une simple dermatite ? »

Pareti avait l’impression d’entendre une musique étrange, un orgue, un clavecin.

Bail poursuivit : « Votre cas est atypique, exactement comme tous les autres ; ce qui en fait le rend typique. Cela porte aussi un assez vilain nom latin, mais Ashton fera l’affaire.

— La barbe avec tout ça ! fit Pareti, irrité. Vous en êtes certain ?

— Pourquoi pensez-vous qu’on vous verse une indemnité de haut danger ? Pourquoi pensez-vous qu’on me maintienne à bord ? Je ne pratique pas la médecine générale. Je suis un spécialiste. Bien sûr que je suis certain de ce que j’avance. Vous êtes le sixième cas connu. Le Journal de l’Association médicale américaine va s’y intéresser. Il se pourrait même que, sous une présentation acceptable, le Scientific American accepte de publier un article.

— Que pouvez-vous faire pour moi ? trancha Pareti.

— Cessez de me débiter des foutaises. Je ne trouve pas qu’il y ait de quoi rigoler. N’y a-t-il rien d’autre ? Puisque vous êtes spécialiste ! »

Bail parut enfin s’apercevoir que son humour noir ne trouvait pas un accueil enthousiaste. « Mr. Pareti, la médecine ne reconnaît pas d’impossibilités. Pas même l’inversion du phénomène de mort biologique. Mais ce n’est là qu’une déclaration de principe. Nous pourrions essayer des tas de choses. On pourrait vous hospitaliser, vous bourrer de drogues, vous irradier la peau, vous enduire de lotion de calamine, même tenter l’homéopathie, l’acupuncture et la moxibustion. Mais tout cela n’aurait pratiquement d’autre effet que de vous mettre très mal à l’aise. Dans l’état actuel de nos connaissances, le mal d’Ashton est irréversible et… euh… fatal. »

— Je peux vous offrir un verre d’excellent whisky d’avant-guerre, répondit le docteur Bail. Ce n’est pas spécifique de votre mal, mais c’est bon pour le corps, si j’ose dire.

Pareti avala sa salive en entendant ce dernier mot.

Étrange, mais Bail sourit en ajoutant : « Aussi, reposez-vous et amusez-vous bien. »

Pareti, en colère, fit un pas vers lui. « Vous êtes un salaud morbide !

— Je vous prie d’excuser ma légèreté, déclara vivement le médecin. Je sais que mon sens de l’humour est idiot. Je ne me réjouis pas de votre sort… C’est vrai… Je m’ennuie à bord de cette tour de la désolation… je suis heureux quand j’ai du vrai travail à faire. Mais je vois que vous ne savez pas grand-chose du mal d’Ashton… Il ne doit pas être trop difficile d’apprendre à vivre avec cette maladie.

— Vous venez pourtant de me dire qu’elle est fatale ?

— Exact. Mais tout est fatal, même la santé, même la vie. La question est de savoir dans combien de temps, de quelle manière.

— Parlez, parlez, bon Dieu ! coupa Pareti avec un faible geste de la main.

— Bon, allons-y, dit Bail en entamant avec enthousiasme un discours. Je crois vous avoir dit que l’aspect le plus typique de la maladie, c’est qu’elle est atypique. Considérons donc les cas de vos illustres prédécesseurs.

« Le cas numéro un est mort une semaine après avoir contracté la maladie, d’une complication pulmonaire, semble-t-il…»

Pareti verdissait. « Magnifique, émit-il.

— N’est-ce pas ? Mais le cas numéro deux, chanta presque Bail, le numéro deux, c’était Ash-ton, qui a donné son nom au mal. Lui, il est devenu volubile, presque écholalique. Un jour, devant une foule importante, il s’est lévité à six mètres de haut. Il est resté en l’air, sans support visible, à haranguer l’assistance dans une langue hermétique de son invention. Puis il s’est dissipé dans l’air et on n’en a jamais entendu parler. De là l’appellation de mal d’Ashton. Le cas numéro trois…

— Mais qu’est-il donc arrivé à Ashton ? » s’enquit Pareti, la voix étranglée de panique.

Bail ouvrit les paumes, sans répondre.

Pareti détourna les yeux.

« Le cas numéro trois s’est aperçu qu’il pouvait vivre dans l’eau et non plus dans l’air. Il a coulé deux années heureuses sur les récifs de corail au large de Marathon, en Floride.

— Et lui, qu’est-il devenu ?

— Un troupeau de dauphins l’a tué. C’était le premier cas connu d’une attaque de dauphins contre un homme. Nous nous sommes souvent demandé ce qu’il avait pu leur dire.

— Et les autres ?

