CHAPITRE XI

 

Sur le tapis, devant le foyer vide de la cheminée, dans le salon du vaste appartement que George Haggerty occupait face au Central Park, Danny jouait à la passe anglaise avec quelques mâles, tandis qu’un phono déversait des airs de musique, que des garçons et des filles tournoyaient et que, dans les autres pièces, d’autres phonos et d’autres radios contribuaient au vacarme général. La porte s’ouvrit et George Haggerty fit son entrée, accompagné de Mamie et de Flossie.

En le voyant, Danny se leva d’un bond et déclara :

— Je me retire du jeu, les gars… comme j’ai perdu trente dollars, je pense que personne n’y verra d’inconvénient…

Un silence tomba sur le groupe de joueurs, puis celui qui répondait au nom de « Syd », répéta avec un pesant mépris :

— Trente dollars, mon gars ? Tu te fous de nous, ou quoi ? C’est trente sacs que t’as paumés !

Danny déglutit, sourit avec effort, et dit :

— Allez, Syd, tu veux me chambrer ! On a commencé la partie à dix cents, et, ensuite, on a joué un dollar le point.

— La coupure ! dit Syd qui semblait avoir été désigné tacitement comme le porte-parole du groupe. Tu sais très bien que la mitraille, ça remplaçait simplement les jetons et qu’un dollar, ça représentait mille dollars.

Danny pâlit. Haggerty conversait avec quelques-uns de ses invités tout au fond de la pièce, et soudain, Danny sentit fondre sa belle confiance, aussi bien à l’égard de Haggerty que de tous les autres membres de l’assistance.

— Ma parole, je commence à croire que vous ne blaguez pas, articula Danny avec effort.

— Il commence à croire qu’on ne blague pas, déclara Syd, en s’essayant à une imitation approximative, mais très offensante, de Danny.

Les autres joueurs autour de Danny éclatèrent de rire, mais ce rire se transforma en borborygme étranglé, quand le poing gauche de Danny vint s’écraser sur la figure de Syd, qui alla à terre avec une surprenante complaisance. Danny recula en dansant vers la cheminée et s’arrêta les poings en position.

— Bande de voleurs ! Salopards ! dit-il.

Au même instant, Haggerty fit entendre son puissant baryton.

— Qu’est-ce qui se passe, nom d’un chien ?

— Ils veulent me faire croire que je leur dois trente mille dollars !

— C’est lui qu’essaie de nous arnaquer, protesta une voix.

— Mais l’a trouvé à qui causer ! précisa une autre voix.

— Hé, George, fais pas ça ! gémit une troisième voix. Ouille, ouille, ouille !

Le propriétaire de la troisième voix ayant reçu le pied gauche de Haggerty sur le coin du maxillaire, alla s’aplatir contre le mur, avec un hurlement, pour bredouiller un instant plus tard :

— Tu m’as cassé la mâchoire.

Haggerty caressa diverses physionomies sans la moindre douceur, et acheva sa démonstration en bottant le derrière de Syd qui venait tant bien que mal de se relever, en bégayant :

— On savait pas, nous autres.

— C’est une façon, ça, de traiter mes amis, bon sang ? Fit George Haggerty.

Il s’interrompit pour tousser dans sa petite tasse.

— Et maintenant, tirez-vous, tous, tant que vous êtes, avant que je me fâche. Allez, du balai !

Au milieu des grognements et des protestations, Danny répétait, hagard :

— On a commencé le jeu à…

— Tu parles, dit Haggerty. Je connais le truc. Ça se pratiquait aux armées, dans le temps. On commence le jeu à dix cents et après on est embringué. Vous êtes pas très dégourdi, Danny, à voir comme vous vous laissez posséder, mais, minute ! quand vous vous réveillez… (Il serra le bras de Danny, avec un hochement de tête approbateur.) N’empêche que je suis arrivé au bon moment… Ces cocos-là, ils se croient malins. Ils pensaient pouvoir vous fabriquer…

— Trente mille dollars ! s’exclama Danny. Oh ! ma mère ! Je peux pas me permettre de perdre une somme pareille.

