CHAPITRE XXII
— Mabel ! hurla Ernest Good, la voix bouleversée, de sa place, près de la radio où il écoutait les informations. Ils sont tous morts ! Abattus !
— Oh ! quelle poisse ! s’exclama Mabel, dans sa minuscule cuisine, sans même un regard pour son mari, dont les yeux gris et protubérants saillaient au maximum, sous l’effet de la surexcitation, de l’exaltation et de la jubilation. Zut alors ! ajouta sa femme. Il y a de quoi vous…
— Tu n’écoutes pas ! cria Ernest en se levant d’un bond et en gagnant la cuisine d’un pas presque dansant. Ces gangsters que moi, j’ai dénoncés, que moi j’ai signalés aux autorités, eh bien ! ils ont tous été tués, ce soir, il y a à peine quelques minutes, quatorze en tout ! Dans un garage, à Jersey !
— Tu ne veux pas me laisser tranquille une seconde ? s’emporta Mabel Good, en tournant vers son époux un visage congestionné et tragique. Mon soufflé est tombé. Il était si mousseux, si léger, et voilà qu’il tombe ! Comme une galette !
— Je m’en fiche, du soufflé, s’indigna Ernest. Écoute donc…
— Faut bien que quelqu’un pense au soufflé, interrompit Mabel Good. Comment veux-tu que je fasse mon boulot, avec la radio qui braille et toi qui me cornes dans les oreilles ?
Malgré l’évidente mauvaise volonté conjugale, Ernest répéta et développa la stupéfiante nouvelle, mais, sans attendre la fin de l’exposé, Mabel le coupa :
— Oui, Ernest, oui. T’es toujours à t’énerver. Assieds-toi et mange ton soufflé, tant qu’il est chaud. Il n’y a rien de moins appétissant que des œufs froids.
*
Harry Cusak et sa femme rentraient à New York par le car.
— J’ai idée, dit Mme Cusak, que je ne te verrai quasiment plus, Harry, pendant tes jours de congé, avec quatorze tombes de mieux à…
— Chchut, souffla Harry, en faisant pivoter d’un mouvement apeuré sa tête ovoïde. Y en a que sept qui soient des potes.
— Des potes ! tempêta Mme Cusak. Je ne comprendrai jamais comment tu peux appeler « potes » des individus aussi peu recommandables. Et d’abord, ils avaient aucune amitié pour toi ! De cela j’en suis sûre.
Une lueur s’alluma dans les yeux pâles de Harry, le reflet, peut-être, de sa satisfaction profonde ou de son triomphe intime, ou, peut-être, un mélange des deux :
— Maintenant, ils sont mes potes, murmura-t-il. Maintenant, j’éprouve pour eux un sentiment vraiment sincère. Oui, oui. J’irai les voir avec plaisir.
*
— Je n’ai toujours pas compris ce qui s’est passé, Lewis, éclata Margaret Barrett, tandis qu’en compagnie de son mari, ils se préparaient pour la nuit, avec ce sans-gêne bon enfant des couples à l’ancienne mode qui partagent la même chambre et le même lit.
Lewis Barrett tourna vers Margaret sa figure sombre et balafrée, portée par un cou puissant, et mise en valeur par les harmonies quelque peu heurtées d’une veste de pyjama rouge et jaune, d’où émergeaient des cuisses musclées, zébrées de cicatrices et des mollets également musclés et poilus. Il éructa et déclara :
— C’est Danny qu’a tout fait. Et c’est Sellers qu’en profite.
Margaret soupira, en achevant de tresser sa natte à l’ancienne mode. Elle l’attacha avec un ruban de soie bleue et la rejeta dans son dos, que recouvrait une chemise de nuit à l’ancienne mode, en soie blanche.
— Tout est tellement ahurissant, affirma-t-elle. Emmeline a été tout miel, tout sucre. Elle roucoulait littéralement. Mais d’où sortaient-ils, tous ces gangsters ? Comment ont-ils échoué dans ce garage ?
— Danny les avait invités.
— Invités ? Pour l’amour du ciel !
— C’est toi qui lui en as donné l’idée. Tu lui as conseillé d’étudier la pègre à domicile, expliqua Lewis.
— Mais c’est épouvantable ! s’exclama Margaret. C’est affreux… Je ne voulais pas…
— T’as fait comme plein de gens, déclara Lewis Barrett, t’as pas voulu comprendre que les assassins sont des assassins et la pègre, la pègre… Toujours est-il que Danny les a invités et qu’ils ont refusé de venir.
— Il les a invités pour la fête ? Tous ces tueurs ?
— Non, dit Lewis. Il en a invité un, tout simplement. Le type lui a répondu qu’il pouvait pas, alors il en a invité un autre, qui a refusé lui aussi.
— Mais ils sont venus ! jeta Margaret ahurie.
— Justement. Ils ont changé d’avis quand ils ont su que les flics leur cavalaient au train, qu’une instruction était ouverte contre eux et qu’ils risquaient fort de passer à la casserole. Ils ont tous eu l’idée lumineuse de s’amener ici. Ça leur faisait une chouette planque en attendant les événements. Ils pensaient trouver la maison vide, mais ils sont tombés en plein dans la fiesta.
— Si j’avais soupçonné la présence de ces gens-là, j’en serais morte, je crois, déclara Margaret. Chez moi ! Dans ma propre maison !
— Danny a agi pour le mieux, poursuivit Lewis. Il a fourré une des équipes dans l’aile gauche et l’autre dans l’aile droite.
— Je commence à comprendre, fit Margaret en frissonnant. Pour tout dire… nous l’avons échappé belle !
