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DE la rue aux pavés ronds montaient des bruits de voix et de moteurs. Des pas, des portes qui claquaient, des coups de sifflet et encore des pas. Il habitait le rez-de-chaussée, aussi ne pouvait-il écarter ces manifestations de la vie foisonnante de la ville. Elles s’accumulaient dans la pièce comme autant de poussière, comme les piles de correspondance restée sans réponse sur le tapis de table maculé.
Tous les soirs, il traînait un fauteuil dans la pièce de derrière sans mobilier – la chambre d’amis, comme il aimait à la qualifier en lui-même – pour contempler les toits couverts de tuiles et, par-delà les eaux sombres du Bosphore, les lumières d’Usküdar. Mais les sons parvenaient même jusqu’à cette pièce. Il y restait assis dans l’obscurité, à boire du vin, en attendant que la femme vienne frapper à la porte.
Ou bien il s’efforçait de lire : de l’histoire, des récits de voyages, la longue et terne biographie d’Atatürk. Une sorte de sédatif. Il lui arrivait même parfois d’entamer une lettre à sa femme :
« Chère Janice,
« Tu dois te demander ce que je suis devenu au cours des derniers mois…»
Seulement, dès qu’il avait rédigé un avant-propos de minces courtoisies, de reportage mécanique, il lui était impossible de se décider à dire ce qu’il était devenu, en réalité.
Les bruits de voix…
Autant valait ne pas connaître la langue du pays. Il l’avait étudiée un temps, prenant trois fois par semaine un taxi pour se rendre à l’institut Robert, à Bebek, mais cette grammaire, fondée sur des postulats totalement étrangers à toute autre langue connue de lui, avec l’imprécision de ses distinctions entre verbe et substantif, entre nom et adjectif, opposait un rempart inébranlable aux assauts de son incorrigible esprit aristotélicien. Il s’asseyait au fond de la classe, derrière les rangs d’adolescents américains, aussi mornes que des forçats, aussi comiquement déplacés que les mécaniques en train de fondre dans les paysages de Dali… il s’asseyait et répétait comme un perroquet les anodins dialogues à la suite du professeur, jouant à tour de rôle le confiant et curieux John errant perdu dans les rues d’Ankara, puis celui de l’érudit et secourable Ahmet Bey. Aucun des deux interlocuteurs ne voulait admettre ce qui devenait de plus en plus évident à chaque mot que John prononçait en hésitant : le fait qu’il s’en irait à l’aventure par ces mêmes rues durant des années, incapable de s’exprimer, trompé et méprisé.
Mais, tant qu’elles avaient duré, ces leçons avaient comporté un grand avantage. Elles apportaient une illusion d’activité, elles s’élevaient comme un obélisque sur lequel l’œil pouvait se fixer dans le désert de chaque nouvelle journée, comme un repère sur lequel se diriger pour le laisser ensuite derrière soi.
Au bout du premier mois, les pluies étaient tombées en abondance, lui fournissant une bonne excuse pour rester chez lui. Il avait absorbé en une semaine les principaux attraits de la ville et avait persisté pendant longtemps à la visiter, même par temps douteux, jusqu’à ce qu’enfin il eût exploré toutes les mosquées, ruines, musées et citernes mentionnés en caractères gras dans son guide Hachette. Il avait parcouru le cimetière d’Eyup et avait consacré un dimanche entier aux murailles, examinant avec attention toutes les inscriptions concernant les divers empereurs de Byzance, bien qu’il ignorât le grec. Mais au cours de ces excursions il rencontrait de plus en plus souvent la femme ou l’enfant, ou bien la femme avec l’enfant, au point qu’il en était venu à craindre la vue de toute femme et de tout enfant dans la cité. Crainte qui n’était pas sans fondement.
Et toujours, à neuf heures du soir, à dix au plus, elle venait frapper à la porte de l’appartement. Ou si les gens des étages du dessus n’avaient pas laissé la grille d’entrée entrouverte, elle tapait à la fenêtre de la pièce de devant. Elle tapotait avec patience, par séries de trois ou quatre coups séparés par des intervalles de quelques secondes, jamais très fort. Quelquefois, mais seulement si elle était dans le couloir, elle accompagnait son tambourinage de quelques mots turcs, le plus souvent Yavuz ! Yavuz ! Il avait demandé à l’employé du bureau postal, au Consulat, ce que cela signifiait, car il n’avait pas trouvé le mot dans le dictionnaire. C’était un nom courant en Turquie, un nom d’homme.
