CHAPITRE III
Danny traversa Market Street nonchalamment et en diagonale, pour pénétrer dans un immeuble sur la façade duquel se lisait : The Daily Transcript. Il gravit les marches usées d’un escalier de bois, pénétrant du même coup dans une ambiance dense, où prédominaient l’odeur d’encre d’imprimerie, de colle et de papier et le bruit assourdi des rotatives et des machines à écrire.
Elsie Hovey, – à la chevelure mousseuse et tirant sur le roux, sous un bonnet de marin, aux yeux gris et ronds, placés haut, de part et d’autre d’un nez moyen, mais légèrement renflé du bout et dilaté des pores, aux joues un peu flasques couleur fraise, à la large bouche pleine d’or et au menton déficient – l’accueillit au haut de l’escalier.
— Où est M. Appelgate, Elsie ? demanda Danny sans se donner la peine de répondre à la grêle de questions qu’Elsie déversait sur sa tête.
Il savait, en effet, qu’elle ne manquait jamais d’y répondre elle-même, sous forme aussi bien imprimée qu’orale. Elsie n’était pas particulièrement soucieuse d’exactitude, mais elle connaissait le « tout Fair Meadows », et noircissait quotidiennement beaucoup de papier, piquant tout au long des pages des myriades de noms propres, dont l’orthographe était dûment corrigée sur le marbre. La publication de tous ces noms devait, – elle l’espérait du moins, – amener au journal une foule de lecteurs.
— Joe est au fond, Danny. Tiens, le v’là justement… Bon ! À un de ces quatre !
Elle dévala l’escalier rapidement, mais de biais, à la façon d’un crabe, ses seins généreux et ballants tressautant à chaque marche. Ses jambes minces, qui rappelaient également celles d’un crabe, tricotaient sous sa jupe courte.
Joe Appelgate, propriétaire et directeur du Transcript, se délesta d’une épreuve humide pour offrir à Danny une main molle et grasse. Sa taille était moyenne, ses cheveux sombres et grisonnants, coupés court, tout autour d’une calvitie centrale. Il avait un beau front dégagé, des yeux las, sombres et pleins de sagesse et, dans une bouche sensible et sensuelle, des dents trop parfaites pour être vraies. Un cordon noir amarrait son pince-nez à un bouton de son gilet et un faisceau de fils reliait la petite capsule noire, fixée au pavillon de son oreille gauche à un point indéterminé de sa poitrine plate, sous laquelle saillait un ventre en forme de pastèque.
Il avait été, pendant de longues années, reporter et chef d’informations au Planet de New York. Puis un jour, son vieux copain Lewis Barrett lui avait acheté le Transcript. Il parlait d’une voix douce et monocorde et ses yeux, derrière les verres du pince-nez, ne quittaient pas les lèvres de Danny.
— Bonjour, Danny, ça fait plaisir de te voir. Alors, cette pièce, ça avance ?
— Elle n’avance pas du tout, monsieur Appelgate ! répondit Danny.
— T’as pas besoin de parler si fort, petit, dit Joe Appelgate d’un ton affable, tout en soutenant et caressant d’un geste familier de sa molle main droite son abdomen protubérant. Ne te décourage pas, surtout. Quand t’auras fini la pièce, tu t’apercevras, peut-être, qu’il vaut mieux la foutre en l’air et recommencer à zéro. La différence entre un auteur amateur et un auteur professionnel, c’est que ce dernier s’astreint à plaire au public, et non pas à lui-même et qu’il n’hésite pas à jeter au panier tout ce qu’il a écrit et même davantage.
— Je n’ai même pas encore songé à commencer, déclara Danny. Pour l’instant, j’étudie mes personnages.
— Ça, c’est une bonne chose. On a coutume de dire que l’intrigue fait la pièce, mais, à mon avis, il faut qu’elle soit étayée par des caractères plausibles…
— C’est bien ce qui m’ennuie, s’exclama Danny. Ma parole ! ce que je veux faire, c’est une pièce sincère, honnête, aussi vraie que la vie, mais terriblement passionnante. Vous voyez ce que je veux dire ? Moi aussi, j’aime le mélo, mais il faut qu’il ait une certaine portée sociale. Que les personnages soient convaincants. Je veux qu’il y ait au moins un assassin dans ma pièce – j’y mettrai peut-être même toute une bande de gangsters… Mais il faut que ce soit du vrai, et non du chiqué.
— Voilà qui est très méritoire, fils, fit le directeur du Transcript en poussant un soupir et en hochant la tête. Moi aussi, j’ai été écrivain, et auteur dramatique velléitaire ; c’est un rêve très répandu chez les journalistes. Mais j’espère que toi, tu le réaliseras. Ça ne sera pas facile tous les jours, mais…
— Je suis venu vous demander un coup de main, monsieur Appelgate, intervint Danny.
Joe Appelgate, qui déchiffrait l’épreuve posée sur la table, fit un écart et reporta ses yeux sur les lèvres de Danny :
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Je voulais vous demander de me faire connaître quelques personnages caractéristiques, expliqua Danny. Quelques gangsters, un ou deux tueurs – des vrais, vous comprenez ? Comment pourrais-je écrire une pièce sur les truands, si je n’en ai jamais vu ? Vous en connaissez des tas. Je veux discuter le coup avec eux, les étudier, vivre leur vie.
— Est-ce que ton père est au courant, Danny ?
— Bien sûr.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Il dit que ma pièce serait plus intéressante, si j’écrivais sur ces gens-là sans les connaître. Il dit qu’un truand est truand parce qu’il ne peut pas être autre chose. D’après lui, ils sont trop abrutis.