— Ils s’en foutent de nous autres, déclara Lewis qui émit un rot, négligeant de mettre sa main devant la bouche, ainsi que le lui avait enseigné sa femme, grâce à de patients efforts. N’y pensons plus, à tout ça, conclut-il. C’est classé. Il serait temps qu’on se couche.
— Mais pourquoi se sont-ils tous retrouvés au garage des Sellers ? demanda Margaret en étendant de la crème sur sa figure. Et M. Sellers qu’est devenu courageux tout d’un coup !
— Ça, c’est encore une idée de Danny, expliqua Lewis avec lassitude. À chaque groupe de truands il a laissé entendre qu’une personne qu’ils pouvaient pas blairer se cachait dans le garage et qu’il valait mieux pas aller de ce côté-là.
— Mais pourquoi il a fait ça ?
— Pour être sûr qu’ils y aillent.
— Voyons, Lewis, c’est tellement compliqué…
— Demain, je te fais un dessin, Margaret, promit Lewis.
Margaret s’exclama néanmoins :
— Ça m’a l’air d’une histoire de cinglés ! N’empêche que Danny s’est encore distingué ! J’ai toujours dit qu’il avait du génie.
— Une pure merveille, ton fils, approuva Lewis, tandis que sa femme, ayant achevé ses soins de beauté, grimpait dans le lit.
— Mais maintenant tu ne seras plus élu maire, Lewis, fit observer Margaret en tournant l’interrupteur.
— Quelle catastrophe ! ironisa Lewis en glissant un bras vigoureux sous la taille opulente de Margaret et en l’attirant vers lui.
— Je croyais que t’étais fatigué ! protesta l’épouse en repoussant son mari, il est vrai, sans grande conviction. Je croyais que tu tombais de sommeil ! Attends, Lewis. Explique-moi pourquoi toi et Danny vous vous êtes effacés dans cette histoire, au lieu de…
— Écoute, dit Lewis. Herbert Sellers est le grand homme de Fair Meadows maintenant, pas vrai ? Il va être réélu à la mairie et on va sans doute le bombarder sénateur par-dessus le marché. Mme Sellers te fait des grâces, pas vrai ? Vous êtes copines, maintenant, pas vrai ? T’es dans le coup, pas vrai ? C’est bien ça que tu voulais ?
— Elle m’appelle par mon petit nom, dit Margaret. Elle peut vraiment être charmante quand elle le veut.
— Beaucoup de tapage autour de trois fois rien, conclut Lewis Barrett. Allez, n’y pensons plus !
Et il embrassa sa femme.
Danny et Sally, installés dans la cuisine des Sellers, faisaient la dînette. Sally avala une bouchée de sandwich au poulet et dit :
— Pourquoi on se marierait pas, Danny ?
— Tu me prends au dépourvu ! dit Danny d’un ton plaintif, mais les yeux rieurs. C’est un drôle de coup pour un mec d’être entrepris sur le mariage, comme ça, au débotté… Tu m’as toujours dit que t’aimais pas les blonds et…
— Ça, c’était un mensonge de finesse, déclara Sally. (Elle but une gorgée de limonade et s’essuya les lèvres avec une serviette.) J’ai pensé qu’autant valait prendre les devants, avant qu’une autre se mette sur les rangs. Tu sais, Danny, je t’ai toujours trouvé très beau et très séduisant…
Sans donner à Danny le temps de répondre, Sally jeta les bras autour de son cou et pressa ses lèvres sur les siennes. Gracieuseté à laquelle Danny répondit au mieux de ses capacités.
Ce fut d’ailleurs Sally qui s’arracha à son étreinte et Danny qui proposa, encore tout essoufflé :
— D’accord, Squidge. On va prendre une bagnole et on va se marier tout de suite.
Sally rougit avec grâce, éclata de rire et, les mains sur la poitrine de Danny, le repoussa.
— Les hommes sont tous les mêmes ! s’écria-t-elle.
— Les mêmes ? Qu’est-ce que t’entends par là ?
— T’as vu Mamie Shea ? Tu l’as vue embrasser ce grand flic de New York au fond du garage ? Elle est allée droit sur lui et elle l’a empoigné. Et je te jure qu’il ne s’est pas fait prier ! Moi, je crois que Mamie a la bonne méthode ; faut empoigner le bonhomme pendant qu’il est encore temps.
Sally eut quelque peine à terminer cette déclaration, car Danny était en train de l’embrasser, avec plus d’ardeur que de savoir-faire et, bien que ses baisers eussent le goût complexe de beurre, de sel, de poivre, avec un soupçon de poulet et une pointe de limonade, Sally n’y trouva rien à redire.
— J’espère qu’on restera copains, même quand on sera mariés, déclara Danny d’un ton grave. Ce serait trop vache de perdre un vrai pote, pour une signature donnée au bas d’un acte officiel.
Ils éclatèrent de rire, comme à une bonne plaisanterie. Ils étaient prêts à rire de n’importe quoi, en cet instant, car la vie leur apparaissait tout entière comme une vaste plaisanterie. C’étaient deux êtres jeunes et normalement constitués qui mangeaient des sandwiches au poulet, buvaient de la limonade et faisaient des projets de mariage, occupations qui suffisaient à accaparer toutes leurs pensées et à drainer tout leur potentiel émotif.
Les sandwiches étaient bien réels, la limonade était bien réelle, et eux aussi étaient bien réels. Quelque part, très loin, il y avait un monde beaucoup moins tangible, où des mots comme « guerre » « gangsters » et « mort », avaient cours.
Tous ces concepts irréels s’évanouirent, d’ailleurs, devant l’évidence des premiers baisers, jusqu’à ce que le monde et toute la richesse du monde se fussent fondus dans un seul et unique baiser. Le reste avait cessé d’exister.