CHAPITRE PREMIER
Danny Barrett pouvait, en un sens, être considéré comme « un cas ».
À quatorze ans, il avait fui le foyer paternel pour s’engager comme moniteur dans un camp de Jeunesse Chrétienne. Mais comme ses parents avaient alerté les flics et que l’enquête de ceux-ci se resserrait d’inquiétante façon, la direction du camp crut bon de faire savoir au nouveau moniteur que sa présence, décidément, était indésirable.
Force fut donc à Danny de traverser la rivière à la nage. Il n’aurait d’ailleurs pas manqué de mourir de froid ce soir-là, si, dans un train de marchandises, il n’avait découvert une pièce de fonte sortant de l’usine et encore chaude. Il s’installa dans un creux de ce métal tiède, se couvrit d’un carré de toile huilée qui avait abrité jusqu’alors ses vêtements de rechange et passa une nuit en tous points confortable.
Avant d’aborder cette dernière traite de son voyage d’agrément, Danny avait rêvé d’être pasteur au sein de l’Église épiscopale. Mais, filant à travers bois au fond de son wagon, il donna un nouveau coup de barre à ses ambitions et décida de se faire un nom dans l’exploration.
Il revint chez lui en auto-stop, traversa des routes grouillantes de policiers lancés à sa recherche, sans jamais être inquiété, pénétra dans la maison paternelle par la porte de service, monta dans sa chambre, prit un bain, se changea et fut à l’heure pour son rendez-vous avec Sally Sellers, dite « Squidge », sans autrement manifester son émotion.
Ni la mère de Danny, Margaret Barrett, ni son père, Lewis Barrett, ne firent allusion à son escapade. Mme Barrett confia à ses amies qu’étant un génie, son Daniel devait être traité avec ménagement et compréhension.
Enfin, pour ce qui est de M. Barrett, il nous paraît superflu de citer ses propos qui, d’ailleurs, ne peuvent en rien contribuer à éclairer le lecteur sur le caractère du jeune Daniel.
M. Barrett qui, émergeant des brouillards de la prohibition, s’était trouvé à la tête d’une florissante affaire d’alcool en gros et d’une non moins lucrative affaire de restaurants à succursales multiples, échelonnées sur toute la Côte Est, avait conservé de ses premières années un vocabulaire pittoresque et énergique. À l’occasion, Mme Barrett croyait même devoir remarquer avec un léger sourire embarrassé :
— M. Barrett, il me fait tellement penser à un personnage de Mark Twain… Vous savez bien, Clemens, celui qui jure tout le temps !
Remarquons cependant que M. Barrett n’avait jamais lu Mark Twain. M. Barrett lisait les cours de bourse, les comptes rendus sportifs et les articles politiques, – non sans mal, d’ailleurs, puisqu’à l’école, il n’avait jamais dépassé la sixième. Il était, en effet, attiré à l’époque par d’autres occupations, telles que le pillage des petits commerçants, la persécution des Chinois auxquels il soufflait dans la figure des jets de pétrole enflammé, les fumeries d’opium, l’élevage des pigeons et les exercices amoureux sur les toits de Mott Street, dans le vieux quartier new-yorkais de Chinatown.
M. Barrett avait, sur le sommet de son crâne chauve, une profonde estafilade ; sur la joue droite, une cicatrice de balle et la marque d’un coup de couteau sur l’arête aplatie de son nez – vestiges, croyait-on, de son glorieux passage dans la 27e division d’infanterie, pendant la guerre mondiale. Quand il mettait à nu son torse puissant et hâlé dans les vestiaires des clubs de golf, d’autres traces indélébiles de balles ou d’arme blanche provoquaient dans l’assistance des frissons admiratifs, respectueux et enthousiastes.
La vérité nous oblige de préciser que M. Barrett s’était sorti de la grande conflagration sans une égratignure, mais qu’il avait fait en France un séjour à la fois plaisant et profitable. Ayant, en effet, dérobé à l’intendance un sac de sucre (denrée plus rare à l’époque et plus appréciée encore que le franc), il s’était octroyé un congé à Paris (se servant du sucre comme appât pour s’attacher certaines charmantes personnes). Arrêté par les autorités militaires, il s’était retrouvé un beau jour dans une salle d’hôpital. Il ne souffrait, pour tout dire, que d’une légère sursaturation alcoolique et d’un épuisement physique consécutif à de trop fréquents exploits sur le champ de bataille de Vénus, ce qui n’empêcha pas un général français de le tirer d’un voluptueux coma pour lui donner l’accolade et lui accrocher une décoration sur la poitrine.
