CHAPITRE XIX
Danny, qui s’élançait vers l’escalier de service, s’arrêta net, revint au galop vers le standard et composa d’un doigt agité le numéro deux cent douze.
Un instant après, il pantelait dans le récepteur :
— Squidge, j’ai juste une demi-seconde…
— Tu m’as fait sortir de sous la douche, ballot !
— Dans trente minutes exactement, il faut que tu…
— Je ruisselle comme un canard…
— Je t’en supplie, Squidge, écoute-moi. Tout peut s’arranger. Si seulement tu voulais bien amener ton père sur le perron de la petite porte, dans, mettons…
— Qu’est-ce qui peut s’arranger ?
— Les deux familles peuvent faire la paix, et tout ce qui s’ensuit… répondit Danny avec la rage du désespoir. Je peux pas t’expliquer maintenant : ça chauffe drôlement.
— Si ça chauffait moins, tout irait beaucoup mieux, interrompit Sally. Il suffirait, peut-être, de renverser la vapeur…
— C’est une question de vie ou de mort, cria Danny. Je te le jure. Pour une fois, je te parle sérieusement. Y a un truc qui se prépare que je ne peux pas t’expliquer par téléphone. Si seulement… si tu pouvais faire sortir ton père sur le petit perron dans… (il consulta sa montre), dans vingt-sept minutes et demie exactement…
— Comment veux-tu que je fasse ? Pourquoi ? Il est en train de prendre son cocktail, en ce moment. Et tu sais que pour papa, l’heure du cocktail, c’est sacré…
— Dis-lui que t’as entendu du bruit dans le garage…
— Quoi ? Tu es fou ! Il va me dire d’envoyer Parkinson au garage et de ne pas le déranger.
— Oh ! mince alors ! gémit Danny. Dis-lui ce que tu veux. Dis-lui que c’est important. Dis-lui que t’as trouvé un moyen d’empêcher mon père d’être élu. Dis-lui que tu peux faire arrêter les travaux pour le parc d’attractions, qu’il pourra racheter le terrain…
— Quoi ? Ton père consentirait à vendre à mon P… ?
— Il lui en fera cadeau ! hurla Danny. J’ai plus le temps… Est-ce que tu… ?
— Je le ferai sortir, promit Sally.
— Dans vingt-six minutes, précisa Danny soulagé. Et empêche-le de rentrer, jusqu’à ce que j’arrive, à tout prix ! T’es un copain, Squidge !
— Et toi, t’es un maboul, déclara Squidge au récepteur déjà muet.
Elle replaça l’appareil et commença à s’habiller en hâte.
Danny repartait au petit trot vers l’escalier du fond, quand il tomba nez à nez avec sa mère. Il s’arrêta net, sans pouvoir dissimuler pleinement sa surprise et sa contrariété :
— Qu’est-ce que tu fabriques, Daniel ? Fit Margaret Barrett d’un ton chagrin. Pourquoi tu prends cet air cafard ? Et ton père, où est-il ?
Les domestiques se hâtaient le long des couloirs et s’engouffraient dans la cuisine, d’où parvenaient un bourdonnement de voix et le tintement de la vaisselle.
— Qu’est-ce qu’il y a, m’man ? demanda Danny. P’pa est parti. Il avait une course urgente. Et moi aussi je suis pressé. Irving ne t’a pas fait la commission ?
— Il l’a faite ; c’est insensé ! De ma vie je n’ai vu une pagaïe pareille. Avec cette dynamite que tu as voulu faire sauter, coûte que coûte…
— Tu devrais retourner dans le jardin, m’man ! Va t’occuper des délégués ou quelque chose comme ça, implora Danny.
— La candidature de ton père ne pourra jamais être homologuée, avec cette histoire d’explosifs ! Je ne te félicite pas de cette initiative !
— Si tu veux que papa soit maire et que tout s’arrange, répondit Danny d’une voix précipitée, retourne auprès des mecs du Comité et garde-les en forme !
