1
AUSSI merveilleux que ce fût, avec le sang et tout le reste, Render sentit que la fin approchait.
Il décida donc qu’il valait mieux faire de chaque microseconde une minute – et peut-être augmenter la température… Quelque part, à la périphérie de tout cela, les ténèbres cessèrent de se resserrer.
Un son qui ressemblait au crescendo d’un tonnerre subliminal s’interrompit sur une note rageuse. C’était un distillât de honte et de douleur – et de peur.
Le Forum était étouffant.
César, tapi à l’extérieur du cercle déchaîné, se couvrait les yeux de son avant-bras ; mais il ne pouvait pas occulter la vision, pas cette fois.
Les sénateurs n’avaient pas de visages, et leurs vêtements étaient éclaboussés de sang. Toutes leurs voix ressemblaient à des cris d’oiseaux. Avec une frénésie inhumaine, ils plongeaient leurs dagues dans la silhouette abattue.
Tous, sauf Render.
La mare de sang dans laquelle il se tenait continuait à s’élargir. Son bras semblait s’élever et s’abaisser avec une régularité mécanique et sa gorge modulait peut-être des cris d’oiseaux, mais tout en faisant partie de la scène, il y était étranger.
Car il était Render, le Façonneur.
Ramassé sur lui-même, angoissé et envieux, César protestait en gémissant.
« Vous l’avez tué ! Vous avez assassiné Marc Antoine – un innocent sans valeur ! »
Render se tourna vers lui ; la dague ensanglantée qu’il tenait à la main paraissait énorme.
« Salut », dit-il.
La lame se déplaçait d’un côté sur l’autre. César, fasciné par l’acier affilé, se balançait sur le même rythme.
« Pourquoi ? cria-t-il. Pourquoi ?
— Parce qu’il était un Romain beaucoup plus noble que tu ne l’es, répondit Render.
— Tu mens ! Ce n’est pas vrai ! »
Render haussa les épaules et se remit à mimer les coups de poignard.
« Ce n’est pas vrai ! hurla César. Pas vrai ! »
Render se tourna de nouveau vers lui en agitant la dague. Comme une marionnette, César imita le balancement de la lame.
« Pas vrai ? dit Render en souriant. Et qui es-tu pour contester un assassinat comme celui-ci ? Tu n’es personne ! Tu portes atteinte à la dignité de cet événement ! Hors d’ici ! »
L’homme au visage rose se leva d’un mouvement saccadé ; ses cheveux, dont certaines mèches étaient folles et d’autres collées par la sueur, ressemblaient à un fouillis de coton. Il fit demi-tour et s’en alla en regardant par-dessus son épaule.
Il s’était éloigné du cercle des assassins, mais la scène ne perdait rien de ses proportions. Elle conservait une clarté électrique qui le fit se sentir d’autant plus rejeté, d’autant plus seul.
Render apparut à un détour jusque-là invisible et se tint devant lui sous l’apparence d’un mendiant aveugle.
César empoigna le devant de son vêtement.
« As-tu un mauvais présage pour moi aujourd’hui ?
— Méfie-toi ! railla Render.
— Oui ! Oui ! s’écria César. Méfie-toi ! C’est bien ! Méfie-toi de quoi ?
— Des ides…
— Oui ? Des ides ?
— … d’octembre. »
César relâcha le vêtement du mendiant.
« Que dis-tu ? Qu’est-ce qu’octembre ?
— Un mois.
— Tu mens ! Il n’y a pas de mois d’octembre !
— Et c’est bien la date que doit redouter le noble César – le moment inexistant, l’événement qui ne sera jamais inscrit au calendrier. »
Render s’éclipsa derrière un autre tournant soudainement apparu.
« Attends ! reviens ! »
Render éclata de rire, et le Forum rit avec lui. Les cris d’oiseaux se transformèrent en un chœur de huées inhumaines.
« Vous vous moquez de moi ! » pleurnicha César.
Le Forum était un four, et la sueur formait un masque transparent sur le front étroit de César, sur son nez pointu et sur son menton fuyant.
« Je veux qu’on m’assassine aussi ! dit-il en sanglotant. Ce n’est pas juste ! »
Render déchira le Forum, les sénateurs et le cadavre grimaçant de Marc Antoine en lambeaux qu’il enfourna dans un sac noir – César en dernier – le tout d’un mouvement invisible du doigt.
Charles Render était assis devant les quatre-vingt-dix boutons blancs et les deux boutons rouges, sans vraiment en regarder aucun. Son bras droit, accroché à une suspente mobile, se déplaçait silencieusement au-dessus de la console basse – pressant certaines touches, en sautant d’autres, retraçant son chemin pour enfoncer la touche suivante dans l’ordre de la Série de Rappel.
Les sensations se ralentirent, les émotions se réduisirent à néant, le député Erikson regagna l’inconscience de la matrice.
Il y eut un léger déclic.
La main de Render avait glissé à l’extrémité de la rangée inférieure de boutons. Il fallait une intention consciente – un acte de volonté, si vous préférez – pour enfoncer le bouton rouge.
Render libéra son bras et se débarrassa de sa couronne tentaculaire de fils et de circuits micro-miniaturisés. Il se glissa hors de sa console couchette après en avoir soulevé le capot, puis il s’approcha de la fenêtre qu’il mit en mode transparent et sortit une cigarette.
Une minute dans la ro-matrice, se dit-il, pas plus. C’est un épisode crucial… J’espère qu’il ne va pas neiger avant un moment – ces nuages ne me disent rien de bon…
La ville se composait de treillis lisses et jaunes et de hautes tours grises transparentes, le tout se consumant à l’approche du soir sous un ciel couleur d’ardoise… d’îles volcaniques carrées rougeoyant dans la lumière crépusculaire et grondant loin au-dessous de la terre… de rivières gonflées d’un flot incessant de véhicules pressés.
Render se détourna de la fenêtre et s’approcha du gros œuf lisse et scintillant posé à côté de son bureau. Dans le reflet qu’il lui renvoyait de lui-même, son nez avait perdu son caractère aquilin, ses yeux étaient devenus des soucoupes grises et ses cheveux une ombre chinoise rayée de lumière ; sa cravate rougeâtre s’était transformée en une langue de vampire trapue.
Il sourit et tendit la main par-dessus la console pour enfoncer le second bouton rouge.
Avec un soupir, l’œuf perdit son éblouissante opacité et une fente horizontale apparut en son milieu. A travers la coquille désormais transparente, Render vit Erikson qui grimaçait et serrait les paupières, luttant contre le retour à la conscience et à ce qu’elle contenait. La moitié supérieure de l’œuf s’éleva verticalement et il apparut entièrement, noueux et rose, étendu dans la demi-coquille inférieure. Lorsque ses yeux s’ouvrirent, il se leva sans regarder Render et entreprit aussitôt de s’habiller. Render mit ce temps à profit pour examiner la ro-matrice.
