DANS L’IMAGICON
par George H. Smith
Différentes techniques nous ont dotés de prodigieuses machines à produire et à partager de l’illusion. D’abord les livres – comme celui-ci – et ensuite la peinture, le cinéma, la télévision. Mais si forte que soit l’illusion, notre crédulité n’est que volontairement et temporairement suspendue. Nous continuons à savoir – souvent contre notre désir – que nous éprouvons une illusion, un mirage. La machine ultime à illusions permettrait de ne plus faire la différence entre le réel et l’illusoire.
Pour fuir quoi ?
L’horreur du quotidien ou sa perfection insupportable ?
DANDOR se renfonça dans la soie tiède du divan et s’étira voluptueusement. Il laissa son regard courir sur le haut plafond de son palais avant de revenir vers la blonde qui était agenouillée à ses pieds. Elle finissait de polir les ongles de ses doigts de pieds, tandis que la brune voluptueuse aux hanches frétillantes et à la bouche rouge et sensuelle se penchait vers lui pour lui fourrer un grain de raisin muscat dans la bouche.
Il étudia soigneusement la blonde, qui s’appelait Cécile, et pensa à l’autre service qu’elle lui avait rendu la nuit dernière. Cela avait été réussi… très réussi. Mais aujourd’hui, elle l’ennuyait, de même que la brunette dont il ne pouvait pas se rappeler le nom, de même que les deux jumelles rousses et caressantes, de même que…
Dandor bâilla. Pourquoi diable étaient-elles toutes si dévouées, pleines d’adoration, prêtes à n’importe quoi pour lui plaire ?
On aurait presque pu croire – pensa-t-il avec un sourire las – qu’elles étaient le produit de son imagination, ou plutôt – il faillit éclater de rire – le produit de la plus grande invention de l’homme, l’Imagicon.
« Voilà, ça y est. Ce qu’ils sont mignons…», dit Cécile en se rasseyant pour mieux admirer le fruit de son travail de pédicure.
Dandor baissa les yeux vers les dix objets brillants qui provoquaient l’admiration de Cécile et fit la grimace. Il se sentait un peu ridicule.
Cécile le fit se sentir encore bien plus ridicule lorsqu’elle se baissa jusqu’à terre pour embrasser avec passion son pied droit de ses lèvres vermeilles. « Oh ! Dandor ! Dandor ! Je vous aime tant », murmura-t-elle.
Dandor eut du mal à résister à l’envie d’utiliser un de ses pieds fraîchement bichonnés pour lui donner un coup bien assené sur son petit derrière tout rond. Il ne le fit pas parce qu’il s’efforçait d’être aussi gentil que possible avec ses femmes, même lorsque, comme en ce moment, sa vie avec elles commençait à lui paraître irréelle. Il faisait tout son possible pour être gentil, même quand leur adulation menaçait de le faire périr d’ennui.
Alors, au lieu de donner à Cécile un coup de pied au derrière, il se contenta de bâiller.
L’effet fut presque identique. Ses magnifiques yeux bleus s’agrandirent de peur et la brune leva des yeux exorbités du grain de raisin dont elle était en train d’ôter la peau ; il remarqua que ses lèvres tremblaient.
« Tu… tu vas nous quitter, n’est-ce pas ? » balbutia Cécile.
Il bâilla de nouveau et lui caressa la tête sans conviction.
« Juste pour un petit moment. Ça ne sera pas long, chérie.
— Oh ! Dandor ! gémit la brunette. Tu ne nous aimes donc pas ?
— Mais si, mais si, seulement…
— S’il te plaît, Dandor, ne t’en va pas, supplia Cécile. Nous ferons tout pour te rendre heureux !
— Je sais », dit-il. Il se leva et s’étira. « Vous êtes tout à fait adorables, mais je me sens irrésistiblement attiré…
— Reste je t’en supplie, dit la brunette en se laissant tomber à ses pieds. On organisera une champagne-partie. On fera tout ce que tu désireras. On ira chercher les autres filles… Je danserai pour toi…
— Je suis désolé, Daphné, dit-il, se souvenant enfin de son nom, mais vous commencez à me sembler irréelles. Et quand les choses en sont là, je sais qu’il est temps de partir.
— Mais… (Cécile pleurait si fort qu’elle avait du mal à sortir les mots) quand tu nous quittes… c’est presque comme… si on nous… éteignait. »
Ce qu’elle disait le rendit un peu triste, car dans un sens c’était bien vrai. Lorsqu’il les quittait, c’était presque comme s’il tournait l’interrupteur. En tout cas, vrai ou pas, il ne pouvait rien y faire, car il se sentait irrésistiblement attiré vers cet autre monde.