M. Barrett avait, en outre, découvert que ses petits copains troupiers étaient curieusement ignorants dans l’art (ou la science) de jeter les dés. Quand, instruits par leur cruelle expérience, ils se décidèrent enfin à le fuir comme la peste, il avait déjà amassé et viré à la Banque de Bowery la somme coquette de vingt-huit mille dollars.
À son retour dans la mère patrie, M. Barrett constata que le régime de la prohibition était instauré et se hâta d’embrasser la carrière de bootlegger. Celle-ci lui rapporta les quelques cicatrices dont nous avons parlé plus haut (compte tenu de celles qu’il avait déjà récoltées au cours de ses performances de jeunesse), plus un vaste consortium de restaurants, plus des actions dans de nombreuses brasseries et distilleries, plus, à la fin de la prohibition, une réputation bien établie d’homme d’affaires intègre. Il apparaissait comme un de ces self-made-men aux reins solides, véritable enfant d’Amérique, qui s’était battu et avait versé son sang pour la patrie, qui avait toujours payé ses impôts et réglé ses dettes et qui ne refusait jamais un chèque substantiel pour le soutien de tel ou tel parti politique, de la Croix-Rouge, de l’Armée du Salut, des diverses équipes de base-ball, du Country Club, des associations de boys-scouts et de tant d’autres entreprises d’utilité publique.
M. Barrett envoya Danny dans divers établissements scolaires, entre sa quatorzième et sa dix-huitième année. Le jeune homme se distingua partout comme un fervent supporter sportif.
Mais M. Barrett ne manqua pas de faire observer à Mme Barrett :
— Danny est peut-être un génie, mais pour la passe anglaise et le poker, il repassera !…
Dans la dernière école que fréquenta Danny, en l’occurrence l’institut militaire de la Virginie Occidentale, le jeune homme remporta un triomphe dans un spectacle théâtral et décida sur l’heure de devenir comédien. Danny était un beau garçon, aux cheveux blonds, aux yeux bleus et aux traits réguliers.
Mais il n’en méprisait pas moins les personnages de jeunes premiers suaves et, à plus forte raison, les rôles féminins. Il ambitionnait de personnifier de vrais mâles.
Il rêvait d’être un grand, un puissant acteur, de faire connaître au monde les affres et les misères du crève-la-faim, de s’identifier avec la classe ouvrière, foulée aux pieds par le capitalisme.
Pour apprendre à mieux connaître l’humanité souffrante, Danny fit une nouvelle fugue. Il vécut de grains ramassés autour des silos et bouillis dans des boîtes de conserves sur des feux de fortune. Comme les wagons de marchandises étaient tapissés à mi-hauteur de papier, le combustible ne manquait pas.
Évidemment, quand on fait un feu sur le plancher d’un wagon de marchandises, il arrive parfois que le wagon prenne feu également – ce phénomène, d’ailleurs, provoquait invariablement une subite et joyeuse excitation parmi le personnel roulant et les surveillants attachés au convoi. Mais leur activité, quand bien même pittoresque, restait toujours inefficace en ce qui concerne la capture de Danny.
Il passa sans encombre au Canada et en sortit de même, après une conversation avec les préposés aux douanes américaines. Ceux-ci lui demandèrent de leur prouver qu’il était citoyen des États-Unis. Danny s’empressa de les convaincre :
— Je peux vous donner, dit-il, les noms de tous les joueurs de base-ball américains, aussi bien dans les équipes nationales que régionales – je peux vous donner les positions des équipes et les points marqués par chacune d’elles.
Il s’exécuta sans se faire prier davantage et fut reconnu sur-le-champ américain cent pour cent.
De retour au foyer, il exprima le brusque désir de suivre des cours au Conservatoire d’art dramatique de New York. Précisons que ce fut le seul établissement scolaire qu’il quitta avec un diplôme en poche.
Pourtant, le métier d’acteur ne satisfaisait pas entièrement les aspirations de Danny. Par un matin de la fin mai, perché sur le bord de la baignoire, dans le somptueux appartement familial de Riverside Drive, N. Y., il fit part de ses inquiétudes à l’auteur de ses jours qui était en train de se raser.