Il se pencha par-dessus la console et pressa les boutons : contrôle de température, gamme complète, conforme ; sons exotiques – il leva l’écouteur –, conformes, les cloches, les vrombissements, les notes de violon et les sifflements, les cris et les plaintes, les bruits de la circulation et le son-du ressac ; conforme, le circuit de rétroaction qui conservait la propre voix du patient, captée plus tôt en analyse ; conformes, la couverture phonique, le pulvérisateur d’humidité, les banques d’odeurs ; conformes, l’agitateur de la couchette et les lumières colorées, les stimulateurs de goûts…
Render referma l’œuf et en coupa l’alimentation. Il poussa l’appareil dans son cabinet, dont il referma la porte de la paume de la main. Les bandes avaient enregistré une séquence précieuse.
« Asseyez-vous », dit-il à Erikson.
L’homme s’exécuta tout en tripotant son col.
« Vous avez un souvenir complet, dit Render, il est donc inutile que je résume ce qui s’est passé. Rien ne peut m’être caché. J’étais là. »
Erikson hocha la tête.
« La signification de cet épisode devrait vous paraître évidente. »
Erikson hocha de nouveau la tête et retrouva enfin sa voix.
« Mais était-ce valable ? demanda-t-il. Je veux dire que vous avez construit ce rêve et que vous l’avez dirigé d’un bout à l’autre. Je ne l’ai pas vraiment rêvé – de la façon dont je rêverais normalement. Votre aptitude à provoquer les événements fausse le jeu en faveur de tout ce que vous allez dire – n’est-ce pas ? »
Render secoua lentement la tête et fit sauter d’une chiquenaude un peu de cendre dans l’hémisphère sud de son globe-cendrier, puis il regarda Erikson dans les yeux.
« Il est vrai que j’ai fourni la structure et modifié les formules. Mais vous leur avez donné une signification émotionnelle, vous les avez promues au statut de symboles adaptés à votre problème. Si le rêve n’était pas un analogue valable, il n’aurait pas provoqué les réactions qu’il a provoquées. Il aurait été dépourvu des signes d’anxiété enregistrées par les bandes.
« Il y a des mois que vous êtes, en analyse, poursuivit-il, et tout ce que j’ai appris jusqu’à présent tend à me convaincre que votre peur d’être assassiné ne repose sur aucune base réelle. »
Erikson lui jeta un regard furieux.
« Alors pourquoi diable en ai-je peur ?
— Parce que vous désirez intensément être victime d’un assassinat », répondit Render.
Erikson sourit ; il commençait à recouvrer son sang-froid.
« Je vous assure, docteur, que je n’ai jamais envisagé de me suicider et que je n’ai aucun désir de cesser de vivre. »
Il sortit un cigare et en approcha la flamme d’un briquet. Sa main tremblait.
« Quand vous êtes venu me trouver l’été dernier, dit Render, vous m’avez déclaré que vous craigniez qu’on attente à vos jours. Vous êtes resté très vague quant aux raisons pour lesquelles on aurait voulu vous tuer…
— Ma position ! On ne peut pas être député aussi longtemps que je l’ai été sans se faire d’ennemis !
— Pourtant, répondit Render, il semble que vous y soyez parvenu. Quand vous m’avez autorisé à en discuter avec vos détectives, ils m’ont affirmé qu’ils n’avaient pu trouver aucun indice témoignant que vos craintes étaient réellement fondées. Rien.
— Ils n’ont pas cherché assez loin – ni où il fallait. Ils trouveront quelque chose.
— Je crains que non.
— Pourquoi ?
— Parce que, je le répète, vos pressentiments n’ont aucune base objective. Soyez honnête avec moi. Avez-vous un indice quelconque prouvant que quelqu’un vous hait suffisamment pour vouloir vous tuer ?
— Je reçois de nombreuses lettres de menaces…
— Comme tous les hommes politiques – et toutes celles qu’on vous a adressées l’an passé ont fait l’objet d’enquêtes qui ont révélé qu’elles étaient l’œuvre de cinglés. Pouvez-vous me présenter une seule preuve pour étayer vos affirmations ? »
Erikson examina le bout de son cigare.
« Je suis venu vous trouver sur le conseil d’un collègue, dit-il, je suis venu vous demander de fouiller mon esprit pour y découvrir quelque chose de ce genre et donner à mes détectives un point de départ. Quelqu’un que j’aurais gravement lésé ou offensé, peut-être – ou un projet de loi dommageable auquel j’aurais contribué…
— … et je n’ai rien trouvé, dit Render. C’est-à-dire rien, hormis la cause de votre malaise. Maintenant, évidemment, vous avez peur de l’entendre et vous tentez de m’empêcher d’exposer mon diagnostic…
— Pas du tout !
— Alors écoutez, vous pourrez émettre vos commentaires ensuite si vous le désirez. Il y a des mois que vous traînez et que vous chipotez en refusant d’accepter ce que je vous ai présenté sous une douzaine de formes différentes. Maintenant, je vais vous dire ouvertement de quoi il s’agit, et vous pourrez en faire ce que vous voudrez.
— Très bien.
— Pour commencer, dit Render, vous aimeriez beaucoup avoir un ou plusieurs ennemis…
— Ridicule !
— … Parce que c’est le seul autre terme de l’alternative quand on n’a pas d’amis…
— J’ai des tas d’amis !
— … Parce que personne ne veut être totalement ignoré, être un objet pour lequel nul n’éprouve de sentiments vraiment forts. L’amour et la haine sont les formes extrêmes de la considération humaine.
L’une vous faisant défaut et vous paraissant irréalisable, vous avez recherché l’autre. Vous la désirez si ardemment que vous avez réussi à vous convaincre qu’elle existait. Mais il y a toujours un tribut psychique à payer pour ce genre de chose. Répondre à un besoin émotionnel authentique par un ensemble de substituts du désir n’apporte aucune satisfaction réelle, seulement l’anxiété et le malaise psychologique – parce qu’en ce domaine, le psychisme devrait être un système ouvert. Vous n’avez pas recherché la considération humaine à l’extérieur de vous-même. Vous êtes resté en vase clos. Vous avez créé ce dont vous aviez besoin à partir de la substance même de votre être. Vous avez un grand besoin de rapports profonds avec d’autres personnes.
— Foutaises !
— C’est à prendre ou à laisser, dit Render. Je vous conseille de le prendre.
— Je vous paie depuis six mois pour que vous m’aidiez à découvrir qui veut me tuer. Et maintenant, vous m’annoncez tranquillement que j’ai tout inventé pour satisfaire un besoin d’être haï.
— Haï, ou aimé. C’est exact.
— C’est absurde ! Je rencontre tant de gens que j’ai toujours un magnétophone sur moi et un appareil photo miniature accroché à mon revers pour pouvoir me souvenir de chacun…
— Rencontrer des masses de gens n’est pas du tout ce à quoi je faisais allusion. Dites-moi, avez-vous trouvé dans cette séquence onirique une signification profonde ? »
Erikson resta silencieux pendant plusieurs tic-tac de la grande horloge murale.