Il jeta pour la dernière fois un regard circulaire sur le luxe insensé de son grandiose palais, sur la beauté de ses femmes et sur le chaud soleil dont la clarté entrait à flots par les hautes fenêtres, puis disparut.
La première chose qu’il entendit en sortant de l’Imagicon fut le hurlement du vent, et la première chose qu’il sentit fut la morsure du froid.
Tout de suite après, ses oreilles furent assaillies par la voix grinçante de sa femme « Alors, t’as fini par en sortir, hein ? hurlait Nona. Il était temps, espèce de sale bon-à-rien ! »
Eh oui, il était vraiment de retour sur Nidrond, l’enfer colonial le plus glacial de tout l’univers, il s’était souvent dit qu’il ne reviendrait plus jamais… mais, une fois de plus, il se retrouvait sur Nidrond, avec sa femme Nona.
« T’es resté un bon bout de temps », dit Nona. C’était une grande femme efflanquée, avec des cheveux noirs et raides et un visage large et plat aux lèvres minces qui découvraient des dents jaunâtres et irrégulières.
Dieu, qu’elle était laide, pensa-t-il en la regardant. A côté d’elle, Cécile et les autres sont de vraies déesses.
« Il était temps que tu reviennes, parce que les loups des glaces sont de sortie et qu’il me faut de la tourbe congelée pour le feu et…»
Dandor écouta sans un mot et sans un geste la longue liste des tâches qui l’attendaient. Il se demanda pourquoi elle ne s’arrangeait pas pour les faire accomplir par un de ses « amis » des mines. Il savait, sans qu’on ait besoin de lui dire, que ses amants étaient venus la voir lors de son « absence ». Nona était aussi infidèle qu’elle était laide. Comme il y avait vingt hommes pour une femme sur la planète, elle n’avait que l’embarras du choix.
«… et il faut réparer le toit de l’étable, » dit-elle pour finir. Comme il ne lui répondait pas immédiatement, elle approcha son visage tout près du sien. « Tu m’entends ? Je t’ai dit qu’il y avait du travail sur la planche !
— Mais oui, je t’entends, dit-il.
— Alors, ne reste pas planté là comme un nigaud. Assieds-toi et mange ton petit déjeuner, puis au travail, et en vitesse ! »
Le petit déjeuner consistait en un morceau de porc gras et rance et un bol de gruau d’avoine tiède. Dandor faillit avoir la nausée, mais se força à avaler ce qui était devant lui. Ensuite, il mit sa combinaison isotherme et sa fourrure et se dirigea vers la porte.
« Minute, espèce d’idiot ! lui cria Nona en lui jetant un masque facial qu’elle venait de prendre sur la table encombrée d’objets divers. T’as envie de te faire geler le nez ? »
Il fixa vite son masque pour qu’elle ne voie pas sa colère, puis ouvrit la porte et plongea dehors. Le vent le frappa violemment, soufflant des cristaux de glace contre son masque, Nidrond ! Mon Dieu, pourquoi Nidrond ? En regardant le paysage désolé, il pensa avec regret à la relative douceur de la cabine, et à la boîte noire de l’Imagicon. Elle se trouvait dans le seul coin libre et elle était le seul moyen de retrouver…
Non, il ne pouvait pas déjà y retourner. Il y avait trop de choses à faire ici. Alors, la hache sur l’épaule, il s’enfonça dans le désert de glace, vers la tourbière qui leur fournissait leur unique combustible.
Toute la matinée durant, il tailla et empila de la tourbe gelée. Le vent soufflait avec rage autour de lui, et le froid était tel que chaque inspiration lui ravageait les poumons. A un moment donné, un soleil pâle et jaune se montra à travers les nuages, et il vit qu’il était presque au zénith. Il fit un gros ballot avec une partie des briques de tourbe qu’il venait de tailler, le hissa sur ses épaules et se remit en marche vers les misérables huttes de Nidrond.
Nona posa un bol de soupe maigre et un morceau de pain rassis devant lui. C’est ce qu’elle appelait le « déjeuner ». Il mangea en silence puis sortit derrière la cabine pour creuser une nouvelle fosse d’aisance. Il y passa tout l’après-midi. A côté de cela, son travail du matin faisait figure de cure de repos. Le sol de la planète n’avait pas dégelé depuis qu’elle avait commencé à tourner autour de son soleil insuffisant. Le soir venu, il avait affreusement mal au dos, aux cuisses et aux jambes. Comme il ne pouvait pas continuer dans la nuit, il dut abandonner : il n’avait pourtant creusé que trente centimètres ! Il retourna vers la cabine du pas d’un homme ivre, et avec une seule pensée dans son esprit : dormir…
Le hurlement qui le tira de son premier sommeil peuplé de cauchemars semblait provenir du fin fond des enfers.
