CHAPITRE XII
Lassé d’attendre la fin de la communication téléphonique qui retenait George Haggerty, Danny s’en allait d’un pas indolent le long du couloir lorsqu’une porte s’ouvrit soudain, et qu’une main saisit son poignet. Danny eut un soubresaut qui l’éleva à près de cinquante centimètres au-dessus du sol, mais il retrouva son sang-froid en reconnaissant dans son agresseur une jeune personne amoureusement émoustillée par les vapeurs de l’alcool. La jeune personne tirait d’un côté et Danny tirait de l’autre.
— Viens voir, joli blond, murmura-t-elle, pour s’exclamer un instant après : Fous le camp, va, emplâtré ! en lâchant son bras et en claquant la porte, ce qui envoya Danny tituber contre le mur, mais non sans qu’il eût aperçu, au fond de la chambre, une deuxième jeune personne, au visage réjoui, et un lit.
Poursuivant sa progression, il avança au milieu du couloir, avec la précision d’un funambule sur une corde raide, redoutant de nouvelles initiatives des kidnappers femelles. Il atteignit ainsi le salon, où la fête avait pris un essor quelque peu tumultueux. Flossie était en train de démolir à coups de pied les ampoules des appliques murales. Bien qu’elle fût de petite taille et que les appliques fussent fixées à une distance raisonnable du sol, Flossie parvenait à ses fins en bondissant aussi haut qu’elle le pouvait, sa courte jupe relevée, et en lançant un orteil pointé au-dessus de sa tête blonde. Danny eut tout loisir de constater, en suivant cet exercice, que sa blondeur était naturelle.
— Je croyais que tu ne sortirais jamais, chuchota Mamie à l’oreille de Danny. Alors, ça avance, cette pièce ?
— Écoute, dit Danny, est-ce que le chahut qu’il m’a été donné d’entendre et les ébats qu’il m’a été donné de voir sont, en ces lieux, chose exceptionnelle ou courante ?
— Oh ! c’est plutôt courant, répondit Mamie en se penchant légèrement vers Danny, avec un sourire engageant.
Mamie avait jadis posé pour des marques de soutiens-gorge, mais elle n’avait manifestement aucun besoin de cet artifice pour rehausser ses charmes féminins – un fait qui devint plus probant encore lorsqu’elle crut bon de se pencher un peu plus avant.
— Pourquoi ? demanda encore Mamie.
— Pourquoi ? Répéta Danny, en levant les yeux au plafond, afin de ne pas se laisser distraire des problèmes sérieux et éternels de l’existence, par d’autres, plus frivoles et plus éphémères. Je tourne en rond, poursuivit-il. C’est forcé, avec toutes ces interruptions… Et maintenant, voilà George qui se ramène avec une idée de film tout à fait délirante et absolument fantoche – moi, ce que je cherche, c’est la vérité : des faits, et non pas des contes de fées.
— Si on allait à la cuisine, tous les deux pour bavarder tranquilles, proposa Mamie en prenant le bras de Danny. Tu m’expliqueras ce que tu veux exactement et je verrais si je peux te dépanner – pourquoi pas, après tout ? Je voudrais bien pouvoir te dépanner, tu sais…
— Merci, Mamie, dit Danny, t’es gentille de penser à moi, mais, pour le moment, je suis censé être à la porte du bureau, à attendre que George ait fini de téléphoner. Même que je devrais y retourner, des fois qu’il serait disposé à reprendre notre entretien. Mais si je dois continuer à piétiner comme ça, je laisse tomber.
— Voyons, Danny ! T’as à peine commencé ! Donne-lui le temps de se retourner, à George. Il t’aime bien…
— Écoute, dit Danny, tandis qu’ils remontaient le long du couloir. Je ne suis arrivé à rien avec Louie Luto…
Mamie appuya sa main sur la bouche de Danny et murmura :
— Ne prononce jamais ce nom-là ici. On n’aime pas bien l’entendre…
— Je m’en fiche, affirma Danny dans un bel élan d’indépendance, qui, comme tant d’autres manifestations du même genre, procédait surtout d’une touchante ignorance.
Il frappa à la porte du bureau.