— Qu’est-ce que tu veux faire au juste ? interrogea Lewis Barrett en rinçant son rasoir mécanique sous un jet d’eau chaude. Si seulement je le savais, je te donnerais bien un coup de main.
— C’est ça le drame ! s’exclama tristement Danny. Sans blague ! Vous ne vous rendez pas compte, maman et toi, à quel point je peux souffrir !
Lewis Barrett se coupa avec son rasoir, poussa un bref juron, esquissa un sourire quelque peu désemparé et reprit :
— Tu souffres ? Et de quoi que tu souffres ?
— Je souffre d’être un gosse de riche à qui son père ne refuse jamais rien, qui prévient même ses moindres désirs ; y a de quoi stopper un élan, p’pa ! Et ne va pas me dire qu’il y a en Amérique deux millions – ou plus – de mecs qui seraient prêts à donner leur main droite pour prendre ma place, avec la perspective d’entrer dans une grosse affaire. Ces mecs-là, je n’ai rien de commun avec eux. Ils se rendent pas compte ce que ça peut démolir un type, d’être noyé dans le fric.
— Ça ne doit pas être marrant, p’tit gars, reconnut Lewis Barrett. J’y ai pas réfléchi, à vrai dire. Si mon p’pa avait été riche, j’aurais sûrement tourné au voyou. J’y ai échappé belle, d’ailleurs, quand on pense que je suis né dans Mott Street… Maintenant, si on m’avait amené le pèze sur un plateau d’argent…
Il eut un soupir nostalgique, tandis que des images éphémères du temps jadis surgissaient dans son esprit : tapineuses, fumeries d’opium, coupe-gorge, parties de passe et de poker et mille et une frasques de sa folle jeunesse. Mais le jeune gars trapu, aux noirs cheveux, aux yeux brun sombre, héros de ce film à épisodes mental, lui paraissait un étranger.
— T’es un bon petit gars, Danny. T’as du mérite d’avoir tenu le coup, avec un père plein d’oseille, reprit-il en promenant un crayon antiseptique sur son cou puissant, éraflé par la lame du rasoir. Merde ! Maintenant que j’y pense, t’aurais droit à une médaille… Dire que tu ne picoles même pas tellement. Tu ne fais pas trop le con aux courses. Tu ne t’es jamais embringué avec une de ces poules à la mords-moi-le-nez…
— J’ai paumé tout mon mois hier soir, à la passe, p’pa, rectifia Danny, et même soixante-quinze dollars de mieux. C’est pour ça que je suis là. J’ai pris un taxi depuis Philadelphie et, justement, il m’attend en bas. Je l’ai complètement oublié.
— O. K., fit Lewis Barrett en ouvrant dans la cabine le robinet à douche. C’est bien d’accord, t’exagères pas, pour ce qui est de la cavalerie. Mais tu gagnes pas souvent, faut dire ce qui est.
— Et ça m’avance à quoi de gagner ? Rétorqua Danny, amer. Moi, ça ne m’empêche pas de manger quand je paume du fric. Mais les autres mecs, quand ils perdent, ils se foutent la ceinture. J’ai tout d’un miché, moi. Au point que je m’en voudrais de leur rafler leur pognon, aux autres.
— Faut jouer avec des gars qu’ont du répondant ! brailla Lewis Barrett sous la douche.
Sa voix retentissante se répercutait sur le carrelage de la cabine.
— Autant jouer des haricots ! gueula Danny en réponse.
— Mais non, suffit de miser gros ! riposta Lewis Barrett.
— Mais j’ai pas le droit de jouer très gros, protesta Danny. Il est pas à moi, le fric. Il est à toi. Je peux pas t’expliquer, p’pa. Mais ça m’dégoûte même de faire du théâtre. J’ai idée que je suis le seul comédien sur la place qui soit sûr de bouffer, même sans cachets. Si je travaille, j’ai l’impression de voler à un pauv’mec son café et ses tartines.
— T’es pas à la fête, fils, faut dire ce qui est, reconnut Lewis Barrett, émergeant de la douche froide qui parachevait ses ablutions matinales. (Un reflet incarnat illuminait le bronze de son torse poilu, balafré et musclé, dont seule la protubérance abdominale rompait l’harmonieuse symétrie.) Tu vas me faire chialer, ma parole !
