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Il avait droit au voyage gratuit pour la destination de son choix. Il s’était décidé pour Est-Pyrites. S’il devait se bâtir une vie nouvelle avec ses économies de trois ans de labeur dans les champs de vase, du moins ne s’en occuperait-il qu’après une bombe royale sur la terre ferme. Neuf mois qu’il n’avait pas connu de plaisir enthousiasmant – il était impossible de trouver Peggy Flinn enthousiasmante, avec sa poitrine plate – et il avait tout son temps pour se distraire avant de s’installer.
Une des hôtesses, au pull largement échancré et en jupe « kiki », s’arrêta près de lui en souriant. « Je vous sers à boire ? »
Pareti pensait à tout autre chose qu’à boire. C’était une fille aux seins hauts, aux jambes longues, aux cheveux turquoise pâle. Mais il savait qu’elle était au courant de sa maladie et qu’elle aurait la même réaction que Peggy Flinn.
Il lui sourit à son tour, imaginant ce qu’il aimerait faire avec elle si elle était consentante. Elle lui prit la main et l’entraîna dans une des salles d’eau. Elle le fit entrer à l’intérieur, verrouilla la porte et se dévêtit. Pareti était si ahuri qu’il se laissa déshabiller par elle. La minuscule salle de bain ne laissait guère de liberté de mouvement, mais l’hôtesse avait l’esprit étonnamment inventif, sans parler de sa souplesse.
Quand elle en eut fini avec lui, le visage rouge, les yeux enfiévrés, le cou marqué de petites morsures violettes, elle marmonna qu’elle n’avait pas pu lui résister, ramassa ses vêtements sans même s’en couvrir et, prise d’une confusion extrême, quitta les lieux.
Pareti se contempla dans le miroir. Il lui semblait ce jour-là n’avoir rien fait d’autre que se regarder dans les glaces. Il ne vit que son image : Pareti le glabre, Pareti le chauve. Il eut soudain l’impression plaisante que sa maladie aurait peut-être pour conséquence de le rendre irrésistible pour les femmes. D’un seul coup, il se surprit à ne plus formuler de pensées trop méchantes envers la vase.
Il rêva avec euphorie aux délices qui l’attendaient si la vase, par exemple, exaltait sa virilité, ou si elle rehaussait encore l’attraction qu’il exerçait sur le sexe féminin, ou si elle…
Il se domina.
Hein ? Non, merci ! C’était justement ce qui était arrivé aux cinq autres. Ils avaient été envahis par la vase. Elle avait fait d’eux ce qu’elle avait voulu. Eh bien, il la combattrait, il l’empêcherait de s’emparer de lui, du sommet de son crâne déplumé à la plante de ses pieds sans durillon.
Il se rhabilla.
Non, certes non. Il ne s’adonnerait plus à ce genre d’orgie. Il lui apparaissait clairement que la vase, outre qu’elle avait accentué son magnétisme personnel, avait également haussé le seuil de ses perceptions. C’était le plus grand plaisir qu’il eût jamais éprouvé.
Il prendrait un peu d’amusement à Est-Pyrites, puis il achèterait un lopin de terre en surface, trouverait une femme, se mettrait au travail et obtiendrait un bon poste dans une des compagnies.
Il regagna la cabine du transport. La seconde hôtesse était de service. Elle ne dit rien, mais celle qui avait emmené Pareti dans la salle d’eau ne réapparut pas de tout le vol, et sa remplaçante ne cessa de dévorer Joe des yeux, comme si elle eût éprouvé le désir de le grignoter de ses petites dents.
Est-Pyrites, dans le Nevada, se situait à cent trente kilomètres au sud de la ville fantôme radioactive qui avait eu nom Las Vegas. Elle était aussi à cinq kilomètres plus bas. On la considérait sans exagérer comme une des merveilles du monde. Sa consécration au vice était obsédante, placée sous le signe d’une tendance maniaque et presque puritaine à la jouissance. C’est à est-pyrites qu’était né le dicton : LE PLAISIR EST UN DEVOIR SÉVÈRE QUE NOUS IMPOSE LE MONDE.