« Oui, admit-il enfin, en effet. Mais votre interprétation n’en demeure pas moins absurde. En admettant, d’une façon purement hypothétique, que vous ayez raison – que devrais-je faire pour me sortir de cette impasse ? »
Render se laissa aller contre le dossier de son fauteuil.
« Recanaliser l’énergie qui a servi à créer cette obsession. Rencontrer des gens à titre personnel, plutôt qu’en tant que député. Entreprendre des activités auxquelles vous puissiez vous livrer avec d’autres personnes – en dehors de la politique, et plutôt compétitives – et vous faire de vrais amis ou de vrais ennemis, de préférence les premiers. Je vous ai encouragé à le faire depuis le début.
— Alors dites-moi autre chose.
— Avec plaisir.
— En présumant que vous ayez raison, comment se fait-il que je ne sois ni aimé ni haï, et que je ne l’aie jamais été ? J’ai une position importante au Parlement. Je rencontre des gens continuellement. Pourquoi suis-je… une chose aussi neutre ? »
Bien familiarisé maintenant avec la carrière politique d’Erikson, Render dut écarter ses véritables opinions sur le sujet, car elles n’avaient aucune valeur opérationnelle. Il aurait voulu citer les observations de Dante à propos des opportunistes – ces âmes qui, se voyant refuser l’entrée du paradis par manque de vertu, se voyaient également refuser l’entrée de l’enfer par manque de vices caractérisés – en bref, ceux qui orientent leurs voiles selon le vent du moment, qui n’ont pas de direction précise, qui se préoccupent peu de savoir vers quel port ils sont poussés. Telle était la longue carrière falote d’Erikson, faite de loyalismes saisonniers et de revirements politiques.
« De plus en plus de gens se trouvent dans cette situation de nos jours, dit Render. Cela est dû en grande partie à la complexité croissante de la société et à la dépersonnalisation de l’individu, transformé en une unité sociométrique. Le fait même de concentrer son énergie psychique sur d’autres personnes est devenu en conséquence un acte plus contraint. Nous sommes tellement nombreux, aujourd’hui. »
Erikson hocha la tête, et Render sourit intérieurement.
Une repartie bourrue de temps à autre, puis le sermon…
« J’ai l’impression que vous pourriez avoir raison, dit Erikson. Il m’arrive parfois d’éprouver exactement ce que vous décrivez – l’impression d’être une unité, quelque chose de dépersonnalisé…»
Render jeta un regard à l’horloge.
« Ce que vous choisirez de faire à partir de là, évidemment, c’est à vous d’en décider. Je pense que vous perdriez votre temps à poursuivre cette analyse plus avant. Nous sommes maintenant tous deux parfaitement conscients de la nature de votre affection. Je ne peux pas vous prendre par la main et vous montrer comment diriger votre vie. Je peux indiquer, je peux compatir – mais plus d’investigations profondes. Prenez rendez-vous dès que vous éprouverez le besoin de discuter de vos activités et d’en étudier le rapport avec mon diagnostic.
— Je n’y manquerai pas, dit Erikson avec un hochement de tête, et… maudit rêve, il m’a eu ! Vous les faites paraître aussi réels que la vie – plus réels… Je risque de ne pas l’oublier avant longtemps.
— Je l’espère.
— Très bien, docteur. » Il se leva et tendit la main. « Je reviendrai probablement d’ici une quinzaine de jours. Je vais me mettre sérieusement à cultiver ces rapports sociaux. » Il sourit à l’univers qui lui faisait habituellement froncer les sourcils. « En fait, je vais commencer immédiatement. Puis-je vous inviter à prendre un verre en bas, au coin de la rue ? »
Render serra la main moite qui semblait aussi lasse du geste que l’acteur principal d’une pièce à (trop de) succès. Il se sentit presque désolé lorsqu’il répondit : « Merci, mais j’ai un rendez-vous. »
Render aida Erikson à passer son manteau, lui tendit son chapeau et le raccompagna à la porte. « Allez, bonsoir.
— Bonsoir. »
Tandis que la porte se refermait sans bruit derrière lui, Render traversa en sens inverse le tapis sombre d’astrakan jusqu’à sa forteresse d’acajou, où il jeta d’une pichenette sa cigarette dans l’hémisphère sud du cendrier. Il s’enfonça dans son fauteuil, les mains croisées derrière la nuque, les yeux fermés.
« Plus réels que la vie, dit-il, à personne en particulier, bien sûr – je l’ai façonné. »
Avec un sourire, il se remémora pas à pas chaque séquence du rêve, souhaitant que l’un de ses anciens professeurs ait pu y assister. Le rêve avait été bien construit et puissamment exécuté, tout en étant précisément adapté au cas traité. Mais il faut dire qu’il était Render, le Façonneur – l’un des quelque deux cents analystes spéciaux à qui leur constitution psychique permettait de s’engager dans des types de comportements névrotiques sans rapporter du mimétisme de l’aberration autre chose qu’une satisfaction esthétique –, un fou sain d’esprit.
Render fouilla dans ses souvenirs. Il avait été lui-même en analyse, et considéré comme un spectateur ultra-stable à la volonté de granit – assez robuste pour résister au regard de basilic d’une fixation, pour franchir indemne les chimères de la perversion, pour obliger la sombre Mère Méduse à fermer les yeux devant le caducée de son art. Sa propre analyse n’avait présenté aucune difficulté. Neuf ans plus tôt (il avait l’impression que c’était beaucoup plus ancien), il avait subi une injection volontaire de novocaïne dans la région la plus douloureuse de son esprit. C’était après l’accident de voiture qu’il avait commencé à se sentir détaché, après la mort de Ruth et celle de Miranda, leur fille. Peut-être ne voulait-il pas retrouver certaines empathies ; peut-être son univers personnel était-il maintenant fondé sur une certaine rigidité de sentiments. Si c’était vrai, il était assez versé dans les voies de l’esprit pour s’en rendre compte, et peut-être avait-il décidé qu’un tel univers recélait certaines compensations.
Son fils Peter avait maintenant dix ans. Il fréquentait une école réputée, et il écrivait chaque semaine une lettre à son père. Les lettres se faisaient progressivement plus élaborées, révélant des signes de précocité que Render ne pouvait qu’approuver. Il projetait d’emmener son fils avec lui en Europe l’été suivant.
Quant à Jill – Jill DeVille (quel nom savoureux et ridicule ! il ne l’en aimait que plus !) – il lui portait de plus en plus d’intérêt. (Il se demanda si c’était un symptôme de l’approche de l’entre-deux-âges.) Il était très impressionné par sa voix nasale dépourvue de musicalité, par son soudain intérêt pour l’architecture, par sa préoccupation pour le grain de beauté inextirpable qu’elle avait sur l’aile droite du nez, par ailleurs d’une forme agréable. Il aurait dû l’appeler immédiatement et partir à la recherche d’un nouveau restaurant, mais pour quelque raison il n’en avait pas envie.
