CHAPITRE XIV

 

— D’après les journaux, vous êtes le roi du racket, monsieur Luto, déclara candidement Sally, dans la voiture, si l’on excepte toutefois ce personnage qu’on appelle Haggerty-la-Vadrouille…

— Vous m’excuserez, Miss Sellers, interrompit Louie Luto, mais la Vadrouille n’est qu’un voyou de bas étage. Moi, personnellement, je le considère comme un pedzouille.

— Mais vous êtes vous-même un gangster, n’est ce pas, monsieur Luto… je veux dire un chef de gang ? demanda Sally. Autrement, notre expédition ne serait pas tellement drôle. Elle ne serait même pas drôle du tout… J’adore votre voiture blindée et je meurs d’envie de voir une mitraillette et aussi de vrais gangsters… pour les comparer à ceux des films. Est-ce que les gangsters ressemblent vraiment à James Cagney, ou à Edward Robinson ?

— On m’a affirmé, remarqua Louie Luto, que j’avais des points communs avec Cagney. Mais moi, je n’ai jamais levé la main sur une femme, comme il le fait tout le temps dans ses films. Même sur l’écran, je ne me permettrais pas de frapper une personne du sexe opposé. C’est avec des choses comme ça qu’on arrive à jeter le discrédit sur les gangsters…

— Moi, je vous trouve plutôt une ressemblance avec George Raft, déclara gravement Sally, ayant, remarqué que son hôte ne se formalisait pas d’être comparé à une vedette d’Hollywood.

— C’est sans doute parce qu’on a les mêmes goûts, George et moi, question habillement, concéda Louie, en se redressant, mais j’ai les épaules nettement plus larges. Ces petits gars, après tout, ne peuvent que nous imiter dans ce genre de rôle. Ils ne se débrouillent pas mal, bien sûr, mais ce n’est jamais que de l’à-peu-près. Et puis, faut pas oublier qu’avec ces histoires de propagande, un gangster, dans un film, ne se conduira jamais en gentleman et qu’il se fera toujours descendre au dernier acte.

Danny, Sally et Louie, à bord de leur voiture blindée, s’arrêtèrent devant le Moli’s Restaurant. Une fois à l’intérieur, Louie désigna une bonne douzaine de clients à mines patibulaires – tous des gangsters, assura-t-il.

Stimulé par l’intérêt que lui témoignait Sally, il fit même le récit de quelques batailles à la mitraillette, au cours desquelles l’héroïsme de sa conduite ressortait avec un éclat dont ne pouvait que s’effaroucher sa modestie.

— D’après ce que vous nous racontez, fit observer Danny, il semblerait que vous avez toujours été attaqué, sans raison aucune, par les uns ou par les autres, ou alors vous étiez en train de sauver des innocents d’un destin particulièrement horrible. En somme, ce n’est jamais vous qui commettiez l’agression ?

Louie posa sur Danny un regard lourd de reproches, et dit :

— Ce que je vous raconte là, c’est la vérité toute nue – telle qu’elle sort du puits. Les flics, les journalistes et les films aussi nous présentent forcément comme des charognards…

— Cet ennemi qui vous persécute, intervint Sally, ce ne serait pas M. Haggerty, par hasard ?

Louie opina de la tête, l’air lugubre :

— Exact. Maintenant, en ce qui le concerne, je serais bien près de partager l’opinion des faiseurs de films, des journalistes et des flics sur les gangsters, ma petite dame. Ce mec-là, c’est un charognard. Et un lâche. Il bute des innocents, quand ils ont le dos tourné, fauche le fric aux pauvres comme aux riches. Un enchnouffé, un danger public, un faisandier, voilà ce qu’il est, vous pouvez me faire confiance. C’est bien simple, y a pas de mots assez forts pour décrire ce salaud-là, sauf vot’respect.

— Un horrible bonhomme, si je comprends bien, monsieur Luto !

— Si vous voulez me faire plaisir, appelez-moi Louie, demanda Louie Luto. C’est ainsi que m’appellent mes amis.

— Je crois deviner votre point de vue, Louie, poursuivit la jeune fille. Au fait, appelez-moi Sally… Vous êtes une sorte de chevalier qui est parti en croisade pour débarrasser la ville des vrais gangsters

— en l’occurrence de M. Haggerty et de ses…

— Je vous en prie, n’appelez pas ce misérable « monsieur », intervint Louie. Croyez-moi, si j’arrive à mes fins, il aura cessé de terroriser le monde avant longtemps.