— Allez, allez, Danny, pas de boniment ! dit Haggerty. Paraît que votre vieux, il est pourri de fric, et…

Danny se tourna vers Mamie et Flossie. Cette dernière rougit, baissa les yeux et secoua la tête en signe de protestation, laquelle protestation équivalait à un aveu, tandis que Haggerty achevait son exposé :

— Paraît que dans votre maison, là-bas, à Jersey, on ouvre une porte de placard, et on débouche sur vingt chambres à coucher en enfilade.

Guidé par Haggerty, qui se frayait, sans trop de ménagements, un chemin parmi les courtisans et les fêtards, Danny traversa le salon, suivit un couloir et pénétra dans une pièce que Haggerty désignait comme son bureau. Se retournant sur le seuil, le maître du logis vit Mamie et Flossie qui arrivaient dans son sillage.

— Fichez-moi le camp, toutes les deux ! dit-il. On a du boulot, Danny et moi ! Comment voulez-vous faire un film, bon sang, avec deux gonzesses dans les jambes ?… J’avais songé, enchaîna-t-il sans autre préambule, en s’installant en face de Danny, j’avais songé à un scénario dramatique, un truc qui vous prend aux tripes. Le gangster en question se trouve dans une situation épouvantable : l’est en train de devenir aveugle… Vous me suivez. Les docteurs lui ont donné six mois – après quoi il est sûr d’être miro… vous me suivez ?… Bon, il y a aussi la fille. Une petite de bonne famille, convenable et tout… vous saisissez ? Elle rencontre le gangster par hasard au Central Park, où l’est en train de donner à bouffer aux biches… aux biches ou aux écureuils, comme vous préférez, mais un écureuil, ça fait penser aux noix… Et puis, moi aussi, j’aime bien leur donner à bouffer, aux petites biches… Dire qu’il y a des mecs qui les tuent, par plaisir ; franchement, ça me dépasse ! Elles sont si douces, avec leurs beaux yeux marron… Cette gentille gosse donc, elle est drôlement mordue pour le gangster… Vous me suivez ? Elle voit sur sa figure que la vie l’a secoué et qu’il n’est pas heureux… Le coup de foudre, quoi !… Le gangster, il se rend compte qu’il est en train de se faire reluquer par une gonzesse de la haute – il voit encore assez clair, à ce moment-là – et, comme de juste, il lui fait du rentre-dedans. Pourquoi pas ? C’est tout ce qu’il y a d’humain… Ils en viennent à discuter de biches et ils s’aperçoivent qu’ils ont, tous les deux, du sentiment pour l’animal sans défense. Et, de fil en aiguille, ils découvrent qu’ils élèvent tous les deux des serins. Vous savez ce que c’est, les gens qu’élèvent des serins. Ça leur fait un sujet de conversation tout trouvé… Bon, alors la fille, elle est sérieusement mordue pour le gangster. Il a une chouette gueule, le mec, il est bien lingé, avec un gros bouchon de carafe au doigt. Mais ce bon gangster, il veut rien savoir pour marier la poule, tant pis pour le fric et pour l’éducation. Faut pas oublier que, dans six mois, il sera aveugle. Il joue donc celui qu’est pas intéressé… Entre nous, il se dit, peut-être qu’un miro risque de se faire entourlouper par sa bonne femme, sans jamais s’en rendre compte, mais, pour le public, bien sûr, faut qu’il soit poussé par de nobles sentiments… Ça ferait un rôle du tonnerre pour Charles Boyer. Il est le champion pour tourner la tête aux femmes… Au fond, on pourrait écrire le truc spécialement pour Boyer, Dan. Il serait emballé, faites-moi confiance… Ensuite, il y a la scène où la petite se rend compte que le gangster, il y voit plus clair. Il aura confondu un fox-terrier, ou une bestiole quelconque, avec leur biche préférée… Évidemment, on peut amener ça autrement. Je vous donne juste les indications générales.