Il y avait plusieurs semaines qu’il ne s’était pas rendu à son club, le Perdreau et Bistouri, et il éprouvait une grande envie de dîner seul à une table de chêne dans la salle à manger à deux niveaux et trois cheminées, près des torches artificielles et des têtes de sanglier qui rappelaient une publicité de gin. Il glissa donc sa carte de membre dans la fente téléphonique de son pupitre ; deux bourdonnements se firent entendre derrière l’écran audiovisuel.
« Allô ! ici le Perdreau et Bistouri, dit la voix. Vous désirez ?
— Charles Render, répondit-il. J’aimerais avoir une table dans une demi-heure environ.
— Combien serez-vous ?
— Je serai seul.
— Très bien, monsieur. Dans une demi-heure. C’est « Render », n’est-ce pas ? R-e-n-d-e-r ?
— C’est cela.
— Merci. »
Il coupa le contact et se leva. Au-dehors, le jour avait disparu.
Les monolithes et les tours diffusaient maintenant leur propre lumière. Une neige molle pareille à du sucre saupoudrait les ombres et se transformait en gouttes sur les vitres.
Render enfila son manteau, éteignit les lumières et verrouilla son bureau personnel. Il y avait une note sur le sous-main de Mrs. Hedges.
Miss DeVille a appelé, disait la note.
Il chiffonna le papier, qu’il jeta dans le vide-ordures. Il l’appellerait demain et lui dirait qu’il avait travaillé tard à la préparation de sa conférence.
Il éteignit la dernière lumière, enfonça son chapeau sur sa tête et franchit la porte extérieure, qu’il verrouilla avant de s’éloigner. L’ascenseur express le descendit au troisième sous-sol où était parquée sa voiture.
Il faisait froid, dans le troisième sous-sol, et ses pas résonnaient sur le béton. Sous l’éclat aveuglant des lampes nues, sa Randonneuse S-7 avait l’air d’un cocon gris poli duquel des vents turbulents semblaient prêts à jaillir d’un instant à l’autre. La double rangée d’antennes qui se déployaient en éventail à l’avant du capot profilé ne faisait qu’accentuer cette impression. D’une pression du pouce, Render ouvrit la portière.
Dès qu’il effleura le contact, un son jaillit, évoquant l’éveil d’une abeille solitaire dans une ruche immense. La portière se referma silencieusement tandis qu’il, relevait le volant et le verrouillait en position, puis il gravit la rampe d’accès en spirale et s’immobilisa devant la grande porte basculante.
Pendant que celle-ci s’élevait en cliquetant, il alluma l’écran de parcours et tourna le bouton sélecteur de cartes. De gauche à droite et de haut en bas, il passa de secteur en secteur jusqu’à ce qu’il eût trouvé la portion désirée de Carnegie Avenue. Après avoir composé les coordonnées au clavier, il rabaissa le volant. La voiture, passant aussitôt en mode automatique, s’engagea sur la piste d’accès de l’autoroute. Render alluma une cigarette.
Toutes vitres transparentes, il fit glisser son siège en position centrale. Il trouvait agréable, à demi-étendu, de regarder les voitures qui venaient en sens inverse défiler comme des essaims de lucioles. Il repoussa son chapeau en arrière et leva les yeux vers le ciel.
Il se rappelait une époque où il avait aimé la neige, où elle lui rappelait des romans de Thomas Mann et la musique de compositeurs scandinaves. Mais il y avait maintenant dans ses souvenirs un autre élément dont il ne pourrait jamais la dissocier totalement. Il revoyait clairement les volutes froids d’un blanc laiteux tourbillonnant autour de son ancienne voiture à pilotage manuel, s’engouffrant dans ses entrailles carbonisées pour blanchir ce qui avait été noirci ; c’était d’une netteté saisissante – comme s’il s’en approchait au fond d’un lac blafard. Là-bas l’épave engloutie, ici le plongeur, incapable d’ouvrir la bouche pour parler de peur de se noyer ; et il savait, à chaque fois qu’il regardait la neige tomber, qu’il y avait quelque part des squelettes blanchissants. Mais neuf ans avaient effacé une grande partie de la douleur, et il savait aussi que la nuit était belle.
Il était emporté au long de larges routes blanches, propulsé sur des ponts dont la surface glissante luisait dans la lumière des phares, manœuvré à travers des échangeurs délirants et plongé dans des tunnels dont les murs luminescents, rendus flous par la vitesse, ressemblaient à des mirages. Il finit par opacifier les vitres et ferma les yeux.
Il ne put se rappeler s’il avait ou non somnolé un moment, ce qui voulait dire qu’il avait probablement somnolé. Comme il sentait la voiture ralentir, il fit avancer son siège et remit les vitres en mode transparent. Presque au même instant, le vibreur d’arrêt bourdonna. Il remonta le volant et entra dans la coupole du garage, puis il descendit sur la rampe, laissant la voiture aux bons soins de l’unité de contrôle du parking après avoir reçu son ticket du robot à tête cubique qui se vengeait solennellement du genre humain en tirant une langue de carton à tous ceux qu’il servait.
Comme à l’accoutumée, les bruits étaient aussi feutrés que l’éclairage. Cet endroit semblait absorber les sons et les transformer en chaleur, bercer la langue d’arômes assez forts pour être goûtés, hypnotiser l’oreille du crépitement vif de ses trois âtres.
Render fut content de voir qu’on lui avait retenu sa table favorite, dans l’angle qui se trouvait à droite de la plus petite cheminée. Il connaissait la carte par cœur, mais il l’étudia attentivement tout en sirotant un Manhattan et se composa un menu digne de son appétit. Les séances de façonnage lui donnaient toujours une faim de loup.
« Docteur Render… ?
— Oui ? » Il leva les yeux.
« Le docteur Shallot voudrait vous parler, dit le serveur.
— Je ne connais personne du nom de Shallot, dit-il. Êtes-vous sûr qu’il ne demande pas Bender ? C’est un chirurgien de la Métro qui dîne parfois ici…»
Le serveur fit un signe de tête négatif.
« Non, monsieur – c’est bien « Render ». Vous voyez ? » Il lui tendit une carte de sept sur douze sur laquelle le nom de Render était dactylographié en lettres capitales. « Le docteur Shallot a dîné ici presque chaque soir depuis deux semaines, expliqua-t-il, et a demandé à chaque fois qu’on le prévienne de votre venue.
— Hmm ? fit Render d’un air songeur. C’est bizarre. Pourquoi ne m’a-t-il pas tout simplement demandé à mon bureau ? »
Le serveur sourit avec un geste vague :
« Bien, dites-lui de venir, dit Render en vidant son verre, et apportez-moi un autre Manhattan.
— Malheureusement, le docteur Shallot est aveugle, expliqua le serveur. Il serait plus facile que vous…
— Bien sûr, bien sûr. » Render se leva, abandonnant sa table favorite avec le pressentiment très net qu’il n’y reviendrait pas ce soir-là.