Sally soupira, repoussa imperceptiblement dans son assiette la portion de glace aux fruits, et, délicatement, masqua un bâillement derrière ses doigts.

— Qu’y a-t-il, Sally, s’inquiéta Louie. Elle n’est pas bonne, cette glace ?

— Elle est très bonne, répondit-elle avec un sourire un peu contraint, mais cet endroit est tellement morne ! Nous serions allés au Colony, ou chez Robert, ce serait pareil. C’est même plus calme que chez Schrafft’s. J’ai peine à croire que les types que vous m’avez montrés soient des tueurs.

— Faut bien qu’ils mangent, expliqua Louie, désolé, visiblement, de la bonne tenue qui semblait de rigueur chez Moli’s. Je pourrais, bien sûr, envoyer quelques pruneaux à la ronde, pour vous faire plaisir, mais, voyez-vous, je suis connu dans la maison et ça m’ennuierait d’y causer du scandale.

— Oh ! n’en faites rien, je vous en prie, s’empressa Sally. Mais vous dites ça pour me taquiner, je suis sûre. D’ailleurs, je crois qu’il faut qu’on se sauve, Danny et moi, si vous le permettez…

— Rappelez-vous ce que je vous ai expliqué tout à l’heure, Sally, reprit Louie en s’apprêtant à payer l’addition du déjeuner. On a été injuste pour les gangsters. Ils mangent et ils dorment, comme tout un…

Il s’interrompit, les yeux rivés sur un feuillet vert, du même format que les billets de banque, qu’il venait d’extraire de sa poche. Il se leva brusquement, soulevant dans son élan la table, puis la laissant retomber.

— Qu’est-ce qui se passe, Louie ? demanda Danny, tandis que Sally, d’étonnement, ouvrait sa jolie bouche.

Louie tordit ses traits en une grimace qui n’avait d’un sourire que l’intention et qui arracha à Sally un soupir angoissé.

— Veuillez m’excuser, dit Louie, d’une voix changée, brutale et mauvaise. Je viens de me rappeler que, moi aussi, j’ai un rendez-vous… avec un salopard.

— Qu’est-ce qu’il y a eu avec Louie ? Quelle mouche l’a piqué ? demanda Sally après le départ précipité de Luto. De ma vie, je n’ai vu un tel revirement.

— J’en sais rien, répondit Danny négligemment. Il a tiré quelque chose de sa poche et ça lui a rappelé un souvenir quelconque, on dirait…

— Si un regard pouvait tuer, nous serions morts, tous les deux, affirma Sally. Je me demande s’il a vraiment assassiné des gens… Ça ne m’étonnerait pas, tu sais : j’ai vu quelque chose de si vile dans sa figure, tous ses traits exprimaient la bassesse ! T’as remarqué ?

— J’ai remarqué qu’il avait l’air furieux, dit Danny. En tout cas, je suis bien content que ça se soit passé comme ça : t’en as eu assez au bout d’un moment et Luto t’a paru imbuvable ! Maintenant, soyons raisonnables et tâchons de nous amuser un peu. On pourrait aller dans une boîte bien…

— Oh, non ! s’écria Sally. C’est entendu, il s’est conduit comme un… et je serais incapable dorénavant d’éprouver pour lui la moindre parcelle de sympathie, mais il n’en reste pas moins que le seul moment intéressant de la journée a été celui où j’ai découvert sa vraie nature.

Elle frissonna, éclata de rire et ajouta :

— Il m’a fait froid dans le dos. Et, au fond, c’est ça que je voulais. Maintenant, tu vas me présenter George Haggerty. Je veux en voir le plus possible cet après-midi. L’occasion ne se représentera peut-être plus jamais.

— Il ne doit pas être chez lui, dit Danny d’un ton résigné. D’habitude, il est sorti l’après-midi. Mais je vais l’appeler… y en a pour une seconde.

Danny entra dans la cabine du Moli’s et Sally se planta devant la porte entrouverte pour l’entendre

— Il est là, déclara soudain Danny. Allô, George ? poursuivit-il dans le récepteur. Très bien, merci ! Dites-moi, George, je suis en compagnie d’une très belle jeune fille – non, une fille bien – et elle aurait très envie de faire votre connaissance. Non, ce soir, ça ne va pas. Demain soir, non plus, George. Un instant…

Danny se tourna vers Sally, couvrant de la main le récepteur et annonça :

— Il dit qu’il ne peut pas nous voir cet après-midi…

— Laisse-moi faire, s’écria Sally en saisissant l’appareil. Allô ! Monsieur Haggerty ? poursuivit-elle d’une voix suave et comme embaumée. Je meurs d’envie de faire votre connaissance. J’ai tellement entendu parler de vous… Ce serait merveilleux d’aller prendre le thé chez vous… Vous voulez bien m’inviter ?