A Est-Pyrites, les rites de fertilité de l’Antiquité avaient été remis en vigueur avec un sérieux fastidieux. Pareti s’aperçut de cet état de choses dès qu’il déboucha de la manche de descente au soixantième sous-sol. Une célébration collective du rite était en cours au milieu du carrefour de Dude Avenue et de Gold Dust Boulevard, entre cinquante membres mâles du Culte d’Ishtar et dix jolies filles qui avaient signé de leur sang leur adhésion aux Suivantes de Cybèle.
Il évita avec soin les grappes de corps agglutinés. Cela lui paraissait amusant, mais il n’allait pas aider et favoriser l’emprise de la vase sur lui.
Il fit signe à un taxi et contempla le paysage. Le Temple des Étrangers était desservi par les filles vierges des notables de la ville ; les exécutions pour impiété avaient lieu en public devant le Tribunal du Soleil ; le Christianisme était en régression. Il n’avait rien d’amusant.
Les antiques coutumes du jeu au Nevada étaient encore respectées, mais elles avaient été amplifiées, diversifiées, développées. L’expression « jouer sa vie » avait pris là une signification littérale et sinistre.
Nombre des usages à Est-Pyrites étaient anticonstitutionnels ; d’autres étaient improbables ; certains absolument inconcevables.
Pareti aima d’emblée la ville.
Il choisit l’Hôtel du Tour du Monde, voisin du Hall des Perversions, face aux verdoyantes étendues du Jardin des Supplices de l’autre côté de la rue. Dans sa chambre, il prit une douche, se changea et réfléchit à ce qu’il allait faire en-premier lieu. Dîner à l’Abattoir, bien sûr. Et ensuite peut-être un peu d’exercice dans les fraîches ténèbres du Club des Bains de Boue. Après…
Il se rendit soudain compte qu’il n’était pas seul. Quelqu’un ou quelque chose était avec lui dans la pièce.
Il jeta un coup d’œil circulaire. Rien d’anormal en apparence, sauf qu’il aurait juré avoir posé sa veste sur un fauteuil. Maintenant elle était près de lui sur le lit.
Un instant d’hésitation, puis il tendit le bras pour la prendre. La veste glissa hors de portée. « Essaie de m’attraper ! » dit-elle d’une voix insipide et effarouchée. Pareti se précipita, mais le vêtement s’éloigna en dansant.
Pareti la regardait. Des fils ? Des aimants ? Une blague de la direction de l’hôtel ? Il savait d’instinct qu’il ne trouverait pas d’explication rationnelle à ces mouvements, à ces paroles de sa veste. Il serra les dents et se mit à la poursuivre.
La veste s’écarta en riant, piquant comme une chauve-souris. Pareti réussit à la coincer derrière l’appareil de massage de la chambre et à la saisir par une manche. Une pensée inepte lui traversa esprit. Il faut que j’envoie cette saleté au nettoyage et qu’on la brûle.
La veste resta molle un moment, puis elle se leva sur elle-même et lui chatouilla le creux de la main.
Pareti laissa échapper un gloussement involontaire, puis jeta la veste loin de lui et quitta précipitamment la chambre.
En descendant par le conduit de chute vers la rue, il eut la conviction que c’était là le véritable symptôme de la maladie. Elle avait modifié les relations entre lui-même et un article d’habillement. Un objet inanimé. La vase prenait de l’audace.
Qu’allait-elle entreprendre ensuite ?
Il était dans un endroit suave appelé l’Endroit Suave. C’était un tripot dont l’innovation consistait en un jeu compliqué appelé Fourre-la. Pour jouer, on s’asseyait devant un long comptoir avec des trous dans la paroi frontale en polyéthylène, où l’on introduisait une certaine partie de son anatomie. C’était un jeu réservé aux hommes, naturellement.