— Où tu vas ? Pourquoi tu prends l’escalier de service ? Il est là-haut, ton père ? Qu’est-ce qu’il fait ? J’ai envie d’y aller voir. Et ce bruit ? Qu’est-ce que c’est ?
Un choc sourd venait d’ébranler le plancher, au-dessus d’eux, et une voix mâle débita un chapelet d’imprécations.
— C’est toi, Lewis ? cria Margaret.
Sans attendre la réponse, elle pinça ses jupes et se précipita dans l’escalier. Danny, qui s’était élancé à sa suite, lui empoigna le bras, cherchant à l’arrêter.
Il y parvint, mais trop tard : sa mère était montée assez haut déjà pour embrasser du regard le palier et pour découvrir son mari, une forme humaine jetée en équilibre sur son épaule, et contemplant à ses pieds une autre forme humaine que, de toute évidence, il venait de lâcher.
— Lewis, cria Margaret, qui sont ces gens ? Ils sont ivres morts ?
Lewis eut un haut-le-corps et laissa échapper son deuxième fardeau. Il dit :
— Merde ! Tu m’as fait peur, Margaret !
— Qui c’est ? Comment ils ont fait pour se mettre dans cet état ?
— J’en sais rien, moi, grogna Lewis. Va-t’en, Margaret. T’affole pas !
— T’affole pas ! répéta Margaret écœurée. Ils sont complètement fondus, alors ? C’est épouvantable !
— Taille-toi ! Retourne d’où tu viens ! fit brusquement Lewis, de sa voix de commandement qui forçait presque immanquablement l’obéissance.
— Très bien, Lewis, fit Margaret, soumise, mais tu ne crois pas que les domestiques auraient très bien fait l’af…
Ses yeux s’écarquillèrent à la vue de Joe Appelgate et de Williamson qui venaient de surgir, pliant tous deux l’épaule sous des charges identiques, humaines et inertes.
— Encore ! s’exclama Margaret. Y en a combien…
Mais déjà Danny entraînait doucement sa mère vers le rez-de-chaussée.
— Ce sont les derniers, ceux-là, annonça Lewis à son fils quelques instants plus tard. On les emmène dans la serre. Où est la camionnette ?
Il essuyait la sueur de son front, et souriait :
— Dans l’écurie, déclara Danny avant de repartir au galop.
Lewis, cependant, ordonnait à Williamson :
— Vous allez sortir l’engin et l’amener en marche arrière jusqu’à la serre. Vite !
Les inspecteurs Marty Kurz et Jimmy Cannon conversaient avec Mamie Shea et Flossie sur le vaste perron de la façade.
— C’est curieux que le petit Barrett ne se soit pas encore montré…, fit observer Jimmy Cannon. Et le vieux, je ne l’ai pas aperçu non plus…
— Voilà toujours la patronne, annonça Marty Kurz. Elle fait une drôle de tête, tu trouves pas ?
— Qu’est-ce qu’ils peuvent bien fabriquer, le jeune homme et son père ? Insista Jimmy. Le petit Murphy a raconté à Mamie que le majordome est sorti en courant, l’air complètement siphonné ; ça s’est passé tout à l’heure après l’explosion ; il a parlé à l’oreille du vieux Barrett et tous deux sont repartis vers la maison. Et le jeune Barrett leur a couru après… Je me demande si les cocos qui nous intéressent ne seraient pas…
— Je sais en tout cas que Danny a invité George Haggerty, intervint Mamie. Mais George…
— Nous autres, on sait qu’il a aussi invité Louie Luto, dit Jimmy.
— Écoute, fit Marty Kurz en riant, si les deux bandes étaient là, ça se saurait – en admettant évidemment que les mecs se soient repérés. La baraque serait déjà à feu et à sang… Pourquoi veux-tu qu’ils viennent ici, d’abord ?