— Où êtes-vous passé, Danny ? Fit Haggerty d’un ton chagrin. Je sacrifie une heure de mon précieux temps pour vous donner un scénario et vous me laissez choir !
— Une seconde, George, dit Danny avec fermeté. Ne m’interrompez pas tant que je n’aurai pas fini. On n’avance pas d’un pouce. C’est toujours des bagarres, encore des bagarres, des poivrots, des salades, du chahut, des interruptions – et maintenant vous me parlez d’un film pour Charles Boyer, alors que moi, je ne veux pas faire de films – pas plus avec Charles Boyer qu’avec un autre. Je veux…
— Oui, vous me l’avez dit, interrompit George Haggerty d’un ton résigné. Ça va. Allez pousser le verrou de la porte, et si le téléphone sonne, je ne décrocherai pas. Vous me poserez vos questions et je vous répondrai de mon mieux. Je suis pas contrariant, moi. Mais vous, vous vous foutez le doigt dans l’œil, petit gars, c’est moi qui vous le dis. Le public, il en a marre de ces boniments sur les gangsters…
Danny se sentit soudain soulevé par une splendide confiance, il avait l’impression de toucher enfin la veine mère de l’information convoitée. Épatant ! Ça dépassait, pour tout dire, ses rêves les plus fous. Tout en remerciant Haggerty, il alla pousser le verrou. Haggerty, cependant, s’était approché d’une bibliothèque, qui, ouverte, se trouva être un bar magnifiquement agencé et doublé d’un réfrigérateur. Le maître des lieux choisit une bouteille embuée et déclara :
— On peut aussi bien s’humecter la dalle, tout en travaillant.
Il fit sauter le bouchon au plafond, gaspillant, avec une superbe indifférence, le liquide pétillant, et emplit deux verres qu’il vida aussitôt en compagnie de son hôte. Danny buvait poliment, soucieux qu’il était de plaire à cette fontaine humaine et jaillissante qui allait répandre sur lui un flot de renseignements précieux. Haggerty, lui, buvait avidement, étant, d’une part, un meurtrier pressé de noyer dans l’alcool certaines tracasseries de sa conscience et, d’autre part, un triste et misérable échantillon humain, consumé par la fièvre d’un mal pernicieux qui lentement pétrifiait ses poumons. Ils se mirent donc à parler, et continuèrent à boire.
— Le métier de gangster ne vaut plus un clou, expliqua George, depuis que les flics, les journalistes et la censure se sont donné le mot pour esquinter les gangsters. J’admets bien volontiers qu’il y a des salauds dans le bizness, mais c’est pas spécial aux gangsters. Les gangsters, c’est pareil que des médecins ou des pompiers ou ce que vous voudrez, sauf que c’est des gangsters. Y a pas à chercher plus loin. Vous avez un gosse, par exemple, qui s’amuse à bricoler la mécanique d’une montre, ou un moteur de bagnole… et, plus tard, ça vous donne un ingénieur, comme Henry Ford, disons… Maintenant, un autre gosse peut être doué pour le métier de gangster. Merde, après tout, pourquoi pas ?
Haggerty remplissait les verres, et ils buvaient. Haggerty faisait sauter un autre bouchon et remplissait de nouveau les verres… Et Danny commençait à voir deux Haggerty au lieu d’un seul. Il déclara d’une voix forte :
— Écoutez, George. Vous vous gourez d’aiguillage. Un gangster, c’est un malfaiteur, tandis que les autres ce sont des gens ordinaires.
Haggerty se leva d’un bond et Danny en fit autant.
— Vous avez le front de me dire que je suis un malfaiteur ? demanda Haggerty d’une voix vibrante.
— Mais parfaitement, répondit Danny avec un courage tant inné que champanisé, et d’une voix tout aussi vibrante.
— Un gentil copain que j’ai là, remarqua George Haggerty, désabusé, hochant la tête et toussant. Que diriez-vous alors des grands banquiers ?
— Qu’est-ce qu’ils ont à voir là-dedans, les grands banquiers ? Voulut savoir Danny, quelque peu bredouillant.
— C’est eux qui font les guerres, pas vrai ? dit Haggerty, poussant son long visage maigre et semé de taches de rousseur tout contre celui de Danny.