« Quoi ? Qu’est-ce que c’est encore ?
— Les loups des glaces, espèce d’idiot ! siffla sa femme entre ses dents, ils en veulent au bétail ! Dépêche-toi ! Va vite à l’étable ! »
Dandor se leva en titubant et chercha à tâtons ses vêtements tandis qu’un nouveau hurlement déchirait la nuit. Il empoigna son fusil laser et alla vers la porte, accompagné par les vociférations de Nona : « Vite ! Ces bêtes-là peuvent éventrer une étable comme si c’était un vieux cageot ! »
Lorsqu’il sortit, sa torche électrique dans une main et son laser dans l’autre, il les vit tout de suite. Il y en avait deux, de ces terreurs à six pattes. L’un deux était dressé sur ses quatre pattes de derrière et broyait une poutre de l’étable entre ses puissantes mâchoires, tandis que les mugissements terrifiés du bétail se faisaient entendre dans la nuit.
Dandor avança péniblement vers la créature, dans la neige épaisse. Elle l’entendit et tourna vers lui des yeux rouges et ardents. Elle continua pendant quelques secondes à taillader la poutre de ses dents, puis se précipita sur lui en bondissant.
Surpris, il n’eut pas le temps de lâcher sa torche et d’épauler. Il dut tirer sans viser et le rayon atteignit le monstre à l’épaule.
Ce n’était pas suffisant. Il dut faire un brusque écart pour éviter le corps massif qui fonçait sur lui, puis le décapita net d’un rayon de son laser. Il faillit mourir lorsque la chose sans tête glissa à travers la neige en faisant gicler du sang partout. Il faillit mourir parce que, l’espace d’une seconde, il avait oublié son compagnon.
Il ne s’en souvint qu’au moment où la créature l’attaqua par-derrière et l’envoya s’étaler sur le sol gelé. Avant qu’il ait pu faire un geste, la bête était sur lui. Il hurla en sentant ses griffes arracher des lambeaux de chair sur sa cuisse, puis il vit la gueule monstrueuse qui cherchait son cou.
Sa torche lui avait été arrachée, mais heureusement il avait toujours son laser. Il trouva la détente et fit feu à la puissance maximum. Le rayon découpa une patte et la moitié de l’arrière-train du loup des neiges. Il fit feu de nouveau. Il vit la bête s’effondrer, puis sombra lui-même dans les ténèbres.
Lorsqu’il revint à lui, il était dans la cabine, allongé sur la table. Nona et un homme qu’il ne connaissait pas étaient penchés au-dessus de lui.
« Eh ben, tu t’es mis dans de jolis draps cette fois-ci ! lui dit Nona lorsqu’il ouvrit les yeux.
— Il va falloir couper cette jambe, dit l’étranger.
— Vous êtes docteur ? parvint à articuler Dandor.
— Seulement de ce côté-ci d’Alpha du Centaure, dit l’homme.
— J’ai mal… Vous ne pouvez pas me donner quelque chose pour que ça fasse moins mal ?
— Je vous ai donné ce qui me restait de morphine. Sur Terre, on aurait peut-être pu sauver cette jambe, mais ici…»
Sa jambe lacérée semblait être entourée de tisons ardents. Dandor grimaça de douleur, puis il vit un léger sourire sur les lèvres de Nona tandis qu’elle disait :
« Sans morphine ou quelque chose de ce genre, ça va lui faire terriblement mal quand vous lui couperez la jambe, s’pas, docteur ?
— J’ai du whisky dans la voiture, dit le docteur. Je vais aller le chercher. »
Tandis que le docteur partait en boitillant, Nona se pencha au-dessus de Dandor et le regarda dans les yeux. « Ça va faire mal pour de bon, chéri. Ça va te faire mal comme ça me fait mal chaque fois que tu t’en vas et me laisses toute seule. Tu sais, quand tu t’en vas dans la boîte noire.
— Non, Nona, non ! Ça ne te faisait pas mal. Tu n’es pas…» Il allait lui dire qu’elle était incapable d’avoir mal, mais il s’interrompit parce qu’il n’était pas tout à fait sûr que ce fût vrai.
« Avec une seule jambe, tu ne pourras pas entrer dans ce sale truc tout seul, lui dit-elle. Tu devras rester ici et être bien gentil avec moi.
— Non, Nona ! Tu ne me comprends pas ! » Il allait essayer de lui expliquer, mais le docteur revenait, avec sa sacoche noire et un flacon de whisky.
« Tenez, buvez vite cela », lui dit-il en lui tendant la bouteille.