— Et pourquoi pas ? L’une des bandes peut s’être installée là, en tout cas. Il est certain qu’ils sont dans l’État de Jersey, et pas loin d’ici, en plus. D’autre part, toutes les routes sont surveillées… Alors voilà, toi, Marty, tu vas rester avec les filles et moi, je vais faire un petit tour d’inspection, des fois que…
— Tu ne m’as pas regardé, protesta Marty. Je viens avec toi.
— Je veux simplement m’assurer que tout va bien, côté Barrett, expliqua Jimmy.
— Faut pas nous laisser, supplia Flossie. Si quelque chose…
— Allez, déconne pas, coupa Jimmy Cannon. Tu vas t’installer là avec Mamie et regarder les gens danser. On s’éloigne pas de la maison, nous autres. Tu viens, Marty ?
Les policiers descendirent les marches du perron et Mamie fit signe à Irving et à Bill Murphy qui, plantés sur le seuil, ne les avaient pas quittées des yeux.
— Si on dansait ? fît Mamie Shea.
Cette proposition fut accueillie avec un enthousiaste empressement par les cavaliers de fortune.
*
De sa chambre, au-dessus de récurie, Harry Cusak perçut un bruit et, tout tremblant, écarta les rideaux pour glisser un regard dehors. Un moteur se mit à ronronner et une camionnette apparut, sortant en marche arrière de récurie, Williamson au volant.
Harry leva les yeux et aperçut, dans l’entrebâillement d’une fenêtre de la grande maison, un objet cylindrique noir et de sinistre aspect, pointé approximativement dans sa direction. Au même instant, la camionnette pétarada et Harry s’affaissa sur le sol, évanoui.
*
Mamie Shea et Irving pénétrèrent dans une vaste serre, apparemment désertée par les humains, mais remplie de fleurs. Irving referma la porte.
— C’est là qu’ils mettent leurs fleurs, expliqua Irving, sans grande utilité.
— Heureusement que tu me le dis, j’aurais cru, moi, qu’ils y mettaient leurs pneus usés, fit Mamie avec esprit. Nom d’une pipe ! Quelle baraque ! On dirait la gare de Pennsylvanie ! Pourquoi m’as-tu amenée ici, au fait ?
Irving jeta à Mamie un regard nostalgique, tira sur son col fripé, puis entreprit de lisser ses mèches noires, rebelles et humides, du plat de la main.
— Je t’aurais fait la manucure, Irving, si j’avais amené ma trousse, déclara Mamie.
— Faut pas m’en vouloir, Mamie, balbutiait Irving, mais voilà… je me demandais si… c’est-à-dire…
— Si tu m’as traînée dans cet aquarium pour m’embrasser, Irving, dit Mamie d’un ton calme, vas-y, mon gars, et que ce soit fini ! T’es bien brave, mais tu manques de technique. Pour embrasser une fille, y a qu’un moyen – tu l’embrasses ! Comme ça !
Mamie posa un baiser sur les lèvres d’Irving, puis l’embrassa sur les deux joues, mais comme Irving, stimulé par ces caresses, semblait reprendre du poil de la bête et concevoir des ambitions nouvelles, elle le repoussa en éclatant de rire et fit un pas en arrière. Ce faisant, sa jambe heurta un objet souple, elle baissa les yeux, émit un cri suraigu, bondit sur place, puis détala au galop. Trois paires de jambes, terminées par des chaussures soigneusement cirées pointaient d’un massif de fougères en pot.
Irving fila à son tour, derrière Mamie.
— Quand je pense qu’ils étaient cachés là à nous épier, s’indignait Mamie tout essoufflée, une fois franchi le seuil de la serre.
Elle regarda la figure d’Irving, dans la lumière, éclata de rire et ajouta :
— Tu devrais bien essuyer tout ce rouge à lèvres !
*
Dans la chambre, entouré de ses trois tueurs, Louie Luto expliquait :
— C’est là qu’il est, dans l’écurie… Au moins, on n’aura pas complètement perdu la journée.
— On est en train d’ouvrir les portes de l’écurie, chuchota le tueur n° 1.