« Je vous suis. »
Ils se faufilèrent parmi les dîneurs et se hissèrent au niveau supérieur. Un visage familier le salua depuis une table placée en retrait contre le mur, et il répondit d’un hochement de tête à un ancien élève de travaux pratiques qui s’appelait Jurgens, ou Jirkans, ou quelque chose d’approchant.
Ils atteignirent une salle à manger plus petite dans laquelle deux tables seulement étaient occupées. Non, trois. Il y avait à l’autre bout du bar obscur une table d’angle à demi cachée par une armure ancienne. Le serveur le conduisit dans cette direction.
Ils s’arrêtèrent devant la table, et les yeux de Render plongèrent dans les verres sombres qui s’étaient levés vers eux à leur approche. Le docteur Shallot était une femme, dans les premières années de la trentaine. Sa longue frange brune ne dissimulait pas tout à fait le point argenté qu’elle portait au front comme une marque de caste. Render aspira une bouffée de sa cigarette, dont l’extrémité rougeoya, et le docteur Shallot fit un brusque mouvement de la tête. Elle semblait le regarder droit dans les yeux. Il en éprouva une certaine gêne, bien qu’il sût qu’elle ne pouvait distinguer de lui que ce que transmettait à son cortex optique par l’intermédiaire de l’implant des fils capillaires l’oscillateur-convertisseur de sa minuscule cellule photo-électrique : en bref, la lueur de sa cigarette.
« Docteur Shallot, voici le docteur Render, disait le serveur.
— Bonsoir, dit Render.
— Bonsoir, dit-elle. Je m’appelle Eileen et j’étais très désireuse de vous rencontrer. » Il crut déceler un léger tremblement dans sa voix. « Voulez-vous dîner à ma table ?
— Avec plaisir », répondit-il. Le serveur recula une chaise.
Render s’assit et vit que la jeune femme avait déjà une consommation. Il rappela au serveur son second Manhattan.
« Avez-vous déjà commandé ? demanda-t-il.
— Non…
— … et deux menus…» commença-t-il. Il se mordit aussitôt la langue.
« Un seul, dit-elle en souriant.
— Aucun », corrigea-t-il, et il lui récita la carte.
Ils commandèrent.
« Est-ce dans vos habitudes ?
— Quoi ?
— Connaître les menus par cœur.
— Quelques-uns seulement, dit-il, pour les circonstances délicates. A quel sujet vouliez-vous me voir… me parler ?
— Vous êtes un thérapeute neuroparticipant, dit-elle, un Façonneur.
— Et vous êtes… ?
— … interne à l’institut National de Psychiatrie. Il me reste un an à faire.
— Alors vous avez connu Sam Riscomb.
— Oui, il m’a aidé à obtenir ma nomination. C’était mon conseiller.
— Nous étions de bons amis. Nous avons étudié ensemble à Menninger. »
Elle hocha la tête.
« Je l’ai souvent entendu parler de vous – c’est une des raisons pour lesquelles je voulais vous rencontrer. C’est lui qui m’a encouragée à poursuivre mes projets, malgré mon handicap. »
Render la détailla. Elle était vêtue d’une robe vert sombre qui ressemblait à du velours, et portait sur le côté gauche de la poitrine une épingle qui semblait en or. Sur l’épingle était sertie une pierre rouge, peut-être un rubis, autour de laquelle était moulé le contour d’une coupe – à moins que ce ne fussent deux profils qui s’entre-regardaient à travers la pierre ? La composition lui parut vaguement familière, mais il fut incapable sur le moment de la situer exactement. Elle scintillait d’un éclat coûteux dans la lumière tamisée.
Le serveur lui apporta sa consommation.
« Je veux devenir thérapeute neuroparticipante », lui dit-elle.
Si elle avait été douée de vision, Render aurait juré qu’elle le fixait intensément en guettant quelque réaction dans son expression. Il ne savait pas exactement ce qu’elle attendait de lui.
« Je loue votre choix, dit-il, et je respecte votre ambition. » Il essaya de mettre un sourire dans sa voix. « Ce n’est pas un choix facile, évidemment, car les conditions requises ne sont pas toutes du domaine théorique.
— Je sais, dit-elle. Mais je suis aveugle de naissance et ça n’a pas été facile d’arriver jusque-là.
— De naissance ? s’étonna-t-il. Je croyais que vous aviez perdu la vue récemment. Alors vous avez préparé votre licence et fait votre médecine sans yeux… C’est assez… remarquable.
— Merci, dit-elle. Mais ça ne l’est pas, pas vraiment. J’ai entendu parler des premiers neuroparticipants – Bartelmetz et les autres – quand j’étais enfant, et je me suis dit que c’était ce que je voulais devenir. Depuis ce moment, ma vie a toujours été gouvernée par ce désir.
— Comment avez-vous fait pour le labo ? demanda Render. Sans pouvoir examiner un spécimen ou regarder dans un microscope… ? Et tout ce qu’il faut lire ?
— J’ai payé des gens pour me lire mes devoirs. J’ai tout enregistré sur bandes. A l’université, ils ont compris que je voulais faire psychiatrie et m’ont permis certains arrangements particuliers pour les travaux pratiques. Pour la dissection des cadavres, je me suis fait assister par des laborantins qui me décrivaient tout au fur et à mesure. Je peux reconnaître les organes au toucher… et j’ai une mémoire comme la vôtre pour le menu, dit-elle en souriant. La qualité des phénomènes de psychoparticipation ne peut être évaluée que par le thérapeute lui-même, en cet instant – situé hors du temps et de l’espace tels que nous les connaissons normalement – où il se tient au milieu d’un monde érigé à partir de la substance des rêves d’un autre individu, y reconnaît l’architecture non-euclidienne de l’aberration, et prend son patient par la main pour explorer le paysage… S’il parvient à le ramener au monde ordinaire, c’est que son jugement était sain et ses actes bien fondés.
— Extrait de Pourquoi il n’y a pas de place ici pour la psychométrie, ajouta Render.
— … de Charles Render, docteur en médecine.
— Notre dîner arrive déjà », observa-t-il en prenant son verre. Le repas, sorti du cuiseur instantané, leur était apporté par un servo-serveur.
« C’est une des raisons pour lesquelles je voulais vous rencontrer, poursuivit-elle en levant son verre, tandis que les couverts s’entrechoquaient devant elle. Je voudrais que vous m’aidiez à devenir Façonneuse. »
Ses yeux invisibles, aussi vides que ceux d’une statue, le fixèrent de nouveau.
« Votre situation est tout à fait particulière, dit-il. Il n’y a jamais eu de neuroparticipant qui fut aveugle congénital – pour des raisons évidentes. Il faudrait que j’envisage tous les aspects de la situation avant de vous donner un avis. Mais nous ferions mieux de manger, je meurs de faim.