Quant à lui, il se nommait John. John Benedict Harris. Il était Américain.
La femme s’attardait rarement plus d’une demi-heure chaque soir, à taper en l’appelant, lui ou plutôt son Yavuz imaginaire, et pendant tout ce temps il restait assis dans son fauteuil, dans la pièce sans meubles, à boire du Kavak en suivant des yeux les allées et venues des bacs sur les eaux sombres entre Kabatas et Usküdar, entre la côte européenne et la côte asiatique.
La première fois, il l’avait vue devant la forteresse de Rumeli Hisar. Arrivé depuis peu dans la cité, il était allé s’inscrire à l’institut Robert. Après avoir payé les droits et visité la bibliothèque, il s’était trompé de sentier pour redescendre la colline, et l’édifice s’était soudain dressé devant lui, éléphantesque et improbable dans sa majesté, tel un véritable cadeau. Il en ignorait le nom et son Hachette était à l’hôtel. La forteresse n’offrait donc que son existence brute, sa masse de pierre grise, ses tours et ses créneaux, avec en bas le Bosphore grisâtre. Il avait cherché un angle pour prendre un cliché, mais même à cette distance c’était encore trop grand… On ne pouvait pas cadrer l’ensemble en une seule photo.
Il avait quitté la route pour prendre un sentier frayé parmi les broussailles desséchées, qui paraissait devoir faire le tour de la forteresse. A mesure qu’il en approchait, les murailles se dressaient de plus en plus haut. Devant de tels murs, il ne pouvait être question de livrer un assaut.
Il avait aperçu la femme à une vingtaine de mètres de distance. Elle venait vers lui sur le sentier, portant un gros ballot enveloppé de papier journal et ficelé. Elle était vêtue de l’habituel mélange de tissus imprimés délavés constituant le costume des femmes pauvres de la ville, mais contrairement à celles de son espèce elle ne fit pas l’effort de hausser son châle devant son visage en le voyant. Peut-être était-ce de crainte que ce geste pudique ne fût entaché de gaucherie à cause de son gros paquet, car après le premier coup d’œil elle baissa du moins les yeux vers le sol. Oui, il était difficile de distinguer un présage quelconque dans cette première rencontre.
Au moment où ils se croisaient, il s’écarta pour lui laisser le passage et elle marmonna quelques mots en turc. Sans doute « merci », pensa-t-il. Il l’observa jusqu’à ce qu’elle atteigne la route, en se demandant si elle se retournerait, ce qu’elle ne fit pas.
Il longea les murailles de la forteresse au flanc de la pente abrupte et croulante jusqu’à la route côtière, sans découvrir une seule porte d’entrée. Cela l’amusa de songer qu’il n’y en avait peut-être pas. Entre l’eau et les barbacanes ne courait qu’un étroit ruban de route.
Absolument décourageante, cette bâtisse.
L’entrée, qui existait bien, se trouvait à côté de la tour centrale. Il paya cinq livres pour l’entrée et deux livres et demie pour son appareil photo.
Sur les trois tours principales, une seule était ouverte au public, au centre du mur oriental qui longeait le Bosphore. Il manquait de souffle et monta à pas lents la spirale de l’escalier intérieur. Les degrés de pierre avaient de toute évidence été pillés dans d’autres bâtiments. De temps à autre il reconnaissait un fragment d’entablement classique ou une intaille au dessin inapproprié… une croix grecque ou un aigle byzantin grossièrement représenté. Chaque pas devenait une conquête symbolique : on ne pouvait monter ces marches sans se trouver mêlé à la prise de Constantinople.
L’escalier aboutissait à une sorte de chemin de ronde en bois accroché au mur intérieur de la tour, à une hauteur d’environ vingt mètres. Le vide en forme de silo résonnait des roucoulements et des froissements d’ailes de pigeons invisibles, et quelque part le vent jouait avec une porte de métal, l’ouvrant dans un grincement, la refermant dans un claquement. En ce lieu, s’il le souhaitait, il découvrirait des présages.