On déposait le montant du pari sur un des voyants lumineux clignotants qui parsemaient le dessus du comptoir. Ces lumières changeaient au hasard selon les indications d’une ordinatrice-programmatrice, et, au gré des variations des montants et des chances, il arrivait derrière les panneaux frontaux des choses diverses à quiconque s’était inséré dans le trou de jeu. Certaines de ces choses étaient exquises. D’autres ne l’étaient pas.
Dix sièges à sa droite, Pareti entendit un homme hurler, sur le mode aigu et strident, comme une femme. Un employé en blanc vint avec un drap et une civière pneumatique et emporta le joueur. L’homme assis à la gauche de Pareti se tenait penché en avant et se pressait contre le panneau en gémissant de plaisir. Son voyant GAGNANT clignotait.
Une grande femme élégante aux cheveux d’un noir d’encre s’approcha du siège de Pareti. « Mon chou, tu ne devrais pas gaspiller une aussi jolie marchandise que toi ici. Pourquoi ne pas descendre chez moi pour se distraire un peu ? »
Pareti, pris de panique, devina que la vase s’était remise à l’œuvre. Il se retira du panneau à l’instant même où s’éclairait devant lui le voyant PERDANT, et de l’autre côté lui parvint le bruit reconnaissable de lames de rasoir qui tourbillonnaient. Il vit son enjeu aspiré par le comptoir et il se détourna sans regarder la femme, sachant bien qu’elle serait à ses yeux la créature la plus irrésistible qu’il eût jamais rencontrée. Et il n’avait pas besoin de ça pour l’exaspérer en plus de tout le reste.
Il quitta en courant l’Endroit Suave. La vase et le mal d’Ashton lui gâchaient ses vacances. Mais il n’allait pas se laissait démonter, certes pas. Derrière lui, la femme pleurait.
Il se hâtait mais il ignorait où il allait. La peur l’enveloppait comme une seconde peau. La chose qu’il fuyait était en lui, elle battait et grandissait en lui, elle courait avec lui, peut-être même prenait-elle de l’avance sur lui. Mais le rite inepte de la fuite le calmait, lui permettant de mettre de l’ordre dans ses pensées.
Il s’assit sur un banc de parc, sous un lampadaire violet de forme obscène. Les enseignes au néon étaient suggestives à vous couper le souffle. Il était dans le Square de la Gueule-de-Bois, de renommée mondiale. Le coin était tranquille. Il n’entendait que les gémissements étouffés d’un touriste en train expirer dans les buissons.
Que pouvait-il faire ? Il pouvait résister, il pouvait contenir les effets du mal d’Ashton par la concentration mentale…
Un journal voltigea à travers la rue et vint se coller autour de sa cheville. Pareti donna un coup de pied pour s’en débarrasser. Le papier resta fixé et il l’entendit murmurer : « S’il vous plaît, oh ! s’il vous plaît ! Ne me repoussez pas.
— Fous-moi le camp ! » murmura Pareti. Il était terrifié, tout d’un coup ; il vit le journal se froisser pour tenter de lui défaire ses chaussures.
« Je voudrais t’embrasser les pieds, supplia le journal. Est-ce si affreux ? Est-ce mal ? Suis-je si laide ? »
— Lâche-moi ! » rugit Pareti en tirant sur le papier qui avait assumé l’apparence d’une paire de géantes lèvres blanches.
Un homme passa, s’arrêta, le regarda et dit : « Mon gars, c’est encore ce que j’ai vu de plus soufflant. C’est pour un numéro de variétés ou juste pour le plaisir ?
— Voyeur ! siffla le journal, qui s’éloigna en voletant dans la rue.
— Comment le manipulez-vous ? s’enquit l’homme. Des commandes spéciales dans votre poche ou quoi ? »
Pareti hocha la tête, abruti. Il se sentait brusquement très las. « Vous l’avez bien vu m’embrasser le pied ? demanda-t-il.
— Vous parlez que je l’ai vu !
— J’espérais que ce n’était qu’une hallucination », reprit Pareti. Il se leva du banc et partit d’un pas incertain. Il ne se pressait pas.