— D’accord. Mais ma cécité ne signifie pas que je n’ai jamais vu. »
Il ne lui demanda pas ce qu’elle entendait par là, car il avait devant lui quelques côtes premières et une bouteille de Chambertin à son côté. Il eut néanmoins le temps de remarquer que la main qu’elle levait de sous la table n’était ornée d’aucune bague.
* *
*
« Je me demande s’il neige toujours, dit-il alors qu’ils buvaient leur café. Ça tombait dru quand je suis entré dans la coupole.
— Je l’espère, dit-elle, bien que ça diffuse la lumière et que je ne « voie » rien à travers. J’aime la sentir tomber tout autour de moi et me frôler le visage.
— Comment faites-vous pour vous déplacer ?
— Mon chien, Sigmund – je lui ai donné sa nuit. » Elle sourit. « Il peut me guider n’importe où. C’est un berger mutant.
— Ah ? fit Render, curieux. Il parle bien ? »
Elle hocha la tête.
« L’opération n’a cependant pas réussi avec lui aussi bien qu’avec d’autres. Il a un vocabulaire d’environ quatre cents mots, mais je crois que parler le fait souffrir. Il est très intelligent ; il faudra que je vous le présenté un jour. »
Render réfléchissait. Il avait parlé avec des animaux de ce type lors de récentes conférences, et il avait été surpris par la combinaison de leurs capacités de raisonnement et de leur attachement à leur maître. Des manipulations génétiques répétées, suivies d’interventions chirurgicales délicates sur l’embryon, avaient fini par doter ces chiens d’une capacité cérébrale supérieure à celle des chimpanzés. Plusieurs opérations complémentaires étaient nécessaires pour les doter de la voix. La plupart de ces expériences se soldaient par des échecs, et la douzaine de chiots sur lesquels elles réussissaient chaque année avaient chacun une valeur marchande de plusieurs centaines de milliers de dollars. C’est à ce moment qu’il se rendit compte – alors qu’il allumait une cigarette et gardait un instant la flamme du briquet – que la pierre qui ornait la broche de Miss Shallot était un rubis authentique. Il se dit qu’une donation rondelette à l’université de son choix avait dû venir à l’appui de ses résultats universitaires pour la faire admettre en faculté de médecine. Il se reprocha intérieurement ces présomptions peut-être injustes.
« Oui, dit-il, il faudrait faire une thèse sur les névroses canines. Parle-t-il de son père en le traitant de « fils de chienne de berger » ?
— Il n’a jamais connu son père, dit-elle, laconique. Il a été élevé à l’écart des autres chiens, et son attitude n’a certainement rien de typique. Je ne pense pas qu’on apprenne jamais la psychologie fonctionnelle du chien à partir d’un mutant.
— Je suppose que vous avez raison, dit-il, abandonnant le sujet. Encore un peu de café ?
— Non, merci. »
Décidant qu’il était temps de reprendre la discussion, il lui demanda : « Alors, vous voulez être Façonneuse…
— Oui.
— Je déteste anéantir les ambitions de qui que ce soit, lui dit-il. Je le déteste profondément, à moins que cette ambition n’ait aucun fondement ; dans ce cas, je peux être impitoyable. Alors, honnêtement, franchement et en toute sincérité, je ne vois pas comment cela pourrait jamais se réaliser. Vous êtes peut-être une excellente psychiatre – mais à mon avis, il vous est physiquement et mentalement impossible de jamais devenir une neuroparticipante. Quant à mes raisons…
— Attendez, dit-elle. Pas ici, je vous en prie. Faites-moi plaisir. J’en ai assez de cet endroit étouffant – emmenez-moi ailleurs pour bavarder. Je crois que je pourrai peut-être vous convaincre qu’il y a un moyen.
— Pourquoi pas ? dit-il avec un haussement d’épaules. J’ai tout mon temps. A vous de décider – où ?
— Une randonnée à l’aveuglette ? »
Il réprima un gloussement involontaire en entendant cette expression dans sa bouche, mais elle rit franchement.
« Très bien, dit-il, mais j’ai encore soif. »
Une bouteille de champagne fut ajoutée à leur note, que Render signa malgré les protestations de Miss Shallot. La bouteille leur parvint dans un de ces pittoresques paniers « A boire en conduisant », et ils se levèrent ; elle était grande, mais il était plus grand qu’elle.
Randonnée à l’aveuglette.
Une même expression pour une multitude de pratiques qui avaient vu le jour grâce à l’automobile servoguidée. Foncer dans la nuit noire à travers la campagne aux mains d’un chauffeur invisible et infaillible, toutes vitres opaques, ivre d’inconnu sur vos quatre pneus attaquant la route comme autant de scies circulaires fantômes – partir de n’importe où et revenir au même endroit sans jamais savoir où vous allez ni où vous êtes allé – tout cela peut, l’espace d’un instant, réveiller un certain sentiment d’individualité dans la boîte crânienne la plus froide, provoquer une conscience de soi momentanée par ce retranchement de toute sensation excepté celle du mouvement. Car le déplacement à travers l’obscurité est la suprême abstraction de la vie elle-même ; c’est du moins ce qu’avait dit l’un des Comédiens Essentiels, et tout le monde avait ri.
En fait, le phénomène connu sous le nom de randonnée à l’aveuglette s’était répandu d’abord – il fallait s’en douter – chez certains des membres les plus jeunes de la société auxquels l’avènement des autoroutes à servo-guidage avait interdit des modes d’utilisation plus individualistes de leurs véhicules, modes d’utilisation désormais réprouvés par l’Autorité Nationale du Contrôle de la Circulation. Il leur fallait trouver autre chose.
Ils trouvèrent.
Leur première réaction – désastreuse – fut une intervention mécanique simple qui consistait à déconnecter l’unité de télécommande après avoir pénétré sur une autoroute asservie. La voiture disparaissait alors des registres du moniteur et retombait sous le contrôle de ses occupants. Jaloux comme une divinité, le moniteur ne tolérait aucune exception à son omniscience programmée ; il envoyait aussitôt sa foudre et ses éclairs s’abattre sur le poste de contrôle routier le plus proche du dernier point de contact et dépêchait des séraphins ailés à la recherche de ce qui avait échappé à son regard.
Souvent, cependant il était trop tard, car les routes étaient nombreuses et bien pavées. Il était relativement facile, au début, d’échapper à toute détection.
Mais les autres véhicules se comportaient évidemment comme si le rebelle n’avait aucune existence réelle. Sa présence ne pouvait pas être prise en compte.
Prisonnier d’une section de route très fréquentée, le contrevenant s’exposait à une annihilation immédiate en cas d’accélération ou de modification générale du débit de la circulation impliquant un déplacement à travers sa position théoriquement vacante. Aux premiers temps du servoguidage, il y eut ainsi des séries de collisions intempestives. Les dispositifs de guidage se perfectionnèrent, et les disjoncteurs automatiques réduisirent la fréquence des collisions dues à ce genre d’infraction. Ce qui demeura inchangé, néanmoins, ce fut la qualité des contusions et des écrabouillages lorsque ceux-ci se produisaient malgré ces précautions.