— Voilà tout ce qu’on trouve à me répondre, quand je cherche à exposer mes emmerdements, s’indigna Danny. On se fout de moi ! Je veux devenir quelqu’un, mais, décidément, la vie d’acteur ne me convient pas.
— Ta mère va encore se faire des cheveux, soupira Lewis Barrett. Elle voit déjà ton nom en lettres au néon grandes comme ça en plein milieu de Broadway. Elle invite déjà ses copines à la générale. Elle rêve même de faire bientôt son petit effet à Hollywood.
— C’est du toc, tout ça, déclara Danny. Moi, je veux être auteur dramatique. J’ai déjà le sujet d’une pièce.
Lewis Barrett, tout en se frictionnant vigoureusement avec une serviette, contemplait sa progéniture dans un silence admiratif. Il remarquait avec quelle gracieuse insouciance le garçon portait sa veste de tweed, sa chemise sport, son pantalon informe, mais révélant la patte du bon faiseur et la désinvolte nonchalance de ses jambes croisées. Il songeait que jamais un adolescent contraint de gagner sa vie n’offrirait cette image d’abandon racé, de bon goût, d’indolente aisance et de juvénile assurance.
Si le jeune Louis Beretti de jadis apparaissait à Lewis Barrett comme un étranger, ce produit inattendu de sa chair et de son sang lui semblait plus mystérieux encore et plus déconcertant. Dire que lui, Louis Beretti, le dur, l’affranchi, qui avait vu le jour à Chinatown, qui avait détroussé les victimes de l’assommoir voisin, entassées dans le couloir de sa maison, qui cambriolait les boutiques, tirait sur le bambou, persécutait les Chinetoques – dire qu’il était le père de cet effarant jeune homme blond, aux manières aristocratiques, à l’élégance naturelle, aux cravates étonnamment bien choisies, qui avait été renvoyé pour des motifs multiples, divers et toujours excellents, de multiples et diverses écoles secondaires toutes excellentes et coûteuses, qui, sur les planches, avait fait preuve d’un réel talent de comédien, mais qui abandonnait la carrière avec dédain pour devenir auteur dramatique… Toutes ces considérations ne manquaient pas d’émerveiller Lewis Barrett.
Il avait le sentiment que, parmi tant d’autres réussites dont il tirait une légitime fierté, ce rejeton déconcertant était le chef-d’œuvre. Il songea encore à toutes les bêtises que lui, Lewis, aurait faites, si le destin lui avait donné un père riche. En quoi il se montrait fort injuste à son propre égard.
— Un auteur dramatique, répéta-t-il, le cœur gonflé d’orgueil. Voilà qui va faire plaisir à ta maman, p’tit gars. Qu’est-ce que ce sera ? Une revue à grand spectacle ? Si tu la fais, moi, je la finance.
Il eut un gloussement amusé et ses yeux brillèrent. Car, évidemment, le nabab qui soutient financièrement une revue musicale a toujours un droit de regard sur la distribution, et, notamment, sur le choix des girls.
— Une revue ! fit Danny avec dégoût. C’est vraiment tout ce qui t’intéresse, p’pa ! Ce que je veux, moi, c’est écrire une pièce sérieuse – une étude de mœurs, tout ce qu’il y a de réaliste – je vais montrer la mentalité des truands, et l’influence pernicieuse du milieu sur l’évolution des masses. Je prouverai que les malfaiteurs, ce sont des gens comme toi et moi, mais victimes de notre civilisation à la noix, qui permet à certains individus – à toi, par exemple – d’amasser des millions et de vivre…
— Une étude de mœurs ? Répéta son père.
Il émit un rot relativement discret.
— Oui, fit Danny. Mais un truc costaud, une analyse de caractères serrée, impitoyable. Sans concession au mélodrame, entièrement basée sur des données psychologiques. Une pièce populiste, dure, pessimiste, puissante, vraie !
Il poussa un soupir prolongé, plein de nostalgie.
— Mais qu’est-ce que t’y connais, aux truands et à leurs mœurs ? demanda Lewis avec bon sens.
— Rien, reconnut Danny en quittant le bord de la baignoire pour suivre son père dans la chambre. C’est bien pour ça que je donne ma démission de la troupe et que je renonce à être comédien. Je veux changer d’existence, je veux vivre avec les gens du milieu. Je vais manger avec eux, dormir avec eux, pour mieux les disséquer. Je vais mettre des vieilles nippes et louer une chambre dans un hôtel borgne.