— C’est lui, p’têt’bien, dit le tueur n° 2.
Le tueur n° 3, qui se tenait un peu à l’écart, ramassa en silence sa mitraillette.
— Il va se tirer, marmonna le tueur n° 1, tandis que le moteur s’enrouait.
La camionnette sortait de l’écurie en marche arrière et ce voyant, le tueur n° 3 braqua le canon de son arme par la fente de la fenêtre entrouverte.
Louie Luto arracha l’arme et repoussa le tueur n° 3, qui sous la violence du choc, trébucha et tomba.
— Tu veux nous faire embarquer, ou quoi ? Cria Louie. D’abord, c’est pas lui.
Un coup à la porte les fit tous sursauter, puis se pétrifier. Mais déjà la voix de Danny retentissait :
— C’est moi, Danny ! Ouvrez, Louie !
Louie Luto déverrouilla la porte et Danny franchit le seuil, pour affronter quatre figures tendues et méfiantes, où luisaient quatre paires d’yeux vides de toute expression.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Fit Danny, reprenant péniblement son souffle après ses multiples galopades.
— Qu’est-ce qui se passe dans cette taule ? demanda Louie. Comment il a fait, Harry, pour arriver ici ? Et les flics ?
Les trois lieutenants s’approchèrent d’un même mouvement, comme tirés par d’invisibles ficelles.
— Allez, jouez pas les grandes nerveuses, conseilla Danny. Si Harry est là, c’est qu’il est venu avec la police. Moi, je voudrais, avant tout, vous sortir de là, sans tambour ni trompette !
— C’est bien aussi notre intention, affirma Louie, dont la tension s’était imperceptiblement relâchée, ce qui incita ses acolytes à relâcher imperceptiblement la leur. Mais minute ! ajouta-t-il, pas d’entourloupettes, ou alors…
— J’ai pas de raison de vous faire des entourloupettes, Louie ! protesta Danny. Je suis aussi pressé de vous voir partir que vous l’êtes de quitter les lieux. Vous voyez un peu la tête de mes parents, si on vous trouvait…
— Il serait, en effet, préférable que l’on ne nous trouvât pas, articula Louie d’un ton sinistre.
— Je peux vous faire sortir sans difficulté, poursuivit Danny, car je connais le parc comme ma poche. Je suis capable de m’y repérer, même en pleine nuit. Il y a une haie qui nous sépare des voisins…
— Parfait, intervint Louie, et Harry se trouve dans l’écurie en face.
Il désigna la fenêtre d’un mouvement du menton.
— L’écurie là ? Répéta Danny d’un ton surpris. Non, il n’est pas à l’écurie. Il est planqué dans le garage des voisins, de l’autre côté de la haie.
— Il a dit « écurie » au téléphone, fit observer Louie.
— Il a peut-être dit « écurie », mais il voulait dire « garage », affirma Danny. Je ne vous raconterais pas d’histoires ! D’ailleurs, vous n’êtes pas obligés de passer près de ce garage. Je vais vous…
— Pas question ! interjeta Louie.
— … vous faire faire un détour, acheva Danny pour qu’il ne vous voie pas. Vous déboucherez directement dans Chestnut Lane.
— J’espère bien qu’il ne nous verra pas, murmura Louie, en adressant à ses lieutenants un regard lourd de promesses.
— J’ai bien calculé mon coup, quand je me suis rendu compte… commença Danny.
— Bien calculé, c’est le mot, fit Louie, approbateur. Une haie, et juste derrière, ce bon vieux Harry, peinard dans son garage.
Il se redressa et ajouta avec humeur :
— Allez en route ! Qu’est-ce qu’on attend ?
Imitant leur chef, les trois tueurs se mirent aussitôt à fourrer sous leur veste des mitraillettes à gueule camuse.
— Attendez un quart de seconde ! chuchota Danny. Que je jette un coup d’œil.