— Le numéro quatre vit actuellement dans la communauté d’Ausable Chasm. Il s’y occupe de champignons. Il est très riche. Nous ne découvrons chez lui aucun effet de la maladie que la perte des poils et des peaux mortes. Sur ce point, vos cas sont similaires, mais cela pourrait n’être qu’une coïncidence. Bien sûr, il a une façon tout à fait unique de cultiver les champignons.

— Cela me paraît réconfortant, intervint Pareti, ragaillardi.

— Peut-être. Mais le numéro cinq est un cas malheureux. Une dégénérescence des organes tout à fait sidérante, accompagnée d’une croissance simultanée desdits organes vers l’extérieur. Ce qui lui a conféré une apparence tout à fait surréaliste : le cœur suspendu sous l’aisselle gauche, les intestins enroulés autour de la taille, et ainsi de suite. Puis il a commencé à acquérir un exosquelette chitineux, des antennes, des écailles, des plumes – son corps n’arrivait pas à se décider pour une forme d’évolution. Il a finalement choisi l’état de ver de terre, une espèce anaérobie des plus rares. La dernière fois qu’on l’a vu, il s’enfonçait dans les sables, près de Point Judith. On l’a suivi plusieurs mois au sonar, jusque dans le centre de la Pennsylvanie. »

Pareti frissonna. « Est-il mort ? »

Bail ouvrit de nouveau les mains sans répondre.

« Nous n’en savons rien. Il est peut-être dans son trou, tranquille, parthénogène, en train de couver les œufs d’une nouvelle espèce inimaginable. Ou il a pu évoluer vers la forme squelettique ultime… le roc sans vie mais indestructible. »

Pareti joignit ses mains sans poils et trembla comme un enfant. « Seigneur Jésus ! murmura-t-il. Quelle belle perspective. Voilà un avenir qui me donne de l’espoir !

 Dans votre cas personnel, la forme adoptée pourrait être agréable », avança le médecin.

Pareti leva sur lui un regard méchant. « Vous êtes un beau salaud, quand même ! Vous êtes là sur votre tour flottante à vous tourner les pouces pendant que la vase grignote de pauvres types que vous n’aviez jamais rencontrés. A quoi diable vous amusez-vous ? A griller des cancrelats pour les écouter hurler ?

— Ne rejetez pas la faute sur moi, Mr. Pareti, répliqua le médecin sans élever le ton. C’est vous qui avez choisi votre occupation, pas moi. On vous a averti des risques…

— On m’a affirmé que presque personne n’attrapait le mal de la vase ; c’était imprimé en petits caractères sur le contrat ! s’emporta Pareti.

— … Mais vous étiez quand même informé du danger, insista Bail. Et en conséquence vous touchez une prime. Vous ne vous êtes jamais plaint depuis trois ans que l’argent est versé à votre compte. Vous ne devriez pas le faire à présent. C’est plutôt immoral. Après tout, vous gagnez à peu près huit fois autant que moi. Cela devrait vous permettre pas mal d’adoucissements à l’existence.

— Ouais, j’ai touché les primes, gronda Joe. Mais maintenant je paie les pots cassés. La compagnie…

— La compagnie, articula Bail, est dégagée de toute responsabilité. Vous auriez dû lire tous les petits caractères. De toute façon, vous étiez payé pour vous exposer à une maladie rare. Vous vous étiez fait le pari – avec l’argent de la compagnie – que vous n’attraperiez pas le mal d’Ashton. Vous avez joué, et par malheur vous avez perdu.

— Je ne vous demande pas votre sympathie, dit Pareti, distant. Je vous demande seulement votre avis professionnel, que vous êtes payé – et à mon sens, trop payé – pour donner. Je veux savoir ce que je dois faire… et à quoi je peux m’attendre. »

Bail haussa les épaules. « Attendez-vous à l’inattendu, bien sûr. Vous n’êtes que le sixième, vous savez. Il n’apparaît pas encore de cycle bien établi.

La maladie est aussi instable que sa mère : la vase. Le seul cycle – et j’hésite même à avancer que c’en soit un…

— Cessez de tourner autour du pot, bon Dieu ! »

Bail pinça les lèvres. « Le cycle, donc, faute d’un autre terme, semble être celui-ci : il se produit une modification fondamentale des rapports entre la victime et le monde extérieur. Il peut s’agir de modifications visibles, comme la croissance d’Organes externes et d’ouïes en état de fonctionner, ou de transformations invisibles, comme chez le malade qui pratiquait la lévitation involontaire.

— Et le quatrième cas, celui qui est toujours en vie et normal ?