La réaction suivante tira parti d’une propriété négligée parce qu’elle était évidente. Les moniteurs ne guidaient les gens vers leur destination que parce que ceux-ci leur indiquaient qu’ils voulaient s’y rendre. Presser au hasard une série de coordonnées, sans référence à aucune carte, entraînait soit l’immobilisation et l’allumage du voyant « VÉRIFIEZ VOS COORDONNÉES », soit le démarrage soudain vers une destination quelconque. Cette dernière éventualité présente un certain attrait romantique par ce qu’elle suppose de vitesse et de visions imprévues tout en laissant les mains libres. C’est de plus parfaitement légal, et il est possible de voyager ainsi à travers deux continents à condition d’en avoir les moyens et de disposer d’un surplus d’endurance.
Comme toujours pour ce genre de choses, la pratique se transmit aux autres tranches d’âge. Des professeurs qui ne conduisaient que le dimanche se discréditèrent en échangeant des points contre des voitures d’occasion. C’est ainsi qu’un monde court à sa perte, dit le fantaisiste de service.
Perte ou pas, un véhicule conçu pour se déplacer sur les autoroutes asservies est une unité mobile efficace et complète qui comprend un cabinet d’aisances, un placard, un compartiment de réfrigération et une table de jeux. On peut y dormir à deux confortablement, et à quatre en se serrant. Il arrive aussi qu’on soit terriblement serrés à trois.
Render sortit de la coupole et s’engagea sur la voie marginale, puis il arrêta la voiture.
« Vous voulez taper les coordonnées ? demanda-t-il.
— Faites-le. Mes doigts en connaissent trop. »
Render enfonça les touches au hasard. La randonneuse s’engagea sur l’autoroute, puis passa sur la voie rapide dès qu’il eut commandé la vitesse supérieure.
Des phares de la randonneuse trouaient l’obscurité. La ville défilait rapidement, pareille aux braises d’un feu qui couvait de chaque côté de la route, avivé par de soudaines bourrasques, masqué par des tourbillons blancs, assombri par la chute régulière de cendres grises. Render savait que sa vitesse était inférieure d’environ quarante pour cent à ce qu’elle aurait été par une nuit claire et sèche.
Il laissa les vitres transparentes et regarda au-dehors, enfoncé dans son siège. Eileen « regardait » devant elle dans le faisceau des phares. Pendant dix ou quinze minutes, ils ne prononcèrent pas une parole.
La ville se transforma bientôt en banlieue, puis de courtes sections de route dégagée commencèrent à apparaître.
« Dites-moi à quoi ça ressemble, dehors, demanda-t-elle.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas demandé de vous décrire votre dîner, ou l’armure qui se trouvait près de notre table ?
— Parce que j’ai goûté l’un et touché l’autre. Ceci est différent.
— Il tombe de la neige. Si vous enlevez ça, tout le reste est noir.
— Quoi d’autre ?
— Il y a de la gadoue sur la route. Quand il commencera à geler, la circulation va se ralentir au point d’aller au pas, à moins que nous ne distancions cette tourmente. La gadoue ressemble à un vieux sirop foncé qui commencerait à se caraméliser sur le dessus.
— Rien d’autre ?
— C’est tout, madame.
— Neige-t-il plus fort ou moins fort que lorsque nous avons quitté le club ?
— Plus fort, à mon avis.
— Voulez-vous me verser à boire ? lui demanda-t-elle.
— Certainement. »
Ils firent pivoter leurs sièges vers l’intérieur, puis Render fit monter la table et sortit deux verres du placard.
« A votre santé, dit-il après avoir rempli les verres.
— A la vôtre. »
Render vida son verre ; elle sirota le sien. Il attendait qu’elle parlât. Il savait qu’on ne peut pas être deux à jouer le jeu socratique, et il s’attendait à d’autres questions avant qu’elle n’en vînt à ce qu’elle voulait dire.
« Quelle est la chose la plus belle que vous ayez jamais vue ? » demanda-t-elle enfin.
Se disant qu’il avait deviné juste, il répondit sans hésitation : « L’engloutissement de l’Atlantide.
— Je parlais sérieusement.
— Moi aussi.
— Voulez-vous me donner des détails ?
— J’ai fait sombrer l’Atlantide, dit-il. Personnellement. C’était il y a environ trois ans. Bon sang, c’était magnifique ! Une profusion de tours d’ivoire, de minarets d’or et de balcons d’argent. Il y avait des ponts d’opale, des banderoles cramoisies et une rivière laiteuse qui coulait entre des rives couleur citron. Il y avait des clochers de jade, des arbres vieux comme le monde qui chatouillaient le ventre des nuages, et des navires dans le grand port marin de Xanadu, tous aussi délicatement construits que des instruments de musique et se balançant avec les marées. Les douze princes du royaume donnaient une réception dans le Colisée du Zodiaque aux douze colonnes pour écouter un Grec jouer du saxo ténor au coucher du soleil.
« Le Grec, évidemment, était un de mes patients – un paranoïaque. L’étiologie de la mise en scène est assez compliquée, mais je suis tombé là-dessus en me promenant dans son esprit. Je lui ai laissé la bride sur le cou pendant un moment, puis j’ai finalement été obligé de partager l’Atlantide en deux et de l’engloutir par cinq brasses de fond. Il joue à nouveau ; vous avez certainement dû l’entendre, si vous aimez ce genre de musique. Il a du talent. Je le vois périodiquement, mais il n’est plus le dernier descendant du plus grand ménestrel de l’Atlandide. Il n’est qu’un bon saxophoniste de la fin du XXe siècle.
« Parfois, pourtant, quand je revois l’apocalypse que j’ai introduite dans sa vision de splendeur, j’éprouve une impression fugitive de beauté perdue – car l’espace d’un instant ses sentiments ont été les miens, et il avait le sentiment que son rêve était la plus belle chose au monde. »
Il remplit leurs verres.
« Ce n’était pas exactement ce que je voulais dire, observa-t-elle.
— Je sais.
— Je voulais parler de quelque chose de réel.
— C’était plus réel que la réalité, je vous l’assure.
— Je n’en doute pas mais…
— … Mais j’ai détruit les fondations sur lesquelles vous vouliez étayer votre argument. D’accord, pardonnez-moi. Je vais vous les rendre. Voici quelque chose qui pourrait être réel :
« Nous nous déplaçons à la lisière d’un grand bol de sable, dit-il. A l’intérieur, la neige tombe doucement. Au printemps, la neige fondra ; l’eau s’infiltrera dans la terre ou sera évaporée par la chaleur du soleil, et il ne restera que le sable. Rien ne pousse dans le sable, sauf un cactus par-ci par-là. Rien n’y vit, à part les serpents, quelques oiseaux, des insectes, des animaux fouisseurs, un ou deux coyotes errants. Dans l’après-midi, ces animaux chercheront de l’ombre. Partout où il y a un vieux poteau de clôture, un rocher, un crâne ou un cactus pour occulter le soleil, vous verrez la vie se tapir à l’abri des éléments. Mais les couleurs dépassent l’imagination, et les éléments sont presque plus merveilleux que les choses qu’ils détruisent.