— Du thé ! répéta Danny suffoqué, George n’a pas de ça chez lui.

D’un geste Sally lui imposa silence, tout en pressant l’écouteur sur sa délicate oreille.

— Oh ! oui, et des toasts anglais, avec beaucoup, beaucoup de beurre ! disait Sally. Je trouve votre voix très musicale, aussi ; on croirait Charles Boyer…

Sally raccrocha, après avoir échangé quelques politesses supplémentaires, et tourna vers Danny un visage tout coloré de plaisir.

— C’est du joli, flirter avec un tueur !

— Je ne flirtais pas, protesta Sally. Il m’a dit qu’il n’a jamais entendu une voix aussi musicale que la mienne et je lui ai…

— Si ce n’est pas du flirt, rétorqua Danny, je veux bien…

— N’empêche que ma voix musicale et le rayonnement de ma personnalité l’ont complètement…

George Haggerty entra dans le salon de son appartement, où quelques individus de tout poil, mais à mines uniformément patibulaires, jouaient sur le tapis, à la passe, ou, sur la table, au poker. Haggerty leur déclara :

— Assez joué, bande de… ce que je pense ! J’ai dit : Assez joué ! Y a une dame qui vient prendre le thé.

— Du thé ? répéta Shorty en écho, tandis qu’autour de lui, les mâchoires s’affaissaient et les yeux cillaient.

— Tu m’as entendu, fit George Haggerty. Qu’est-ce que ça a de drôle ? Un monsieur peut inviter une dame chez lui et offrir une tasse de thé, pas vrai ? Du thé et des toasts anglais, avec beaucoup, beaucoup de beurre.

— Allez les gars, on s’donne de l’air ! décida Shorty.

— Pas question, répliqua Haggerty d’une voix dure. Vous resterez là. La dame a exprimé le vœu de voir des personnages curieux. Mais pas de boniments à la noix ! Et on ne boit pas dans les soucoupes et on ne tient pas sa tasse à deux mains.

— Et pour nous autres, y en aura, des poules ? demanda Shorty, renaissant à l’espoir.

— Il n’y aura de poules pour personne, répliqua Haggerty d’une voix lugubre, brouillée par une quinte de toux. Il n’y aura exactement que la dame en question, et si elle tient ce que sa voix promet…

— L’a eu le béguin pour une voix, ma parole ! commenta Shorty. L’a donné rencard à la voix, et quand elle se radinera, il s’apercevra qu’elle sort d’un baquet de graisse.

— Dégourdi, va ! fit Haggerty. Et maintenant, faut que ça saute ! Vous allez me déblayer tout ça, les gars ! Rangez les cartes et les dés, planquez la gnôle. J’ai d’ailleurs envie de vous faire répéter le truc. Est-ce que vous savez seulement prendre le thé ?

— On est pas bouchés à ce point, la Vadrouille, s’indigna Shorty. Du thé ? On en a tous bu !

Une douzaine de têtes opinèrent et autant de voix rauques grognèrent en écho.

— Voilà, tout est là, fit Haggerty, avec mépris. Vous avez bu du thé, d’accord. Mais vous n’en avez jamais pris. Faut savoir tenir la tasse et la soucoupe en équilibre sur un genou, et son assiette sur l’autre, et c’est interdit de tremper ! Vous vous arrangerez pour pas vous barbouiller jusqu’aux oreilles, et pour pas éclabousser vos chemises. Si la dame se lève, vous me ferez le plaisir de vous lever immédiatement, sans rien casser et sans rien renverser… Décidément vous avez l’air trop empotés… On va répéter. Va chercher le service, Miroton.

— On pourrait fout’de la gnôle dans les tasses, pour la répétition, proposa Shorty.

— Rien du tout, trancha George. De l’eau chaude. C’est bon pour ce que vous avez. Et attention, on ne souffle pas sur sa tasse, et on ne s’ébroue pas comme un cheval à l’abreuvoir.