— Il n’a pas tort.
— Eh bien ! je montrerai des gangsters abrutis ! enchaîna Danny avec véhémence. C’est ça que je cherche, justement. Je veux que mes personnages soient authentiques comme dans la vie. Je pense qu’ils sont, en grande partie, victimes de leur milieu ; ce sont des êtres qui n’ont pas reçu une instruction suffisante et qui souffrent, vraisemblablement, d’une certaine débilité mentale. Je veux savoir ce qu’ils pensent, de quoi ils parlent. Je veux découvrir s’ils aiment les animaux, s’ils ont de la tendresse pour leur mère, s’ils battent leurs femmes ou leurs maîtresses. Ces poules à gangsters ! Je voudrais bien en connaître aussi.
— Et ton père est d’accord ? demanda le vieux journaliste de sa voix atone de sourd.
— Il est toujours d’accord, quand j’entreprends quelque chose, affirma Danny. C’est d’ailleurs un drôle de handicap. Il me donne tout le fric que je veux et il me soutient toujours.
Il soupira et ajouta d’un ton amer :
— Et ma mère, c’est encore pire. Quand je fais une connerie, elle prétend que c’est parce que je suis génial.
— Chienne de vie, mon pauv’gars ! déclara gravement Joe Appelgate.
Mais une étincelle s’alluma dans ses yeux sombres, ternes et las, derrière les verres du pince-nez qu’il redressait et réajustait sans cesse, d’un geste délicat, sur son nez coloré et moite de sueur.
— Dans le temps, ça me faisait rigoler, poursuivit Danny d’un ton joyeusement résigné. Un pauv’mec qui se noie dans un océan de pèze et la famille qui le couve…
— Ils étaient drôlement fiers de toi, tes parents, quand tu as débuté sur les planches, remarqua Joe Appelgate.
— Hé oui ! admit Danny. Ils finissent toujours par être fiers de moi, que je fasse un truc ou un autre.
Joe Appelgate tourna son regard vers un grouillot, aux cheveux et aux yeux noirs et à la joue maculée d’encre. La vivacité d’esprit et l’astuce étaient inscrits sur toute sa personne avec l’évidence d’un titre trente-six-points. Le jeune homme faisait des signaux des deux mains et roulait des yeux blancs, pour attirer l’attention de Danny, tandis que ses lèvres formaient silencieusement des mots.
— Joli langage pour un jeune homme distingué, Irving ! fit brusquement Joe Appelgate, hochant la tête et agitant, du même coup, le cordonnet de soie de son pince-nez et les fils de son appareil acoustique.
— J’ai rien dit, monsieur Appelgate ! protesta Irving en se redressant et en arborant, sur un visage cramoisi, une moue moitié candide, moitié gênée.
— Si j’ai bien compris, Irving cherchait à te faire savoir qu’un jeu de passe anglaise était en cours, ou allait bientôt avoir lieu dans la salle du fond, traduisit Joe Appelgate au bénéfice de Danny. Quand tu viens en ville, les garnements semblent sortir de tous les coins avec des réserves fraîches de jetons pour s’adonner à leurs jeux puérils et innocents. Et maintenant, Irving, quelle est cette personne que tu désignais par « vieux Knock », ou « vieux Frock », un mot, en tout cas, qui rimait en « ock » ? Cette personne, disais-tu, n’avait qu’à aller se faire peindre… Évidemment, il ne pouvait s’agir de moi, Irving, car je sais par expérience, ayant jadis travaillé comme apprenti imprimeur, que les grouillots nourrissent à l’égard de leur patron un sentiment de respect qui frise la vénération. Et tu ne voulais sûrement pas traiter ainsi ce cher Danny, car tu sais trop bien qu’il faut avoir des égards pour la source, – que dis-je ? – pour la fontaine jaillissante qui déverse sur nous une pluie de bienfaits, tous sonnants et trébuchants.
— Oh ! Patron, sans blague : je ne savais pas que vous pouviez me voir ! fit Irving, avec un furtif sourire à l’adresse de Danny et un regard contrit, zélé et révérencieux pour Joe Appelgate.
Joe Appelgate, du haut de ses soixante-trois ans d’âge, qu’il avait vécus en grande partie dans ce monde bizarre qui crée l’information, peuplé d’hommes politiques, de représentants de l’Ordre, de malfaiteurs et de malfaiteurs-moins-cinq, d’hommes et de femmes désœuvrés qui ne songent qu’aux plaisirs et aux jeux, et de déshérités au bas de l’échelle sociale, mais avec bien peu de marge pour l’immense classe, dite moyenne, qui mène une existence relativement respectable, certainement inoffensive, qui se débat avec des factures, des traites, des polices d’assurance, le gagne-pain quotidien et les difficultés familiales, – Joe Appelgate, donc, considéra le jeune Irving d’un regard indulgent.
— Je vais voir ce que je peux faire pour toi, fils, dit-il enfin à Danny. Évidemment, d’abord, faut que j’en discute avec ton père. Justement je dois le voir pour parler d’un de ses projets municipaux.
— C’est pas un projet à lui, rectifia Danny. C’est une idée à ma mère – du moins, si vous voulez parler de ce parc d’attractions, avec piscine et terrain de jeux.
— C’est bien ça, opina Joe Appelgate. Mais j’avais cru comprendre que c’était encore un secret.
— Faut pas en parler, confirma Danny. Mais j’ai idée que c’est surtout à cause de ma mère. Il a dit à ma mère que si elle faisait la moindre allusion à cette histoire, le prix du terrain monterait en flèche.