— Il n’y a aucun endroit de ce genre par ici, dit-elle.
— Si je le dis, il y en a un – n’est-ce pas ? Je l’ai vu.
— Oui… vous avez raison.
— Et peu importe que ce soit une toile peinte par une femme qui s’appelle O’Keeffe, ou un paysage qui s’étende juste derrière nos vitres, n’est-ce pas ? Si je l’ai vu ?
— Je reconnais la valeur du diagnostic, dit-elle. Voulez-vous l’énoncer pour moi.
— Non, allez-y. »
Il remplit une fois encore les petits verres.
« L’infirmité ne concerne que mes yeux, lui dit-elle, pas mon cerveau. »
Il lui alluma une cigarette.
« Je peux voir par d’autres yeux si je peux entrer dans d’autres cerveaux. »
Il alluma sa propre cigarette.
« La neuroparticipation est fondée sur le fait que deux systèmes nerveux peuvent partager les mêmes impulsions, les mêmes fantasmes…
— Des fantasmes contrôlés.
— Je pourrais pratiquer la thérapie et faire simultanément l’expérience d’impressions visuelles authentiques.
— Non, dit Render.
— Vous ne savez pas ce que c’est que d’être privé de tout un domaine de perception ! De savoir qu’un idiot mongoloïde peut faire l’expérience une chose que vous ne pourrez jamais connaître – et qu’il est incapable de l’apprécier parce que, comme vous, il a été condamné avant sa naissance par un tribunal de circonstances biologiques fortuites en un lieu où il n’y a aucune justice, seulement le hasard pur et simple.
— L’univers n’a pas inventé la justice. C’est l’homme qui l’a inventée. Malheureusement, l’homme est obligé de résider dans l’univers.
— Je ne demande pas à l’univers de m’aider – je vous le demande à vous.
— Je suis désolé, dit Render.
— Pourquoi refusez-vous de m’aider ?
— En ce moment même, vous faites la démonstration de ma principale raison.
— Qui est…
— L’émotion. Vous y attachez beaucoup trop d’importance. Quand le thérapeute est en phase avec le patient, il est narco-électriquement retranché de la plupart de ses propres sensations corporelles. Ceci est nécessaire parce que son esprit doit être complètement absorbé par sa tâche immédiate. Il est également nécessaire que ses émotions connaissent un tel état de trêve. Ceci est évidemment impossible, en ce sens qu’une personne ne peut jamais se défaire d’un certain degré d’émotion. Mais les émotions du thérapeute sont sublimées en une impression générale d’allégresse – ou, comme c’est mon cas, en une rêverie artistique. Pour vous, le spectacle serait trop puissant. Vous seriez en danger permanent de perdre le contrôle du rêve.
— Je ne suis pas d’accord avec vous.
— Évidemment. Mais le fait demeure que vous seriez en rapport, et en rapport constant, avec l’anormal. Le pouvoir d’une névrose est inimaginable pour quatre-vingt-dix-neuf virgule etc. pour cent de la population, parce que nous ne pouvons jamais juger correctement de l’intensité de nos névroses – encore moins de celles des autres quand nous ne les voyons que de l’extérieur. C’est pour cette raison qu’aucun neuroparticipant n’entreprendra jamais de traiter un psychotique endurci. Les quelques pionniers qui ont exploré ce domaine sont tous eux-mêmes en traitement à l’heure actuelle. Cela revient à plonger dans un maelström. Si le thérapeute perd le contrôle dans une séance d’une grande intensité, il devient le Façonné plutôt que le Façonneur. Les synapses réagissent par une sorte de fission en chaîne à l’augmentation artificielle des influx nerveux. L’effet de transfert est presque instantané.
« J’ai beaucoup skié depuis quelques années, parce que j’étais devenu claustrophobe. J’ai dû prendre mes jambes à mon cou, et il m’a fallu six mois pour m’en débarrasser – tout cela à cause d’une infime défaillance qui n’a duré qu’une fraction de temps infinitésimale. J’ai dû confier le patient à un autre thérapeute. Et ce n’était qu’une répercussion mineure. Si vous perdiez la tête devant le spectacle, gamine, vous pourriez passer le reste de votre vie en maison de santé. »
Elle vida son verre, et Render le remplit. La nuit défilait. La ville était loin derrière eux, la route claire et dégagée. L’obscurité se glissait de plus en plus entre les flocons. La randonneuse prit de la vitesse.
« Très bien, reconnut-elle, vous avez peut-être raison. Mais je crois pourtant que vous pouvez m’aider.
— Comment ? demanda-t-il.
— En m’habituant à voir, de façon que les images perdent leur nouveauté et que les émotions s’émoussent. Acceptez-moi comme patiente et débarrassez-moi de mon angoisse de voir. Ce que vous avez dit n’aura alors plus de fondement ; je serai capable de suivre les cours de formation et de porter toute mon attention sur le traitement. Je serai capable de sublimer le plaisir de voir en autre chose. »
Render réfléchissait.
C’était peut-être possible – mais ce serait une entreprise difficile.
Ce pourrait être aussi une fameuse première thérapeutique.
Personne n’était véritablement qualifié pour essayer, parce que personne ne l’avait encore essayé.
Mais Eileen était une rareté – un cas unique, en fait – car elle était probablement la seule personne au monde qui eût à la fois la formation technique nécessaire et ce problème particulier à résoudre.
Il vida son verre, le remplit, et remplit également celui de sa passagère.
Il réfléchissait encore au problème quand un voyant s’alluma pour réclamer de nouvelles coordonnées, en même temps que la voiture s’engageait sur une voie de garage et s’y arrêtait. Il coupa le vibreur et resta assis un long moment, l’air songeur.
Il était rare qu’on l’entendît exprimer une appréciation quelconque de son talent. Ses collègues le tenaient pour un homme modeste, mais par-devers lui, il avait conscience du fait que le jour où un meilleur neuroparticipant que lui commencerait à exercer serait le jour où un homo sapiens en difficulté pourrait se faire soigner par quelque chose de comparable à un ange.
Il restait deux verres de champagne dans la bouteille, qu’il jeta dans la boîte à ordure après l’avoir vidée.
« Vous voulez que je vous dise quelque chose ? demanda-t-il enfin.
— Quoi ?
— Ça vaut peut-être la peine d’essayer. »
Il fit pivoter son siège et se pencha en avant pour taper les coordonnées, mais elle y fut avant lui. Alors qu’il enfonçait les touches et que la S-7 faisait demi-tour, elle l’embrassa. Sous ses lunettes sombres, elle avait les joues humides.