Il se traîna le long de la passerelle de bois, cramponné des deux mains à la barre de fer fixée dans la pierre, éprouvant juste ce qu’il fallait de peur, accompagnée d’une agréable transpiration. Il lui vint à l’esprit que Janice aurait aimé ça, elle qui manifestait pour l’altitude un enthousiasme égal au sien. Il se demanda quand il la reverrait, s’il devait jamais la revoir, et de quoi elle aurait l’air. Elle avait déjà dû, sans nul doute, entamer la procédure de divorce. Peut-être n’était-elle déjà plus sa femme.
La passerelle menait à un deuxième escalier de pierre plus court que le précédent, qui montait jusqu’à la porte de métal grinçante. Il la poussa et s’avança parmi un envol de pigeons dans l’éblouissement de midi, dans la vaste splendeur de l’altitude, avec la clarté du soleil au-dessus de lui, au-dessous l’arc éclatant des eaux… et de l’autre côté le vert surnaturel des collines asiatiques, Cybèle aux cents seins. Tout cela paraissait exiger de lui une sorte d’affirmation, un hurlement. Mais il ne se sentait pas en mesure de hurler ni de faire de grands gestes. Il ne pouvait que savourer à distance cette illusion de tangibilité, les collines semblables à de la chair, impression qui se serait accrue s’il avait posé, contre la pierre rugueuse et tiède de la rambarde, ses mains encore moites de son périple sur la passerelle.
En contemplant la route déserte au bas de là tour, il revit la femme, debout au bord de l’eau. Elle avait les yeux levés vers lui. Quand il l’eut remarquée, elle dressa les deux mains au-dessus de sa tête, comme pour un signal, et cria des paroles qu’il n’eût certes pas comprises même s’il les avait clairement perçues. Il pensa qu’elle désirait se faire photographier, aussi régla-t-il le temps de pose sur a vitesse la plus élevée afin de compenser l’éclat des eaux. Comme la femme se tenait juste au pied de la tour, toute composition savante était exclue. Il déclencha l’obturateur. La femme, l’eau, l’asphalte de la route. Ce ne serait qu’un instantané, pas une vraie photo, et il n’aimait guère agir en simple presse-bouton.
La femme continuait à l’interpeller, les bras levés en ce même geste hiératique. Ça n’avait pas de sens. Il lui adressa un signe de la main en ébauchant un sourire. En fait, il éprouvait plutôt de la contrariété. Il aurait de beaucoup préféré jouir du paysage dans la solitude. Après tout, pourquoi escalade-t-on une tour si ce n’est pour s’isoler ?
L’homme qui lui avait trouvé son appartement, Altin, travaillait à la commission pour diverses boutiques de tapis et de bijouterie au Grand Bazar. Il engageait la conversation avec les touristes anglais et américains pour les conseiller sur leurs achats, leur indiquant où se les procurer et combien les payer. Ils avaient consacré une journée à leurs recherches et s’étaient fixés sur un immeuble proche de Taksim, le rond-point commémoratif qui constituait un peu le Broadway du quartier européen. Les diverses banques d’Istanbul y démontraient leur esprit de modernisme par leurs enseignes au néon et, au centre du rond-point, Atatürk à pied menait un groupe réduit mais choisi de ses compatriotes vers leur brillant destin occidental.
L’appartement était censé (selon Altin) participer du même esprit progressiste. Il comportait le chauffage central, des cabinets avec un siège, une baignoire et un réfrigérateur défunt mais prestigieux. Le loyer s’élevait à six cents livres par mois, soit, au cours officiel, soixante-six dollars, mais seulement cinquante au taux que consentait Altin. Comme il était impatient de quitter l’hôtel, il avait accepté un bail de six mois.
Il avait détesté l’endroit dès le premier jour. A part les débris d’un divan pouilleux qu’il avait obligé le propriétaire à enlever, il n’avait rien modifié. Même les photos floues de filles nues découpées dans un magazine turc spécialisé restaient aux murs pour dissimuler les craquelures du plâtre neuf. Il se refusait à apporter la moindre amélioration : il était peut-être obligé de vivre dans cette ville ; mais il n’était pas indispensable qu’il y prenne plaisir.
Il passait tous les jours chercher son courrier au Consulat. Il essayait des quantités de restaurants. Il visitait les monuments et griffonnait des notes pour son livre.