Il n’avait nulle impatience d’expérimenter la prochaine manifestation du mal d’Ashton.
Dans un bar sombre, il avala six consommations et on dut l’emporter au Séchoir public du coin. Il maudit les employés qui l’avaient ranimé. Du moins, quand il était ivre, n’avait-il pas à combattre le monde qui l’entourait pour conserver sa raison.
Au Taj Mahal, il joua les filles, visant mal volontairement en envoyant les dagues et les poignards sur les putains qui tournoyaient à toute vitesse sur la roue gigantesque. Il coupa l’oreille d’une blonde, planta une lame sans faire de dégât entre les jambes d’une brune et manqua tous ses autres essais, il lui en coûta cents dollars. Il hurla « au voleur » et fut jeté dehors.
Un changeur de tête l’accosta dans la rue pour lui offrir les délices ineffables d’une opération illégale de changement de tête pratiquée par un médecin « propre et très convenable ». Il cria « aux flics » et le petit rat d’égout se perdit dans la foule.
Un chauffeur de taxi lui proposa la Vallée des Larmes et, bien que ce ne fût guère tentant, il acquiesça. En pénétrant sur les lieux – au quatre-vingt-unième niveau, une zone de taudis malodorants et de réverbères en veilleuse – il reconnut aussitôt ce qu’était cette curiosité. Une boîte à nécrophiles. L’odeur des cadavres récemment entassés lui monta au nez et l’étouffa.
Il n’y resta qu’une heure.
Il y eut des boîtes à bayadères, et des bouis-bouis à putes immondes, et des bars hallucinogènes, et beaucoup de mains qui le touchaient, le touchaient, le touchaient.
Enfin, longtemps après, il se retrouva dans le parc où le journal l’avait poursuivi. Il ne savait pas comment c’était arrivé, mais il avait sur la poitrine un tatouage représentant une vieille naine toute nue.
Il traversa le parc mais il s’aperçut qu’il avait pris une route peu prometteuse. Des cornouillers gémissaient sur son passage et lui caressaient les épaules ; de longues mousses chantaient un fandango ; un saule amoureux l’inonda de ses pleurs. Il prit sa course pour chercher à s’arracher aux agaceries des cerisiers, au bavardage inepte des herbes, aux langueurs d’un peuplier. Par son intermédiaire, sa maladie influait sur le milieu. Elle infectait le monde à travers lequel il passait. Non, il n’était pas contagieux pour les humains ; foutre non ! c’était bien pire. Il était porteur de peste pour le monde inanimé. Et ce monde modifié l’aimait, s’efforçait de le gagner à soi. Pareil à un dieu sans mouvement, incapable de diriger ses propres créations, il luttait contre la panique et cherchait à échapper aux passions d’un univers contorsionné de désir.
Il rencontra une bande errante d’adolescents qui lui proposèrent de le battre comme plâtre contre argent comptant, mais il refusa et poursuivit sa route en trébuchant.
Il aboutit au boulevard Sade, mais là encore, pas de soulagement. Il entendait les petits pavés murmurer autour de lui :
« Dis, ce qu’il est mignon !
— Tu perds ton temps. Il ne te regardera même pas.
— Sale garce !
— Je te le répète qu’il ne te regardera pas !
— Et moi je te dis le contraire. Hé ! Joe…
— Tu vois ? Il ne t’a même pas regardée !
— Mais il le faut ! Joe, Joe, c’est moi, par ici…»
Pareti pivota et hurla : « Pour moi, un pavé ressemble à n’importe quel autre pavé. Quand on en a vu un, on les a tous vus. »
Cela les fit taire, bon Dieu ! Mais qu’était-ce encore ?
Très haut, l’enseigne au néon au-dessus de la Cité de la Sexualité à prix réduit commençait à étinceler avec furie. Les caractères se tordirent, exprimèrent un message nouveau : JE SUIS UNE ENSEIGNE AU NÉON ET J’ADORE JOE PARETI !