Quand Miroton et le cuisinier eurent apporté les tasses et les soucoupes et distribué à la ronde les accessoires indispensables, George Haggerty déclara :

— Parfait, les gars ! Maintenant, vous posez la tasse sur un genou et l’assiette sur l’autre. Une supposition que la dame, c’est moi… Quand je me lèverai, vous devrez tous bondir sur vos pieds – et sans casse ! Mais en attendant, vous allez lever vos tasses et déguster le thé par petites gorgées.

George, prêchant par l’exemple, porta délicatement la tasse à ses lèvres, déchaînant dans l’assistance un concert de borborygmes et de clapotements. Il se leva d’un bond et fut imité instantanément par ses disciples-ès-étiquette, section « thé mondain », dans un énorme fracas de vaisselle brisée.

Muet de rage et d’indignation, George foudroyait ses élèves du regard, quand brusquement, il fut secoué par une terrible quinte de toux. Shorty en profita pour murmurer :

— Allez, les copains, on se tire. Tant pis, si ça saigne, tout vaut mieux que de prendre le thé.

Et, tandis que George toussait, ses élèves, sans faire de bruit et sans prendre le temps de replier leurs serviettes, quittèrent les lieux, accélérant leurs pas à mesure qu’ils s’éloignaient de leur professeur et de la perspective inquiétante de prendre le thé en compagnie d’une dame.

 

*

 

— Le thé est délicieux, monsieur Haggerty, déclarait Sally peu après, dans le même salon, et les toasts anglais merveilleux, mais je suis déçue de n’avoir pas rencontré quelques gangsters. Pour tout dire, j’ai l’impression de prendre le thé comme d’habitude.

George Haggerty, qui avait fait la grimace au mot « gangster », reposa élégamment sa tasse sur son genou droit, effleura élégamment ses lèvres avec une petite serviette à thé et répondit :

— J’ai invité plusieurs techniciens, appartenant à mon organisation, mais je crains que l’idée de prendre le thé ne les ait un peu effarouchés.

— Je voulais dire « techniciens », bien sûr, reprit Sally précipitamment, mais j’avoue qu’un gangster me paraît bien plus intéressant. Après tout, c’est ainsi qu’on vous appelle, dans les journaux et partout. Et c’est ce que vous êtes en réalité, n’est-ce pas ?

— Je ne serais que trop heureux de vous expliquer à loisir ma position exacte et de vous raconter même quelques anecdotes, déclara Haggerty. Je constate que j’ai plus de plaisir à discuter avec vous qu’avec Danny. Il est bien gentil, Danny, mais nous n’avons pas la même compréhension des choses. Il cherche à recueillir des renseignements déplaisants sur les techniciens dans mon genre. Mais ce n’est pas avec ça qu’on fait du bon spectacle ! D’abord, pour les gosses, ça ne vaut rien, toutes ces fusillades !

— Oh ! monsieur Haggerty, s’exclama Sally. Je crois que vous vous êtes mal compris. Ce qui intéressait Danny, c’étaient les aspects sociaux du problème. Moi, je partage tout à fait son opinion ; je trouve que les gangsters ne sont pas responsables des actes illégaux qu’on leur impute. C’est la société qui est fautive ! On n’a pas le droit de traquer et punir les gangsters, sous prétexte de venger la société, qui, en fait, est seule coupable. Il vaudrait mieux se pencher sur leur cas, les rééduquer, les raisonner pour leur donner le sens de leurs droits et de leurs devoirs, en tant que citoyens. On ferme les prisons et on supprime la peine capitale.

George Haggerty considéra Sally d’un regard un peu étonné et très approbateur, puis s’écria :

— Et moi qu’admirais Danny, qui le trouvais fortiche. Vous avez tout à fait raison. Sauf pour ce qui est des mauvais gangsters, des pedzouilles ! On les descend une bonne fois, et puis on se penche sur les bons. Plus besoin de casser sa pipe pour aller au Paradis… Il sera à la portée de tous, le Paradis !

— C’est, en effet, ce que devrait être un pays socialement évolué, affirma Sally en adressant à George le sourire de ses yeux bruns, largement ouverts. Mais pour en arriver là, il faut lutter, organiser une vaste campagne de propagande, et, justement, Danny voudrait y participer, en écrivant des pièces de théâtre. Ce qu’il essaie de réunir, ce sont des petits détails psychologiques, comme par exemple… est-ce que votre père s’est occupé de votre éducation, a-t-il participé à vos jeux… ou… ?