Le jeudi, il se rendait au hammam pour transpirer les poisons accumulés au cours de la semaine et se faire pétrir et malmener par le masseur.
Il surveillait la croissance de sa moustache en herbe.
Il pourrissait comme un bocal de conserves laissé ouvert et oublié sur la plus haute étagère d’un placard.
Il avait appris que les Turcs avaient un mot particulier pour désigner les rouleaux de crasse grattés sur l’épiderme après le bain de vapeur, et un autre qui imitait le bruit de l’eau bouillante : fuker, fuker, fuker. Dans l’esprit des Turcs, l’ébullition de l’eau évoquait les premiers symptômes de l’excitation sexuelle. C’était en gros l’équivalent de la notion d’« électricité » pour les Américains.
De temps à autre, tandis qu’il dressait sa carte personnelle des ruelles peu alléchantes et des rues en escaliers croulants du voisinage, il s’imaginait apercevoir cette même femme. Difficile d’en avoir la certitude. Elle était toujours à quelque distance, ou bien il n’en avait qu’une brève vision du coin de l’œil. Si c’était bien la même, rien encore n’indiquait qu’elle le poursuivît. C’était tout au plus une coïncidence.
De toute façon, il ne pouvait avoir de certitude. Le comportement de la femme n’avait rien eu d’anormal, et il ne pouvait consulter le cliché qu’il avait pris d’elle, ayant voilé toute la pellicule en la retirant de l’appareil.
Parfois, après l’une de ces rencontres avortées, il se sentait un peu mal à l’aise. Cela n’allait pas plus loin.
Ce fut à Usküdar qu’il rencontra pour la première fois le petit garçon. A la mi-novembre, pendant la première et sévère attaque du froid. Sa première traversée du Bosphore. Quand il descendit du bac pour fouler le sol même (ou en tout cas l’asphalte) de ce continent nouveau, le plus vaste de tous, il eut le sentiment que cette énorme masse l’appelait dans son grand tourbillon orienté vers l’est, qu’elle le tiraillait, lui suçait l’âme.
Chez lui, à New York, il avait d’abord envisagé de passer deux mois tout au plus à Istanbul, pour apprendre la langue, avant de gagner l’Asie. Combien de fois s’était-il hypnotisé en se répétant la litanie de ses merveilles : les grandes mosquées de Kayseri et de Sivas, de Beysehir et d’Afyonkarahisar ; le grandiose isolement du mont Ararat, puis, toujours plus loin vers l’est, les rivages de la Caspienne ; Meshed, Kaboul, l’Himalaya. C’étaient tous ces lieux qui cherchaient à l’atteindre à présent, qui lui tendaient des bras de sirènes pour l’inviter ans le tourbillon.
Et lui ? Il refusait. Il était sensible au charme de l’invite, mais il refusait. Il souhaitait ardemment se fondre dans ces merveilles, mais il refusait encore. Car il s’était lié au mât d’où il pouvait résister à leur appel. Il avait son appartement dans cette ville située juste hors de leur portée, et il y resterait jusqu’à son départ.
Au printemps, il retournerait aux États-Unis.
Toutefois il écouta dans une certaine mesure l’appel des sirènes : il abandonnerait l’itinéraire rationnel du guide Hachette, de mosquée en mosquée, pour se confier au hasard durant le reste de la journée. Tant que le soleil brillerait, cet après-midi, elles l’entraîneraient où elles voudraient.
L’asphalte fit place aux pavés, les pavés à la terre battue. La saleté régnait en ces lieux sur une échelle beaucoup plus majestueuse qu’à Istanbul, où même les masures les plus décrépies avaient poussé jusqu’à deux ou trois étages sous la pression démographique. A Usküdar, les mêmes bâtisses délabrées s’étalaient au flanc des collines, affalées, tels des mendiants auxquels on aurait arraché leurs béquilles ; à travers les haillons de bois peint, on apercevait la chair couverte de croûtes du torchis. En déambulant de ruelle sordide en rue malpropre, et en les voyant toutes de cette même et invariable tonalité, sans couleur, sans contrepoint, il en vint à concevoir une nouvelle Asie, non plus faite de montagnes et de vastes plaines, mais constituée de ce même quartier de taudis se déroulant interminablement au long des hauteurs dénudées, en un continuum de désolation s’étendant à l’infini.