La foule s’était amassée pour observer le phénomène. « Que diable peut bien être un Joe Pareti ? s’enquit une femme.
— Une victime de l’amour, lui répondit Pareti. Prononcez son nom à voix basse, le prochain cadavre que vous verrez pourrait être le vôtre.
— Vous êtes un détraqué, déclara la femme.
— Je crains que non, répliqua poliment Pareti, avec une ombre de folie. La folie est mon ambition, c’est vrai. Mais je n’ose espérer y parvenir. »
Elle le regarda fixement tandis qu’il ouvrait la porte pour pénétrer dans la Cité de la Sexualité. Mais elle n’en crut pas ses yeux quand la poignée du battant lui donna une tape amicale sur les fesses.
« Le processus est le suivant, expliqua le vendeur. La satisfaction ne pose pas de problème ; le plus difficile, c’est le désir, vous comprenez ? Le désir meurt sous l’effet de la satisfaction et il faut le remplacer par des désirs neufs, différents. Un tas de gens veulent avoir des désirs pervers, mais ils n’y arrivent pas parce qu’ils ont passé leur vie dans le droit chemin. Mais nous, ici, au Centre d’implantation des Impulsions, nous pouvons vous conditionner à aimer tout ce que vous aimeriez aimer. »
Il avait saisi la manche de Pareti avec un attrape-touriste, une pince garnie de caoutchouc au bout d’une perche télescopique ; cela servait à épingler les visiteurs qui passaient par la Baraque des Services Inaccoutumés et à les attirer plus près des installations spéciales.
« Je vous remercie. J’y réfléchirai, dit Pareti en s’efforçant sans grand succès de se débarrasser de l’attrape-touriste.
— Attendez, écoutez ! Nous avons l’occasion qu’il vous faut, tout ce qu’il y a de bon marché. Valable seulement pour l’heure qui vient ! Si on vous implantait la pédophilie, un désir de grande classe qui n’a pas encore été trop exploité ? Ou prenez la bestialité… Ou les deux à la fois pour un prix qui est un véritable cadeau…»
Pareti parvint à tirer sa manche de la pince et se hâta de passer son chemin sans jeter un coup d’œil en arrière. Il savait qu’on ne devait jamais se laisser implanter à la légère des impulsions par les charlatans de foire. Un de ses amis avait commis cette erreur lors d’une permission à terre et s’était retrouvé affligé d’une véritable passion pour le gravier. Il en était mort, après – il faut l’avouer – trois heures d’inexprimables délices.
Le parc d’attractions était bondé. Les cris et les rires des débauchés et des encanaillés montaient vers le dôme aux couleurs changeantes, parmi les jets d’herbe qui émettaient leurs filets de fumée bleue de marijuana. Mais il voulait le calme et la solitude.
Il se glissa dans un Box à Fantôme. Les rapports sexuels avec les fantômes étaient interdits dans certains États, mais la plupart des médecins convenaient qu’ils étaient sans danger, à condition de bien se débarrasser du résidu ectoplasmique après l’étreinte en le lavant avec une solution à trente pour cent d’alcool. Naturellement, c’est plus risqué pour les femmes (il vit de l’autre côté de l’allée une station de Repos avec bidets à jets rotatifs et admira un instant la conscience professionnelle du Bureau de Tourisme d’Est-Pyrites, qui pensait à toutes les nécessités).
Il s’allongea dans le noir, entendit le début d’une plainte ténue, surnaturelle.
Puis la porte du cabinet s’ouvrit. Une employée en uniforme s’informa : « Mr. Pareti ?
— Oui. Qu’y a-t-il ?
— Désolée de vous déranger, monsieur. On vous demande. » Elle tendit un appareil téléphonique, lui caressa la cuisse et partit en refermant la porte. Pareti prit le combiné. Un bourdonnement. Il porta l’écouteur à son oreille. « Allô ?
— Salut !
— Qui est à l’appareil ?
— C’est ton téléphone, idiot ! Qui croyais-tu que c’était ?