— Mon père était bien trop occupé pour faire attention à moi, déclara George Haggerty.

— Voilà ! s’écria Sally. Voilà déjà un point, pas vrai ? Et quelles chansons vous chantait votre mère quand vous étiez petit ? Quelles histoires vous racontait-elle ? Ces horribles choses, peut-être, où il est question de dragons, de croque-mitaines et de loups qui mangent les pauvres petits bébés.

— Ma mère, elle n’avait pas le temps de me raconter des histoires, dit George. Mais écoutez voir. Vous, vous avez le chic pour me faire parler. Maintenant je vois très bien ce que vous voulez. Ce cher Danny ne s’est pas bien expliqué. Alors, si je pouvais vous retrouver…

Sally hocha la tête, consulta sa montre-bracelet et dit :

— Je suis déjà en retard, monsieur Haggerty. Je crains de ne pouvoir vous revoir en ville, mais si jamais vous acceptiez l’invitation de Danny et si vous veniez avec vos amis passer un week-end à Fair Meadows, dans le New Jersey, eh bien ! j’habite la maison à côté et je pourrais m’arranger pour vous voir.

— Je ne suis pas très fort pour les week-ends, déclara George Haggerty, en toussant dans sa tasse, et mes collaborateurs sont encore moins habitués que moi à ce genre de distraction. Ils ne seraient peut-être pas très à l’aise, comme invités de week-end.

Sally répondit en riant :

— Mais ça ne sera pas un week-end comme vous pensez. Le père et la mère de Danny sont en voyage et il n’y a personne à la maison, sauf le gardien, sa femme et les jardiniers. C’est très isolé, au milieu d’un grand parc, avec des arbres et des taillis. Personne ne saura que vous y avez passé quelques jours. Je vous promets que vous serez tranquilles, personne ne viendra vous déranger et vous pourrez renseigner Danny en un temps record.

— On n’aurait qu’à s’enfermer dans mon atelier, enchérit Danny. Pas de téléphone, pas de visiteurs, pas de messages ! Je parie qu’on aura abattu plus de boulot en un après-midi qu’en un mois plein.

— Ça me tenterait beaucoup, fit Haggerty d’un ton de regret, mais les affaires passent avant le plaisir. Il ne faut pas oublier que je suis un homme très pris. Décidément, je crois qu’il nous faudra abandonner le projet de week-end.

 

*

 

Mme Harry Cusak ouvrit la porte de sa pension de famille pour se trouver nez à nez avec deux faces à la fois dures et peu expressives, l’une s’élevant à près de deux mètres du sol, l’autre surgissant trente centimètres plus bas.

— On veut causer à Harry, dit Gratte-Ciel.

— Dites-y de sortir, fit Loin-du-Ciel.

Mme Cusak qui avait été occupée à laver son vestibule, plongea sa serpillière dans le seau d’eau sale et dit :

— Harry, il est pas là. L’est à la boutique.

Pour elle, le restaurant, c’était toujours « la boutique ».

— L’est pas à la boutique, affirma Gratte-Ciel.

— L’est ici, précisa Loin-du-Ciel.

Ils firent mine de franchir le seuil, mais Mme Cusak les repoussa aussitôt, avec une efficacité due, en partie, à l’étonnante puissance de ses bras et de son torse, et, d’autre part, à la vivacité de son réflexe. Or, il n’était pas dans l’habitude des deux gangsters d’être bousculés par le sexe prétendu faible.

— Je vous ai pas dit d’entrer, criait Mme Cusak. Et, de toute façon, je veux pas qu’on piétine mon plancher, tant qu’il est pas sec.

— Espèce de…, grogna Gratte-Ciel, qui, son équilibre enfin récupéré, s’élançait vers la porte.

— Poisse-la, gronda Loin-du-Ciel, fonçant à son tour.

Floup !

La serpillière ruisselante, ayant cinglé les traits peu avenants de Gratte-Ciel, vint s’aplatir sur sa face. Et Gratte-Ciel, derechef, levant ses longs bras vers le ciel, franchit en vol plané les marches de pierre, pour enfin atterrir sur la tête et sombrer dans ce qui semblait être un profond sommeil. Mais Loin-du-Ciel qui s’était baissé, évitant la serpillière de justesse, réussit à bloquer les cuisses de Mme Cusak.