Lewis Barrett dévisagea son fils d’un œil sombre, hocha la tête et déclara :
— Ta maman va être dans tous ses états. Elle aura encore une de ses attaques.
— Elle a l’habitude, remarqua Danny sans s’émouvoir. Elle pique une crise chaque fois qu’elle est contrariée. C’est forcé quand on a trop de fric et rien à foutre. N’empêche, quand je suis parti de la maison, elle s’est fait une raison. Elle se fait toujours une raison, quand il s’agit de moi. Et ensuite elle racontera aux bonnes femmes de son club que je suis formidable. Elle découvre partout des signes de mon génie. Je le sais, je l’ai entendue ! Quand j’aurai fait mon stage parmi les gangsters, elle va en faire tout un plat et parler de mes enquêtes sociales à ses sauterelles de copines, qui l’écouteront en bâillant à se fendre la mâchoire.
— T’es trop intelligent, reconnut Lewis Barrett. Ça sert à rien de discuter avec toi. Je m’en suis rendu compte depuis longtemps. (Il poussa un soupir.) Alors, comment tu vas te débrouiller pour t’acoquiner avec tous ces truands ?
— J’ai envie de me faire pistonner par Joe Appelgate. J’ai pensé qu’il valait mieux être introduit par un ami que par un étranger. Je pourrais peut-être me faire passer pour le neveu de Joe, ou quelque chose comme ça – faut qu’ils me prennent pour un déchard.
— En somme, tu ne veux pas induire les truands en tentation ? Fit Lewis Barrett d’un ton approbateur.
Il songea à la conversation qu’il allait avoir avec Joe Appelgate. Celui-ci, un ancien journaliste new-yorkais, présidait maintenant aux destinées du Daily Transcript, à Fair Meadows, New Jersey. C’est Barrett, propriétaire dans la localité d’une grande maison de campagne, qui lui avait acheté le journal.
— Joe Appelgate, il m’a dit qu’on ne risquait rien avec eux, tant qu’on gardait son nez propre et qu’on ne piétinait pas leurs plates-bandes, ajouta Danny. Parait qu’on ne risque absolument rien.
Lewis Barrett, occupé à ajuster un bridge amovible, au fond et à gauche de sa mâchoire, émit un son inarticulé. Il réfléchissait : « Comment ils sont, les truands de nos jours ? Dans le temps, je devais être truand, moi aussi, mais je m’en suis pas rendu compte jusqu’au jour où je me suis sorti de tout ça… Je serais bien en peine de dire ce que je ressentais à l’époque. Ça paraissait tout naturel. Au fond, pour expliquer la mentalité du truand, faut pas être truand ; faut être auteur de théâtre… Si mes souvenirs sont exacts, on partageait le monde en deux parties : les affranchis d’une part ; les pigeons et les flics de l’autre… »
— C’est toujours risqué de fréquenter le milieu, affirma-t-il à voix haute. Mais le danger est encore plus grand quand on traverse une rue passante ou quand on glisse sur une savonnette, en prenant son bain… Maintenant, si tu te contentes d’avoir avec les truands des rapports de bonne compagnie, si tu bois des verres avec eux, que tu discutes le coup, sans jamais te mêler à leur bizness, t’auras rien à craindre. Mais t’avise surtout pas de faire une commission pour l’un ou pour l’autre, et méfie-toi de leurs gonzesses…
— J’ai trop de choses en tête pour m’occuper des gonzesses, déclara Danny vertueusement.
— Tiens ? fit son père. Les mecs qui causent comme ça, ils sont toujours les premiers à se faire poisser, et par les plus sales morues encore !
— J’ai pas peur des bonnes femmes, prononça Danny avec une belle assurance. J’ai appris à les connaître. Je crois pouvoir l’affirmer, sans prétention aucune. J’ai étudié la psychologie des femmes d’une façon très complète. Leur mystère, c’est une vaste blague.
— Tu m’en diras tant ! fit Lewis Barrett d’un ton nettement incrédule.
— Mais parfaitement, riposta Danny. L’amour, tel qu’on le décrit dans les livres, les films, les pièces de théâtre, ce n’est jamais qu’une histoire d’amygdales !
— D’amygdales ! fit son père admiratif.