Comme il était de petite taille et ne s’habillait pas en Américain, il allait par les rues sans attirer l’attention. Sa moustache y contribuait sans doute un peu. Seuls ses yeux attentifs et observateurs (l’appareil photo était en réparation, après avoir gâché un second film) auraient pu trahir le touriste, ce jour-là. Et d’ailleurs Altin l’avait assuré (sans nul doute était-ce un compliment) qu’il passerait pour Turc dès qu’il saurait parler la langue.
Le temps devenait de plus en plus froid avec les heures. Le vent chassa un épais voile de brume devant le soleil et l’y abandonna. Tandis que les brumes s’amincissaient et s’épaississaient tour à tour, que le disque plat du soleil alternait entre l’éclat et la matité en plongeant à l’ouest, les fantaisies de la lumière murmuraient des rumeurs contradictoires à propos des maisons et de leurs occupants. Mais il ne tenait pas à s’arrêter pour les écouter. Il en savait déjà plus qu’il ne voulait à ce sujet. Il repartit à plus vive allure dans la direction qu’il pensait être celle de l’embarcadère.
Le petit garçon pleurait près d’une fontaine publique, simple robinet planté dans un grossier bloc de ciment, à l’intersection de deux rues étroites. Il devait avoir cinq ou six ans. Il portait au bout de chaque bras un grand seau en plastique rempli d’eau, l’un d’un rouge aveuglant, l’autre turquoise. L’eau s’était répandue sur son mince pantalon et ses pieds nus.
Tout d’abord, John pensa que c’était de froid qu’il pleurait. Le sol humide devait être presque gelé. Marcher là-dessus pieds nus…
Puis il aperçut les sandales. Il les aurait qualifiées de savates de douche, ces petits ovales de plastique bleu coupés à l’emporte-pièce, avec une unique lanière à passer entre le gros orteil et le suivant.
Le petit garçon se baissait, glissait de force la lanière entre ses orteils raidis et rougis de froid, mais au bout d’un ou deux pas les semelles quittaient de nouveau ses pieds engourdis. Et chaque avance décevante répandait davantage d’eau par dessus le bord des seaux. Il ne pouvait garder ses sandales aux pieds, et il ne pouvait marcher sans elles.
Quand John l’eut compris, il fut pris d’une sorte d’horreur devant sa propre incapacité à intervenir. Il lui était impossible d’aller demander au gamin où il habitait, pour le porter dans ses bras – il était si petit – jusque chez lui. Pas plus qu’il ne pouvait gronder les parents d’envoyer leur gosse à cette corvée sans chaussures ni vêtements d’hiver. Il ne pouvait même pas se charger des seaux et se faire conduire par l’enfant jusqu’à son logis. En effet, toutes ces possibilités exigeaient qu’il fût en mesure de parler à l’enfant, ce qui était exclu.
Que faire ? Offrir de l’argent ? Autant donner au petit, en cet instant, une brochure de l’Agence Tous-risque des États-Unis !
En réalité, il n’y pouvait rien.
Le garçonnet s’était aperçu de sa présence. Maintenant qu’il disposait d’un public compatissant, il pleurait avec application. Posant à terre les deux seaux, les montrant du doigt ainsi que ses savates, il parlait sur un ton implorant à cet adulte étranger, à ce sauveteur, mais en turc.
John fit un pas en arrière, puis un deuxième, et l’enfant se mit à crier à son adresse – quel message de douleur ou d’indignation ahurie, il ne le saurait jamais. Il pivota et fila en courant par la rue qui l’avait mené à ce carrefour. Il lui fallut une heure encore pour retrouver l’embarcadère. Il commençait à neiger.
Quand il fut assis à bord du bac, il se surprit à jeter des coups d’œil furtifs aux autres passagers, comme s’il s’attendait à découvrir la femme parmi eux.
Le lendemain, il avait un rhume. La fièvre monta pendant la nuit. Il s’éveilla à plusieurs reprises et c’étaient toujours leurs deux visages qui émergeaient de ses rêves, tels des souvenirs dont on a oublié l’origine et l’objet ; la femme à Rumeli Hisar, l’enfant à Usküdar : une partie de son esprit avait déjà entamé l’élaboration de l’équation qui les reliait.