« … Maintenant, le fiancé à la gosse… poursuivit George, mais Danny, prenant son courage à deux mains, l’interrompit :

— Le fiancé ? Mais qu’est-ce qu’il faisait jusque-là ?

— Il était dans le coup, depuis le départ, expliqua Haggerty avec une infinie douceur. J’en ai pas encore parlé, c’est tout. C’est un jeune gars plein d’oseille, avec une écurie de courses et un yacht à vapeur, mais la gosse ne l’aime pas. Son béguin, c’est le gangster… La situation se présente donc ainsi : le gangster a fait à la fille le coup du mépris ; quant à elle, elle n’a pas encore compris qu’il est en passe de perdre la vue. Et, évidemment, il se garde bien de l’affranchir. Alors, par dépit, elle fixe la date du mariage…

— Excusez-moi, monsieur Haggerty, intervint Danny, je reconnais que vous avez là une magnifique idée de scénario et qui plairait certainement à Charles Boyer, mais je crois que c’est trop sentimental, trop noble, pour ce que je veux faire. Je préférerais mille fois trouver un personnage authentique, quelqu’un comme vous, George, par exemple. Et tout en camouflant un peu sa personnalité, pour les besoins de la cause, présenter des épisodes réels de sa vie… un peu arrangés, bien sûr.

Voyant la moue chagrine, déçue de George Haggerty-la-Vadrouille, Danny s’empressa d’ajouter :

— Ne croyez pas surtout que je n’apprécie pas votre idée pour ce film de Charles Boyer, mais moi, ce que je cherche, c’est de faire une pièce très réaliste, et non un drame symbolique d’autosacrifice et d’amour sans espoir.

— Et vous n’avez reconnu personne dans le personnage du gangster que je vous ai expliqué ? demanda George, résigné.

— Non, répliqua Danny. Je crains que non…

— C’était moi, censément – un peu camouflé, bien entendu, déclara George d’un ton modeste. En fait, c’est plutôt du côté physique que je suis changé – puisque c’est les soufflets que j’ai d’esquintés, au lieu que ce soient les quinquets… Ça rend le truc plus émouvant. Un mec peut avoir les quinquets en panne de courant, ça ne l’empêche pas de vivre cent ans… Alors, quand la fille épouse le jeune gars plein d’oseille, avec son écurie et son yacht et une baraque tout ce qu’il y a de chouette à Palm Beach, le bon gangster reste en rade, à tirer le diable par la queue, à vivre d’expédients…

— Sans blague, George, fit Danny, d’un ton grave, votre film sera rudement bien, avec juste quelques petites retouches de rien du tout… Mais il y a un truc qui me turlupine, malgré tout…

— Allez-y, accouchez, ordonna George Haggerty. Qu’est-ce que c’est ?

— Je me demandais si le public trouverait si touchant le sacrifice de la fille qui consiste à laisser tomber un gangster, si bon soit-il, qu’est aveugle et purotin, pour épouser un jeune garçon bien sous tous rapports et bourré de fric…

— Qu’est-ce que ça a à voir, la richesse, dans une histoire d’amour ? demanda George avec dédain. Sur la scène ou sur l’écran, bien entendu… Moi, je vous dis : s’il y a un truc qui fera pleurer les souris, c’est le noble sacrifice du gangster et aussi l’idée que la pauvre fille a été obligée d’épouser ce type riche qu’elle aime pas. Dans la vie courante, j’admets que la plupart des souris, et même toutes les souris, choisiraient plutôt le mec rupin et ses écuries que le gangster miro et à moitié clodo qu’a pas d’autre ami que son chien. Mais c’est de ciné qu’on discute, nous autres… Oh ! vous m’excuserez, c’est le téléphone… Vous ne voulez pas m’attendre dehors une seconde ?