— Enfin, si je dis ça, c’est par euphémisme. Je ne trouve rien de sublime dans cette rencontre, plus ou moins intime, d’adénoïdes. Moi, je n’y vois qu’un accolage de certains tissus muqueux, dont l’asepsie, d’ailleurs, est souvent plus que douteuse.
— T’en connais des choses ! commenta Lewis Barrett, tout en achevant de s’habiller. Faut que je me casse la tête pour comprendre de quoi tu causes. Mais je ne suis pas bête. Tout ce que je te demande, c’est de pas essayer le truc que tu dis là avec les poules des truands.
Le vocabulaire de son fils, si alambiqué que son père même avait peine à le comprendre, emplissait d’aise Lewis Barrett. Pourtant, il se rendait compte que le jeune homme s’ingéniait à l’épater et qu’il ne faisait peut-être que citer un livre. Il savait aussi que Danny n’allait pas toujours crâner de la sorte. Mais il ne fut que plus émerveillé par son imprévisible rejeton et traduisit son état d’esprit par ces quelques mots appropriés :
— T’es qu’un petit ballot, Danny, mais si j’avais été dans tes souliers, j’aurais été encore bien plus ballot que toi. Une supposition que tu te fous dans une sale passe, tu viens me trouver et je t’en sors. N’oublie pas, surtout. Mais, à ta place, j’en causerais pas à ta mère. Elle rêve, cette pauvre femme, de voir ton nom en lettres lumineuses à Broadway !
— Elle en prendra son parti, fit Danny, désinvolte.
— Et si elle apprend que t’es passé à la maison sans lui dire bonjour, elle en fera une maladie, ajouta Lewis. Tu ferais bien d’aller l’embrasser en vitesse, avant de rentrer à Philadelphie. Mais lui cause pas de tes projets, surtout. Maintenant que j’y pense, vaut mieux rien lui dire, tant qu’elle s’occupe d’organiser ce thé, au Club de Fair Meadows. C’est pour vendredi en quinze. Et il faut que tu viennes aussi.
— Ah ! la barbe ! s’écria Danny. S’il y a un truc que je déteste, c’est bien les thés mondains.
— T’es pas le seul, va ! avoua Lewis. Mais faut que je sois présent, et toi aussi. Pour ta maman, c’est important. Elle a organisé cette fête de charité en faisant nommer Mme Sellers présidente, mais c’est elle qui se tape tout le travail. Elle m’a même demandé de mettre les hommes à contribution et j’ai dû cracher, moi aussi.
— En somme, je suis bon ! soupira Danny.
— Tu parles que t’es bon ! enchérit son père. Pense que ta mère est en train de lancer sa grande offensive pour se mettre bien avec la mère Sellers et tous ces gens du grand monde.
— Le grand monde, il me fait mal au ventre !
Lewis Barrett sourit et la cicatrice de sa joue droite se creusa, comme une fossette géante.
— Pour l’amour du ciel, tâche de pas faire l’andouille pendant quelque temps, hein, Danny ? Y a ta mère qui essaie une manœuvre de choc contre la bande à Sellers, alors ce serait le bouquet, si on apprenait que tu traînes avec les gangsters.
— Squidge Sellers est au courant.
— Tu la fréquentes toujours ?
— Je ne la fréquente pas, p’pa, expliqua Danny d’un ton dégoûté. C’est une chouette gosse, et pas bête. Elle me comprend, dans un sens – et c’est bien la seule. C’est pas un produit du capitalisme pourri, comme ses parents.
— Tiens, tiens ! fit Lewis Barrett, faisant coulisser sa cravate autour de son col (taille 46). Elle te donne un coup de main pour étudier la psychologie des femmes, hein ?
— Justement, reconnut Danny en rougissant légèrement. Elle est la seule qui me croie capable d’écrire une pièce, de me faire un nom. On a des rapports… platoniques, tu saisis ?
— Et comment ! opina Lewis. C’est le bon système. Pas de risques et, de plus, ça fait rupin…
— Mais non, t’as pas compris. Je veux dire qu’on est copains, tout simplement, comme des mecs peuvent être copains.
Lewis, pensif, contemplait son rejeton de ses yeux bruns et sans expression.
— Pourquoi tu me regardes comme ça ? demanda Danny.
— J’essaie de me rappeler si on vous a enlevé ou non vos amygdales, à vous autres mômes.