L’EXISTENCE DE MASON
par Kingsley Amis
Le rêve est l’accès le plus commode au monde des mirages, une fenêtre entrouverte sur l’inconscient. Il arrive qu’un rêve soit si vif, si présent, qu’il semble déboucher sur une réalité. Il est hallucinatoire. Et le rêveur voudrait alors ramener de son rêve une preuve tangible.
Puisque dans un rêve, on est toujours seul, la preuve idéale serait d’y rencontrer un autre rêveur, quelqu’un de réel qui se souvienne aussi.
A ses risques et périls.
« VOUS permettez ? »
L’homme, de taille moyenne et vêtu de manière quelconque, tourna un visage neutre, anonyme, vers Pettigrew qui, un demi de bière à la main, s’était planté en face de lui, de l’autre côté de la petite table en coin. Pettigrew était grand, beau, avec des traits bien dessinés ; il émanait de lui une sorte de tension, presque d’excitation, qui, en d’autres circonstances, aurait pu lui valoir une rebuffade, mais son interlocuteur répondit aimablement : « Bien sûr ! asseyez-vous donc !
— Puis-je vous offrir quelque chose ?
— Non merci, je suis déjà servi », dit l’homme de taille moyenne en désignant du geste le verre presque plein posé devant lui. L’ambiance était celle d’un bar ordinaire, avec son barman, ses clients, isolés ou deux par deux, sans rien qui pût accrocher le regard.
« Nous ne nous sommes encore jamais rencontrés, n’est-ce pas ?
— Pas que je me souvienne.
— Bien, bien. Je m’appelle Pettigrew, Daniel R. Pettigrew ; et vous ?
— Mason. George Herbert Mason, si vous tenez à la précision.
— Je crois que ça vaut mieux, non ? George… Herbert… Mason…» Pettigrew répéta ces trois courts vocables comme s’il voulait les graver dans sa mémoire. « Et maintenant, votre numéro de téléphone ! »
Mason, encore une fois, aurait pu se cabrer devant le sans-gêne de l’autre, mais il répondit simplement : « Vous me trouverez sans mal dans annuaire.
— Non. Vous pouvez être plusieurs à porter le même nom… Nous n’avons pas de temps à perdre. Je vous en prie.
— Bon, d’accord. Ce n’est pas un secret, après tout. Deux cent trente-deux, cinquante…»
— Attendez, vous allez trop vite. Deux cent… trente… deux…
— Cinquante-quatre cinquante-quatre.
— Ça, c’est un coup de pot ! Un numéro pareil, je ne devrais avoir aucune difficulté à le retenir !
— Et pourquoi ne le notez-vous pas, si vous y attachez tant d’importance ? »
Pettigrew, à ces mots, eut un sourire de connivence, qui se transforma bien vite en grimace de déception. « Vous savez bien que ça ne sert à rien. Enfin : deux cent trente-deux cinquante-quatre cinquante-quatre. Prenez donc le mien, tant que nous y sommes. Sept…
— Votre numéro de téléphone ne m’intéresse pas, monsieur Pettigrew, fit Mason, avec un soupçon d’impatience, et je dois avouer que je regrette plutôt de vous avoir donné le mien.
— Mais il faut absolument que vous le preniez !
— Tiens donc ! Vous comptez m’y obliger ?
— Une phrase, alors convenons d’une phrase de reconnaissance que nous pourrons échanger demain matin.
— Auriez-vous l’obligeance de m’expliquer à quoi rime tout ceci ?
— Je vous en prie, nous ne disposons que de peu de temps.
— Vous vous répétez. Mais peu de temps pour quoi ?
— Tout peut changer d’un instant à l’autre ; je peux me retrouver à cent lieues d’ici, et vous aussi, sans doute, bien que je commence à me demander si…
— Monsieur Pettigrew, ou bien vous vous expliquez sur-le-champ, ou bien je vous fais virer de ma table !