C’est eux les responsables de la misère, pas vrai ? C’est eux qui raflent tout – la bonne gnôle, les bath fringues, les belles gonzesses, et les diams, pas vrai ? Ils se démerdent pour que le pauv’mec de la rue, il soit privé de tout ce qui est un peu chouette – sauf dans le cas où il se met gangster, comme eux autres. Alors, forcément, ils mettent tout en branle, pour faire croire aux gens que les gangsters, c’est des jaunes. Merde alors ! Je voudrais bien voir leurs gueules, s’ils avaient un soufflant pointé entre les deux yeux, ou une sulfateuse piquée dans le plexus !
George s’interrompit pour tousser longuement et sans bruit, et inciter Danny, prêchant par l’exemple, à faire honneur au champagne.
— Vous êtes sonnés, affirma Danny. Sonnés ! tous, tant que vous êtes.
— Sonné, vous-même ! rétorqua Haggerty, vacillant légèrement, mais n’en produisant pas moins au jour une nouvelle bouteille réfrigérée.
— Est-ce qu’il arrive aux gangsters – aux bons gangsters, s’entend – de tuer des gens d’une balle dans le dos ? demanda Danny avec passion.
George, occupé à libérer le bouchon de son fil de laiton, s’interrompit dans son travail pour regarder Danny avec compassion.
— Eh bien, merde, alors ! fit-il. Je voudrais bien qu’on me dise où il faut tirer, quand on ne tient pas spécialement à recevoir un pruneau en retour. Écoutez, reprit-il d’un ton grave, tant qu’à faire de claboter, vaut mieux ne pas prévoir le coup, pas vrai ? Moi, voyez-vous, quand mon tour viendra, j’aimerais mieux recevoir ma dragée dans le dos, à la pépère !
Ils discutèrent sur la valeur morale du procédé qui consiste à abattre son prochain d’une balle dans la colonne vertébrale.
— La société est mal faite, et ça explique l’existence des gangsters, insistait Danny. Mais ce n’est quand même pas la société qui oblige un gars à tuer un autre gars quand il a le dos tourné.
— Vous ne pigez rien, déclara George Haggerty. Y a des riches banquiers qui sont responsables des guerres… Les guerres, ça provoque la misère dans le peuple et les banquiers, ils en profitent pour engraisser. Eh bien ! moi, j’aurais jamais le cœur de faire ça. Moi, j’ai jamais buté une femme ou un gosse – du moins volontairement.
— Bon, laissons les banquiers, dit Danny. Parlez-moi plutôt de vos fameuses « vadrouilles ».
Ils burent.
— Décidément, fit George, vous ne serez jamais auteur dramatique. Qu’est-ce qu’il y a de spécial dans ces virées en bagnole ? Rien. À part qu’on ne ramène pas le mec qu’on a emmené. On le laisse dans la nature, en train de regarder un joli paysage… qu’il peut plus voir !
George sourit, toussa et ils burent.
— Mais pourquoi prenez-vous la peine de les emmener en voiture ?
— On voit bien que vous avez jamais buté un mec, déclara Haggerty avec compassion. Et on prétend que vous êtes dégourdi ! Un mec vivant, il marche tout seul, pas vrai ? Et quand il s’assoit, il se tient droit, il a l’air naturel, pas vrai ? Alors, supposition qu’il va faire un tour en bagnole, les gens trouvent ça normal… Mais quand un mec est mort, il est pas facile à manipuler, il est lourd – et au bout d’un moment, il devient tout raide… On s’en tire mieux, s’il peut marcher tout seul et monter dans la bagnole et qu’on n’est pas obligé de le porter à bras-le-corps. Vous saisissez ?
— Moi, je crois que c’est tout du baratin. Vous n’avez jamais tué personne, affirma Danny avec aplomb.
— Ah ! vous croyez ça ? s’indigna George Haggerty en hoquetant. Écoutez voir, que je vous parle d’un coup ou deux… Spider Hicky, ça ne vous dit rien ?