— J’en ai assez de tout ça ! Cessez de parler !
— Ce n’est pas de parler qui est difficile, dit le téléphone. Le plus dur, c’est de trouver quelque chose à dire.
— Eh bien, qu’avez-vous à dire ?
— Pas grand-chose. Je voulais seulement que tu saches que quelque part, en quelque sorte, l’oiseau vit.
— L’Oiseau ? L’Oiseau comment ? De quoi diable parlez-vous ? »
Il n’y eut pas de réponse. Le téléphone avait raccroché.
Il posa l’appareil sur la tablette et se rallongea, en souhaitant qu’on le laisse en paix. Le téléphone sonna de nouveau, presque aussitôt. Il ne le prit pas et la sonnerie devint une vibration. Il porta de nouveau le combiné à son oreille.
« Allô ?
— Salut, fit une voix suave.
— Qui est-ce encore ?
— C’est ton téléphone, mon bébé Joe. Je t’ai déjà parlé. Je pensais que cette voix-ci te plairait davantage.
— Pourquoi ne me laissez-vous pas tranquille ? sanglota Joe.
— Comment le pourrais-je, Joe ? répondit le téléphone. Je t’aime ! Oh ! Joe, Joe, je me suis donné tant de mal pour te plaire. Mais tu es si maussade, mon petit, que je n’arrive pas à comprendre. J’étais pourtant un très joli cornouiller, et tu m’as à peine regardée ! Je me suis transformée en journal et tu n’as même pas lu ce que j’avais écrit à ton sujet, ingrat !
— Vous êtes ma maladie, fit Pareti, la voix tremblante. Fichez-moi la paix !
— Moi ? Une maladie ? répéta le téléphone avec une trace de chagrin dans sa voix soyeuse. Oh ! Joe chéri, comment peux-tu me qualifier ainsi ? Comment peux-tu feindre l’indifférence après tout ce que nous avons été l’un pour l’autre ?
— J’ignore de quoi vous parlez ! s’emporta Pareti.
— Pourtant tu le sais ! Tu venais me voir tous les jours, Joe, sur la mer chaude. J’étais un peu jeune et sotte à l’époque ; je ne comprenais pas ; je tâchais de me dissimuler à ta vue. Mais tu m’as sortie de l’eau ; tu m’as rapprochée de toi ; tu as été patient et bon, et peu à peu j’ai mûri. Parfois j’essayais même de me hisser sur la perche de ton filet pour t’embrasser les mains…
— Assez ! » Paretj sentait son esprit sombrer, c’était la folie, tout devenait autre chose, le monde et le cabinet tournoyaient. « Vous vous trompez complètement…
— Pas du tout ! lança le téléphone, indigné. Tu me donnais des noms gentils, j’étais ta foutue vase ! Je t’avoue que j’avais essayé d’autres hommes avant toi, Joe. Mais de ton côté tu avais eu aussi des femmes avant qu’on se rencontre, alors nous n’allons pas nous jeter nos passés à la figure. Mais même avec les cinq autres que j’ai essayés, je n’ai jamais réussir à devenir ce que je désirais. Peux-tu comprendre combien c’était décevant pour moi, Joe ? Le peux-tu ? J’avais toute ma vie devant moi et je ne savais qu’en faire. La forme qu’on prend, c’est la carrière qu’on suit, tu sais, et j’étais plongée dans la confusion, avant de te rencontrer… Excuse mon bavardage, chéri, mais c’est la première occasion que nous ayons de converser longuement. »
A travers toute cette folie balbutiante, Pareti voyait clair à présent et comprenait. On avait sous-estimé la vase. C’était un jeune organisme, muet mais non dépourvu d’intelligence, façonné par les puissants désirs qui l’agitaient, comme toute autre créature vivante. Prendre forme. Elle évoluait… vers quoi ?
« Joe, à quoi penses-tu ? Qu’aimerais-tu que je devienne ?
— Pourrais-tu devenir fille ? demanda Pareti avec crainte.