Il s’approcha de la fenêtre et abaissa son regard vers le jardin et vers les figures levées des inspecteurs Jimmy Cannon et Marty Kurz. Les trois se dévisagèrent en silence pendant un long moment, puis Danny, retrouvant ses esprits, invita d’un signe ses compagnons à se retirer au fond de la pièce. Jimmy Cannon demandait :
— Vous admirez le paysage, petit gars ?
— Qui c’est, çui-là ? Chuchotait Louie dans le cou de Danny.
— C’est vous, les policiers de New York ? Fit Danny sans s’émouvoir, bien qu’il eût perçu derrière son dos un bruit d’armes agitées.
— C’est vous Danny Barrett ? demanda Jimmy Cannon d’une voix étouffée.
— Mais oui, fit Danny. Justement je voulais vous voir, les gars.
— Et justement, on voulait vous voir, p’tit gars, répliqua Jimmy Cannon. On peut monter ?
— Non, c’est moi qui descends, déclara Danny. Attendez-moi un quart de seconde.
Danny s’éloigna de la fenêtre et tira les rideaux. Louie grondait :
— Va falloir t’expliquer, mon p’tit vieux…
Danny se força à sourire et chuchota :
— Expliquer quoi, bougre d’âne ? Si j’avais voulu vous donner, ce n’est pas les occasions qui m’ont manqué, avouez ! J’aurais pu convoquer une armée entière et, en tout cas, prévenir les flics, en bas. Ils auraient…
— C’est exact, marmonna Louie Luto. De toute façon, on est bien obligés de vous faire confiance. Mais si jamais…
— Laissez tomber, Louie, allez ! dit Danny. Je vais aiguiller ces inspecteurs sur une voie de garage et je reviens vous chercher.
*
De l’autre côté de la maison, Lewis Barrett, Joe Appelgate et Williamson étaient en train de charger des passagers parfaitement indifférents, à bord de la camionnette. Williamson, par inadvertance, heurta du coude le klaxon et tous trois bondirent.
— C’est malin, ça ! gronda Lewis Barrett. Vous pourriez lancer des fusées, tant qu’à faire !
Les inspecteurs sursautèrent également en entendant le klaxon, et Marty murmura :
— Qu’est-ce qu’elle fout cette bagnole là-bas ? J’ai envie d’aller voir.
Jimmy saisit le bras de son collègue :
— Si tu t’affoles pour chaque coup de klaxon, tête de lard, t’as…
Danny, tout essoufflé, arrivait vers eux et ils pivotèrent sur leurs talons pour l’accueillir. Une fois les poignées de main échangées, Marty Kurz prit la parole :
— Nous voulons vous demander la chose suivante…
Jimmy Cannon lui imposa silence d’un coup de coude dans l’estomac :
— Laisse-moi parler, Marty, dit-il.
Puis, se tournant vers Danny :
— Il y aurait pas un coin tranquille où nous pourrions causer un moment, monsieur Barrett ? Nous voudrions vous demander des renseignements au sujet de certaines personnes qu’il vous a été donné de rencontrer à…
— C’est de Haggerty et de Luto que vous voulez parler, sans doute ? Interrompit Danny.
— Est-ce que l’un d’eux serait ici, par hasard ? lâcha Marty Kurz.
Son collègue eut une moue écœurée.
— Ici ? demanda Danny, l’air stupéfait. Pourquoi voulez-vous qu’ils soient ici ?
— D’après certains renseignements, vous les aviez invités, déclara Kurz, sans se soucier des coups d’œil indignés de Cannon.
— Je les ai invités, mais ils ont refusé de venir, répondit Danny avec finesse.
— Marty, si on le laissait faire, il irait sonner à la porte du mec et lui demanderait si c’est bien vrai qu’il a rectifié sa femme, grommelait Cannon.
— Je n’ai pas tué ma femme, toujours ! fit Danny avec un large sourire.
— Ça confirme nos renseignements, Jimmy, exultait Marty. On nous a bien dit qu’ils avaient refusé. Vous l’avez échappé belle, vous et votre famille.