Ses bras se refermèrent autour des jupes et de deux piliers, dont le matériau était apparemment aussi compact et résistant que le béton. Simultanément, une paire de tenailles d’acier s’abattit sur sa tête, arracha deux pleines poignées de cheveux et, à la victime, un cri de douleur horrible. Loin-du-Ciel lâcha promptement les piliers de béton, dont l’un se détendit subitement, et lui écrasa le nez. Mais le pauvre homme avait eu le temps de sortir son pistolet.

— Manquait plus que ça ! rugit Mme Cusak, qui prestement, plongea la tête de l’adversaire dans l’eau sale et savonneuse du seau.

Après avoir procédé à plusieurs immersions, en disant : « Je vais t’apprendre à vivre, moi ! », elle empoigna brusquement Loin-du-Ciel et le lança sur le perron, puis, à coups de serpillière, elle l’envoya rouler jusqu’au trottoir, où il rejoignit tout naturellement Gratte-Ciel. Elle se pencha alors, ramassa sur le plancher le revolver de Loin-du-Ciel et le lança à sa suite. L’arme atteignit Loin-du-Ciel, au moment où celui-ci retrouvait la position assise, et le choc qu’il reçut à la tête l’incita à reprendre sur-le-champ la position allongée et une apparence de parfait détachement.

Un nombre respectable de badauds s’étaient entretemps assemblés autour d’eux, conformément aux us et coutumes du quartier, parmi lesquels figurait l’agent de la circulation Gow. L’agent Gow entreprit aussitôt de confisquer l’arme apparente et de fouiller les victimes inconscientes de l’instinct domestique de Mme Cusak, ce qui lui permit de produire au jour une artillerie suffisante pour l’encourager à retirer sine die de la circulation les deux citoyens.

Quand Danny rentra ce soir-là, il trouva un agent en uniforme, faisant les cent pas devant l’immeuble qui abritait les Cusak et leurs pensionnaires.

— Qu’est-ce qui se passe, monsieur l’agent ? demanda Danny. Y a eu un accident ?

— J’en sais rien, moi, fit le policier. Je fais mon service, c’est tout. Vous habitez là ? Vous vous appelez comment ?

De l’intérieur, la voix de Mme Cusak s’éleva, répondant aux questions de Danny.

— Je me demande bien pourquoi on a foutu un agent devant ma porte – histoire de faire causer les gens, pour sûr ! Ils prétendent, eux, que c’est pour assurer ma sécurité. Je leur ai dit que j’ai pas besoin de personne. Figurez-vous que ces deux traine-savates qu’on voit toujours à la boutique sont venus me relancer en demandant Harry et ils ont piétiné mon plancher que j’étais en train de laver, alors que je leur avais défendu d’entrer. Je les ai foutus dehors, c’est normal. N’importe quelle femme honnête aurait fait pareil à ma place… Maintenant, pour Harry, il est parti sans crier gare, je ne sais pas où… Oh ! excusez-moi, monsieur Barrett… Y a eu tellement d’histoires et je suis tellement vexée d’avoir cet agent devant chez moi… et avec Harry qui fout le camp… J’ai un télégramme pour vous.

Le télégramme était ainsi conçu :

 

« TA MÈRE ET MOI ARRIVONS À FAIR MEADOWS MARDI. TA PRÉSENCE EST INDISPENSABLE POUR QUELQUES JOURS. ABSOLUMENT. REMETS TRAVAIL EN COURS À PLUS TARD. SANS FAUTE. JE CROIS QUE TU T’AMUSERAS. SURPRISE. TENDRESSES DE NOUS DEUX. »

 

— Mince ! fit Danny, la lecture achevée.

— J’espère que ce ne sont pas de mauvaises nouvelles, dit Mme Cusak.

Elle parut pourtant déçue quand Danny répondit :

— Oh non ! c’est seulement que je vais être obligé de réintégrer le domicile paternel pour quelques jours. Si seulement je l’avais su plus tôt ! J’aurais pu y aller en voiture avec un copain à moi…

— Oh ! voilà que j’ai encore oublié… je suis si retournée, que voulez-vous ! s’écria Mme Cusak. Cet ami à vous et à Harry, celui qu’a des lunettes et ce truc sur l’oreille…

— Joe Appelgate ? Suggéra Danny.

— C’est ça. Eh bien ! il vous cherche. Il m’a dit de vous dire qu’il est allé manger un morceau. Il est dans une bagnole longue comme un jour sans pain, avec un chauffeur.