— D’accord, dit Pettigrew, l’air de plus en plus déçu, mais je crains fort que ça ne serve à rien. Au début de notre conversation, voyez-vous, je me suis figuré que vous étiez quelqu’un de réel, à cause de votre façon de…
— Ah ! s’il vous plaît ! Gardez pour d’autres ces formules enfantinement racoleuses. Ainsi, je ne suis pas quelqu’un de réel ? susurra Mason, avec une pointe d’acrimonie.
— Ce n’est pas ce que je veux dire ; je l’entends au sens le plus littéral du terme.
— Oh ! Seigneur ! Vous êtes cinglé, ou vous avez trop bu ?
— Ni l’un ni l’autre. Je dors.
— Vous dormez ? » Le visage neutre de Mason reflétait une totale incrédulité.
« Oui. Comme je le disais, je vous ai tout d’abord pris, vous aussi, pour quelqu’un de réel se trouvant dans la même situation que moi : profondément endormi, en train de rêver, conscient de l’être, et désireux de procéder à un échange de noms, de numéros de téléphone et tout ça, afin de prendre contact le lendemain pour vérifier ainsi la réalité de l’expérience que nous partageons. Ce serait mettre en évidence une capacité remarquable de l’esprit humain, n’est-ce pas – prouver que l’on peut communiquer par le biais des rêves. Il est déplorable que l’on réalise aussi rarement ce que l’on rêve : c’est tout juste si j’ai pu tenter l’expérience quatre ou cinq fois en vingt ans, et ça n’a jamais marché. Ou bien j’oublie les détails, ou bien je découvre que la personne en question n’existe pas, comme aujourd’hui. Mais je continuerai…
— Vous êtes malade.
— Oh ! que non. Il n’est, bien sûr, pas inconcevable que vous existiez réellement, mais c’est peu vraisemblable, car, dans ce cas, vous auriez reconnu immédiatement les faits, il me semble, au lieu d’ergoter comme vous le faites. Mais enfin, je peux me tromper !
— Je suis heureux de vous l’entendre dire. » Mason avait recouvré son calme et allumé une cigarette. « Je ne suis pas très versé dans ces questions, mais votre cas ne doit pas être trop grave si vous admettez pouvoir vous tromper. Maintenant, permettez-moi de vous assurer que je ne suis pas né dans votre cerveau il y a tout juste cinq minutes. Je réponds, comme je vous l’ai déjà dit, au nom de George Herbert Mason. J’ai quarante-six ans, une épouse, trois enfants, je travaille dans l’ameublement… oh ! et puis zut ! Rien que pour vous donner un simple aperçu de ce qu’a été ma vie, il me faudrait toute la nuit, comme ce serait le cas pour toute personne douée d’une mémoire normale. Finissons nos verres et allons chez moi, nous pourrons alors…
— Vous n’êtes qu’un personnage de mon rêve en train de me dire ça ! s’écria Pettigrew à haute voix. Deux cent trente-deux cinquante-quatre cinquante-quatre. J’appellerai ce numéro, s’il existe, mais ce n’est pas vous qui me répondrez. Deux cent trente-deux…
— Pourquoi êtes-vous si agité, monsieur Pettigrew ?
— A cause de ce qui peut vous arriver d’une minute à l’autre.
— Et qu’est-ce qui peut m’arriver ? C’est une menace ? »
Le souffle de Pettigrew s’était accéléré. Ses traits, jusque-là finement dessinés, se mirent à perdre de leur netteté, les contours de sa veste à s’estomper. « Le téléphone ! cria-t-il, il doit être plus tard que je ne pensais !
— Le téléphone ? répéta Mason, en clignant des paupières et en plissant les yeux pour mieux suivre a transformation de l’autre.
— Celui qui est à mon chevet ! Je me réveille ! »
Mason voulut lui saisir le bras, mais ce bras avait déjà perdu toute consistance, pour se réduire à une vague tache lumineuse qui s’évanouissait déjà, et quand Mason regarda la main qui avait esquissé le geste, sa propre main, il vit, non sans mal, qu’elle non plus ne possédait plus ni doigts, ni paume, ni dos, ni rien au tout…
Traduit par CHARLES CANET.
Mason’s life.
© Kingsley Amis, 1979.
© Librairie Générale Française, 1984, pour la traduction.