À cet instant, la camionnette conduite par Lewis Barrett, avec Williamson et Joe Appelgate tassés près de lui sur le siège avant, tourna l’angle de la maison et déboucha dans l’allée.
— Qui c’est ? Voulut savoir Jimmy Cannon.
— C’est mon père, répondit Danny.
— Et voilà Joe Appelgate, s’écria Marty Kurz.
Il s’engagea sur la chaussée en agitant la main :
— Salut, p’tite tête d’épingle ! Qu’est-ce que tu fous là ? Tu ramasses les ordures ménagères ?
— Non, je les livre, répliqua Joe Appelgate. Salut, Marty ! Salut, Jimmy ! Qu’est-ce que vous attendez pour aller danser ?
Lewis Barrett arrêta la camionnette et Joe Appelgate fit les présentations. Lewis Barrett sourit et confia aux policiers d’un ton très convaincant :
— On est en train de monter une blague à des copains du coin, les gars.
À l’arrière de la camionnette, une bâche recouvrait des formes imprécises. Williamson, pourtant, paraissait nerveux :
— Si je puis me permettre, dit-il, Monsieur ferait bien d’embrayer.
Les inspecteurs, qui étaient à cent lieues de s’imaginer que le chargement de la camionnette consistait en gangsters décédés, et qui, pour tout dire, se sentaient un peu émus en présence d’une personnalité aussi riche et aussi influente que Lewis Barrett, éclatèrent d’un rire poli. Jimmy Cannon déclara :
— Faut pas qu’on vous retienne, monsieur Barrett, rapport à cette blague…
Lewis Barrett sourit et remit le moteur en marche :
— On vous retrouve tout à l’heure, dit-il. Tu leur as montré les cigares et le scotch, Danny ? Et il serait temps que tu bouges, toi aussi.
— Où a-t-on une chance de vous retrouver, mettons dans un quart d’heure ? cria Joe Appelgate, tandis que la camionnette prenait de la vitesse. À la bibliothèque ?
— Non, dans le jardin, devant le grand perron, répondit Marty Kurz. D’accord, Jimmy ?
— D’accord, dit Jimmy en suivant des yeux la camionnette.
— J’ai manqué m’évanouir, soupira Williamson. S’ils avaient jeté un coup d’œil sous la…
— Cette idée ! grogna Lewis Barrett.
— Si jamais je me sors de cette aventure, dit Williamson, je me tiendrai à carreau, pour tout ce qui est meurtre et meurtriers. Je vous le promets, Monsieur.
— On va suivre la haie jusqu’au bout, de ce côté-ci, et on reviendra sur l’autre côté, décida Lewis Barrett en prenant le virage. Maintenant, tout va dépendre de Danny. Je commence à avoir les chocottes, moi aussi.
— Fais pas d’imprudences, conseilla Joe Appelgate. Tu te rends compte, si on emboutissait quelqu’un avec ce chargement !
*
Au milieu de l’allée, Jimmy Cannon prenait congé de Danny :
— On va récupérer nos souris, dit-il, et on se reverra tout à l’heure.
Danny serra les mains tendues et les deux policiers s’en allèrent d’un pas vif, tournant le coin de la maison. Danny avait approché de ses yeux sa montre-bracelet, et s’efforçait de déchiffrer l’heure, quand, au-dessus de lui, Louie Luto fit : « Pst ! »
Danny leva la tête et Luto chuchota :
— Alors, on descend ?
— Non, attendez-moi, j’arrive tout de suite. Faut que je fasse le vide sur les derrières de la baraque.
Il partit au galop, se glissa dans la maison, prit un escalier de service et parvint à la chambre où Haggerty-la-Vadrouille avait trouvé asile, et qui, à l’extrémité de l’aile gauche prolongeant l’énorme masse du bâtiment principal, faisait pendant à cet autre refuge provisoire qui abritait Louie Luto, dit « la Moulure ».