— J’ai peur que non, dit le téléphone. J’ai essayé à plusieurs reprises, et j’ai tenté d’être un beau chien aussi, et un cheval. Mais c’était du travail plutôt cochonné, et il y avait toujours quelque chose qui ne marchait pas. Je veux dire que ce n’était pas moi. Mais demande n’importe qui d’autre !
— Non ! » rugit Pareti. Un instant il avait suivi le mouvement. La folie était contagieuse.
« Je pourrais devenir un tapis sous tes pieds ou, à condition que cela ne te paraisse pas trop osé, je pourrais être un de tes sous-vêtements…
— Mais bon Dieu, je ne vous aime pas ! s’étrangla Pareti. Vous n’êtes rien d’autre qu’une affreuse vase grise ! Je vous ai en horreur ! Vous êtes une maladie… pourquoi n’allez-vous pas aimer quelque chose de votre espèce ?
— Il n’y a de mon espèce que moi, sanglota le téléphone. De plus, c’est toi que j’aime.
— Eh bien, je me fiche pas mal de vous !
— Tu es cruel !
— Vous sentez mauvais, vous êtes répugnante, je ne vous aime pas, je ne vous ai jamais aimée !
— Ne dis pas cela, Joe, l’avertit le téléphone.
— Si, je le dis ! Je ne vous ai jamais aimée, je me suis seulement servi de vous ! Je ne veux pas de votre amour, votre amour me donne la nausée, vous comprenez ? »
Il attendait une réponse, mais il n’y eut plus soudain qu’un silence morne, menaçant, dans l’écouteur. Puis il perçut la tonalité. Le téléphone avait raccroché.
Maintenant Pareti est rentré à l’hôtel. Il est assis dans un fauteuil au milieu de sa chambre décorée, astucieusement agencée pour les équivalents mécaniques de l’amour. Sans aucun doute il inspire l’amour mais il n’éprouve aucun amour. C’est évident en ce qui concerne le fauteuil, le lit, le plafonnier fantaisie. Même la commode qui n’est pas d’habitude observatrice se rend compte que Pareti est sans amour.
C’est plus que triste ; c’est contrariant. Cela dépasse la simple contrariété ; c’est enrageant. Aimer est une obligation, ne pas être aimé est intolérable. Cela peut-il être vrai ? Oui, c’est possible. Joe Pareti n’aime pas son amante privée d’amour.
Joe Pareti est un homme. Il est le sixième homme à dédaigner l’amour aimant de l’amoureuse amante. L’Homme n’aime donc pas : peut-on réfuter le syllogisme ? Peut-on s’attendre à ce que la passion déçue retarde plus longtemps son jugement ?
Pareti lève les yeux et voit le miroir doré sur le mur qui lui fait face. Il se rappelle que c’est un miroir qui a conduit Alice au Pays des Merveilles et Orphée aux Enfers ; et que Cocteau appelait les miroirs les portes de l’enfer.
Il se demande ce qu’est un miroir. Il se répond qu’un miroir est un œil qui attend qu’on regarde à travers lui.
Il regarde dans le miroir et s’aperçoit qu’il se regarde par le miroir.
Joe Pareti a cinq nouveaux yeux. Deux sur le mur de la chambre, un au plafond, un dans la salle de bain, un dans le vestibule. Il regarde par ses yeux nouveaux. Et il voit des choses nouvelles. Il y a le divan, pauvre créature sevrée d’amour. A demi visible, la lampe à pied, dont le col incurvé trahit la fureur. Là-bas, c’est là porte du placard, le dos raide, muette de rage.
L’amour comporte toujours un risque ; mais la haine est un danger mortel.
Joe Pareti regarde par les miroirs et il se dit : je vois un homme assis dans un fauteuil, et le fauteuil lui mord la jambe.
Traduit par BRUNO MARTIN.
I See a Man Sitting on a Chair and the Chair is Bitting his Leg.
Publié avec l’autorisation de Intercontinental Literary Agency, Londres.
© Éditions Opta, pour la traduction.