George se mit en devoir de relater par le menu et avec une éloquence quelque peu morbide une suite de règlements de comptes. Il dissertait sur les tenants et les aboutissants, s’attardait sur tel à-côté humoristique, décrivait les réactions de la victime. Bientôt, il fut littéralement empoigné par son sujet. C’était justement cette matière première que Danny avait si longtemps cherchée…
Mais Danny dormait dans son fauteuil, la tête penchée, ses traits avenants éclairés par un demi-sourire un peu niais… Il ronflait discrètement.
Et au bout d’un moment, tous les deux furent terrassés par le sommeil, dans leurs respectifs fauteuils, parmi les bouteilles de champagne vides.
*
Quand Danny se réveilla, George Haggerty avait disparu. Le soleil, stoppé par des stores épais, n’en pénétrait pas moins dans la pièce sous forme de calories.
Un personnage au visage rébarbatif, en manches de chemise, un mégot de cigare serré entre les dents, et un tablier de toile verte serré autour du ventre, poussait négligemment un aspirateur sur le tapis du couloir.
À la question de Danny, il répondit :
— Y a des salles de bains avec toutes les chambres ! C’est pas le choix qui manque.
Tandis que Danny se rasait et se débarbouillait dans l’une des salles de bains, Flossie se glissa le long du couloir, jeta des regards apeurés de gauche et de droite, se faufila dans le bureau et ferma la porte derrière elle. Elle s’appuya au battant, pressa un instant sa main contre son cœur, puis, sur la pointe des pieds, s’approcha de la table de travail. Elle sortit un trousseau de clés et se mit en devoir d’en introduire une dans la serrure d’un tiroir. Ses mains tremblaient tellement, qu’elle était obligée de guider, avec sa droite, sa gauche qui tenait la clé.
Cependant l’homme soubrette en tablier vert, qui mâchonnait toujours son tronçon de cigare, rencontra Shorty dans le vestibule.
— Alors, Miroton, il est réveillé, le joli cœur ?
— Eh oui, depuis quelques minutes.
— Dis donc, tête de lard, t’as été voir si la porte est fermée, comme il a dit, le patron ? poursuivit Shorty. Voyant la contrition, l’ahurissement et l’affolement se peindre sur la face stupide de l’homme au tablier, il s’empressa d’en effacer cette gamme d’émotions avec un poing démesuré, semblable à un gigot. L’homme au tablier tituba et alla s’affaler contre le mur en pleurnichant.
— Et t’as encore rien vu, menaça Shorty, supposition que cette porte soit ouverte !
Déjà il s’élançait à travers le vestibule dans le couloir.
Flossie s’arrêta pétrifiée, comme foudroyée par une décharge électrique, lorsqu’elle vit le bouton de la porte tourner brutalement. Elle repoussa le petit cahier noir au fond de son corsage et s’affala contre un montant du bureau, les yeux emplis d’horreur et fixés sur le bouton. Mais la porte ne s’ouvrit pas. Un poing frappa vigoureusement contre le battant, puis la voix rauque de Shorty retentit :
— Elle est fermée, bougre d’andouille, et c’est heureux pour toi. Tu peux remercier le ciel. Maintenant, tu ferais bien d’aller foutre un bifteck cru sur ton quinquet, et de garder l’autre ouvert, si c’est pas trop te demander. Moi, faut que je me taille.
Deux minutes plus tard, Flossie sortit dans le couloir, ferma la porte sans bruit, perçut des pas au loin et exécuta un bond d’au moins trois mètres, d’une seule détente de ses muscles entraînés de danseuse. L’homme soubrette, un bifteck cru appliqué sur son œil tuméfié, surgissait au même instant de la cuisine.
— Salut, Miroton, cria Flossie, d’une voix essoufflée. T’as mal, on dirait ? Comment t’as fait ton compte ?
— Je me suis cogné dans une porte, grogna Miroton. (Il dévisagea Flossie avec une certaine insistance.) Dis donc, fit-il, tu m’as l’air bien excitée.
— Je m’entraîne pour un nouveau pas, répondit Flossie.
Elle s’élança dans les airs, brisa d’un coup de pied l’ampoule d’une applique qui ornait le mur du couloir et s’éloigna en dansant.
Miroton considéra de son œil valide les débris de verre sur le sol, hocha la tête et soupira :
— Cochon de métier !