Il but goulûment, vidant presque la bouteille, mais cela n’y fit pas grand-chose.
Tandis que le docteur coupait et sciait, Dandor hurlait tellement qu’il pensait que sa cervelle allait éclater. Parfois, il se demandait pourquoi ses jurons ne suffisaient pas à faire céder les courroies qui le maintenaient, ou à repousser ses deux bourreaux.
« Bon, je crois que ça y est, disait le docteur lorsque la douleur le tira de nouveau de son inconscience. Il va falloir cautériser ce moignon pour qu’il ne saigne pas à mort. Et j’ai rien de spécial pour ça. Venez m’aider, femme, il va falloir faire rougir le tisonnier. »
Dandor ne se réveilla complètement que lorsqu’il vit le regard que Nona lui jeta par-dessus l’épaule après avoir désigné l’Imagicon d’un air significatif. C’était tout comme si elle lui avait dit à voix haute : « Tu es à moi maintenant, rien qu’à moi. Fini, ces « promenades » maintenant ! »
Elle ne pouvait pas lui faire cela ! Pourquoi ? A travers les brumes de la morphine, de l’alcool et de la douleur, Dandor essaya de comprendre pourquoi… pourquoi le traitait-elle de cette façon ? Cela lui paraissait totalement incompréhensible.
Tandis qu’ils se hâtaient pour préparer le tisonnier destiné à cautériser son moignon sanglant, la forme noire de l’Imagicon, semblable à un cercueil, emplit ses yeux et son esprit.
Si la douleur n’avait pas déjà dépassé tout ce que sa raison pouvait supporter, il n’aurait jamais eu le courage de se laisser rouler à terre et de ramper vers la grande boîte noire, laissant une traînée sanglante derrière lui. La boîte noire. Quelque chose en lui savait qu’elle représentait la fin de la douleur, qu’elle était une promesse de sécurité durable et absolue.
Il l’atteignit sans que les autres se soient rendu compte de ses actions et, dans un suprême effort, il se souleva suffisamment pour placer la paume de sa main contre le senseur qui l’identifia instantanément – ce geste seul, d’un bout à l’autre de l’univers, pouvait l’ouvrir.
Plus mort que vif, il s’effondra dans l’Imagicon qui se referma silencieusement sur lui.
Un monde clair et chaleureux l’entourait, et des visages clairs et jeunes se penchèrent sur lui.
« Oh ! Dandor chéri ! Chéri, s’exclama Cécile en l’entourant de ses bras doux et parfumés.
— Tu es revenu, mon trésor ! murmura Daphné.
— Nous sommes si heureuses de te revoir, dit Terri la rousse.
— Si heureuses de te revoir ! répéta Jerri, sa jumelle.
— Je suis bien le plus heureux de tous, surenchérit Dandor en regardant sa jambe… sa jambe intacte, parfaite, qui ne lui causait plus aucune douleur. Dieu merci ! Dieu merci, me revoilà parmi vous ! »
L’Imagicon avait fonctionné ! Une fois de plus, il avait fonctionné ! Il l’avait conduit dans le monde imaginaire, puis il l’avait ramené à la réalité… à la merveilleuse, à la magnifique réalité !
Dandor s’assit et contempla le mode luxueux et pacifique qui était le sien. C’était la Terre en l’an 22 300, cent ans après le Mal… le Mal qui s’attaquait aux gènes masculins et avait réduit la population mâle de la Terre à quelques milliers d’hommes, dont chacun était devenu le centre d’un harem où il était choyé et adoré comme un dieu.
Un grand nombre des survivants n’y avait pas résisté longtemps. Être adulé comme un Dieu vivant, obtenir immédiatement tout ce que l’on désire, avoir toutes les femmes que l’on veut… au bout de quelques années, ils n’en pouvaient plus.
Alors, on avait inventé l’Imagicon, qui transformait en réalité tout ce qu’un homme pouvait imaginer. Certains l’avaient utilisé pour créer des mondes encore plus merveilleux et plus exotiques que le leur, mais l’abus des bonnes choses nuit, et ils se retrouvaient plus insatisfaits que jamais.
Dandor, lui, avait été plus avisé. Avec l’aide de l’Imagicon, il avait créé quelque chose d’entièrement différent… un monde froid et terrifiant qu’il avait baptisé Nidrond. Un monde invivable. Dandor avait découvert une grande vérité.
A quoi bon le Paradis si on ne peut le comparer à rien ? Comment un homme pourrait-il apprécier le Ciel à sa juste valeur s’il ne goûtait pas de temps à autre à l’Enfer ?
Traduit pas FRANK STRASCHITZ.
In the imagicon.
Publié avec l’autorisation de l’auteur.
© Éditions Opta, pour la traduction.