— Il n’est pas normal au sens exact du terme, reprit le médecin, les sourcils froncés. Ses rapports avec des champignons sont une sorte de perversion de l’amour, qui d’ailleurs est payée de retour. Quelques chercheurs le soupçonnent d’être lui-même devenu une sorte de champignon intelligent. »

Pareti se mordillait l’ongle du pouce. Ses yeux reflétaient son affolement. « Il n’y a aucun traitement ? Rien à faire ? »

Bail paraissait considérer Pareti avec un dégoût à peine voilé.

« Vous lamenter ne vous avance à rien. Peut-être que rien n’y fera. Je crois savoir que le numéro cinq a tenté de retarder les effets le plus possible, par la puissance de sa volonté, ou par sa concentration… ou tout autre moyen aussi ridicule.

— Cela a-t-il marché ?

— Un temps, sans doute. Personne n’a pu s’en assurer. De toute façon, la maladie a finalement pris la dessus.

— Mais c’est possible ? »

Bail renifla avec mépris. « Oui, Mr. Pareti, ce doit être possible. Rappelez-vous qu’aucun des cas ne ressemblait à un autre. Je ne sais pas quelles joies vous pouvez envisager, mais en tout cas elles seront sûrement inusitées. »

Pareti se leva. « Je lutterai. Cela ne m’envahira pas comme les autres. »

Cette fois l’écœurement de Bail était patent. « J’en doute, Pareti. Je n’ai jamais connu les autres, mais d’après ce que j’en ai lu, c’étaient des hommes beaucoup plus forts que vous n’en avez l’air.

— Pourquoi ? Rien que parce que cela m’a secoué ?

— Non. Parce que vous êtes un pleurnicheur.

— Vous êtes la pire brute que j’aie jamais rencontrée !

— Je ne peux pas feindre la compassion parce que vous avez attrapé le mal d’Ashton. Vous avez joué et perdu, je vous l’ai dit. Cessez de gémir.

— C’est tout ? »

Bail acquiesça du menton, avec son sourire insipide de vampire médical. Il l’avait toujours aux lèvres quand Pareti lui décocha son poing juste au-dessus du cœur. Les yeux de Bail parurent se désorbiter et son visage blêmit. Pareti lui maintint le menton de la main gauche et lui colla un direct du droit sur le nez.

Bail partit à la renverse en battant des bras, heurta la vitrine aux instruments et brisa le verre à grand fracas. Il s’assit sur le plancher, sans perdre connaissance. Il regardait Pareti quand celui-ci se dirigea vers la sortie. Pareti se retourna avec le sourire, le premier depuis son entrée à l’infirmerie.

« Vous en avez de vilaines manières avec la clientèle, docteur. »

Et il s’en alla.

Il devait quitter la Tour du Texas dans l’heure, selon la loi. Il reçut un dernier bulletin de paie pour les neuf mois qu’il venait de passer à travailler. Il toucha en outre une importante indemnité de licenciement. Bien que tout le monde sût que le mal d’Ashton n’était pas contagieux, quand il passa devant Peggy en gagnant le sas de sortie, elle lui adressa un sourire triste et lui dit adieu mais elle refusa de l’embrasser. Elle avait l’air confus. « Putain », murmura Pareti, mais elle l’avait entendu.

On avait envoyé un transport aérien de la compagnie pour le prendre. Un grand appareil à quinze places avec deux hôtesses, un salon, un cinéma et des billards miniatures. Avant qu’il embarque, le directeur de la Tour vint lui parler.

« Ce n’est pas la typhoïde. Vous ne pouvez la communiquer à personne. C’est seulement désagréable et imprévisible dans ses manifestations. Du moins c’est ce qu’on m’a expliqué. En théorie, pas de quarantaine, vous pouvez aller où bon vous semble. Mais en réalité, vous êtes en mesure de comprendre que votre présence serait mal vue dans les villes de surface. Non que vous y perdiez grand-chose. Tout le plaisir est sous terre. »

Pareti hochait la tête en silence. Il avait bien surmonté ses réactions initiales. Il était à présent décidé à lutter contre le mal avec toutes les ressources de sa volonté.

« C’est tout ? » demanda-t-il au directeur.

Celui-ci fit un signe affirmatif et tendit la main.

Pareti hésita, puis la prit.

Alors qu’il était engagé sur la rampe d’embarquement, le directeur le rappela : « Hé ! Pareti. »

Joe se retourna.

« Merci d’avoir tabassé ce salaud de Bail. Il y avait six ans que j’en avais envie », lança le directeur, souriant.

Pareti lui retourna un sourire embarrassé mais courageux, tandis qu’il disait adieu à ce qu’il avait été et prenait passage vers le monde réel.