CHAPITRE X
Herbert Sellers, maire de Fair Meadows, dit à sa femme :
— Je me demande pourquoi Lewis Barrett a fait venir des arpenteurs sur son terrain, derrière chez nous ? J’espère qu’il ne songe pas à faire construire… Ça nous abîmerait la vue.
— D’après Parkinson, quelques-uns de nos gens auraient entendu parler d’un projet de piscine, répondit Mme Sellers. J’espère seulement que ce ne sera pas une horreur.
— Grands dieux ! s’exclama M. Sellers, nous aurons donc à subir le spectacle, tous les étés – les Barrett et leurs amis en train de batifoler dans…
— Ce pourrait être pire, déclara Mme Sellers. Les arbres nous cachent ce coin de terrain, sauf si on regarde par les fenêtres du premier – après tout, il suffit de ne pas regarder… Et puis les Barrett ne viennent pas souvent – et ils ne passeront pas tout leur temps à la piscine – d’autre part, je n’ai jamais vu d’enfants parmi leurs amis et connaissances…
— Les cris d’un seul moutard suffiraient pour me gâcher, le séjour, affirma M. Sellers. Les hurlements ? d’un seul et unique petit con…
— Herbert, voyons !
—… petit convive, enchaîna habilement Herbert sur la syllabe malencontreusement formulée. J’entends déjà les glapissements de la mère et les piaulements du gosse ! C’est fou ce que les voix peuvent porter dans le coin ! Le rideau d’arbres doit renvoyer le son…
— Ne te tracasse donc pas pour quelque chose qui n’existe même pas, conseilla Mme Sellers. La piscine n’est pas encore creusée, les Barrett n’ont pas d’enfants en bas âge et je doute qu’ils en aient jamais… Est-ce que tu saurais par hasard qui sera le candidat démocrate, aux élections d’automne ?
— Non, pas encore, répliqua M. Sellers. Ça n’a d’ailleurs aucune importance. Fair Meadows a toujours été un bastion républicain et il le restera !…
*
— Qu’est-ce qui te fait sourire, Lewis ? demanda Margaret Barrett à son mari, dans le rapide qui les emportait vers l’Est.
— Je pensais au manège… ce serait peut-être une bonne idée de mettre, à la place de l’orgue de Barbarie ou du phono, un limonaire à vapeur…
— Lewis ! s’exclama Margaret.
Elle leva les sourcils, ouvrit la bouche et tous deux éclatèrent de rire.
— Tu sais, reprit Margaret, lorsqu’ils eurent retrouvé leur calme, je leur en veux de moins en moins, aux Sellers. Un peu plus, je les plaindrais… Au fond, c’est pas leur faute s’ils sont faits comme ça…
— Toi, tâche de pas te dégonfler, maintenant que j’ai tout mis en branle pour te faire plaisir, dit Lewis. T’iras jusqu’au bout du truc ! Merde alors !… Bien sûr, il n’y a encore rien de signé, mais ma parole vaut toutes les signatures. On est dans le bain jusqu’au cou.
*
— Ce n’est pas trop tôt, Ernest, protesta Mabel Good en accueillant son mari dans le vestibule. Le dîner est froid… et justement, j’avais fait du poulet, rôti à point, comme tu l’aimes. Maintenant, il est tout desséché… Tu m’as l’air bien excité, dis donc… T’as bu, ou quoi ?
Mme Good embrassa son époux – en reniflant longuement pour détecter d’éventuels relents d’alcool – test olfactif qui expliquerait en partie la tradition tenace du baiser de bienvenue dans les ménages.
— Non, je n’ai pas bu, déclara Ernest, en se frictionnant les mains. (Ses yeux flamboyaient comme des boules de loto incandescentes.) Mais il va y avoir une enquête officielle, ouverte par le Ministère de la Justice, sur les activités des gangsters – et c’est moi qui ai tout mis en branle !
— Ça correspond à quoi, cette enquête ? Demanda Mme Good en posant les plats hâtivement et à grand bruit sur la table, dressée dans le living-room, à l’entrée de la minuscule cuisine.
— Ils vont voir ce qu’ils vont voir, affirma Ernest, en faisant claquer ses mains. Tous les gangsters seront assignés à comparaître, sous peine d’amende ; on va les cuisiner à petit feu, on va les condamner à de grosses sommes pour refus de témoigner et les jeter en prison en cas de faux témoignage ! La commission va faire citer tous les gros bonnets de la pègre, les tueurs notoires et aussi les autres. On va les faire extrader de Californie, de Hawaï, de Hotsprings et du Maine, on ira les piquer jusque sur les champs de course. Et tu sais ce qui va arriver ? Les autres malfaiteurs vont décider sur l’heure qu’autant vaut se débarrasser des deux grands gangs rivaux, de ces bandes qui passaient leur temps à s’entre-massacrer dans l’indifférence générale, jusqu’au jour où moi, j’ai pris les choses en main !
— Bon, eh bien, assieds-toi et mange ! dit Mme Good. Dire que je me suis cassé la tête pour composer le menu et que j’ai fini par te faire du poulet de grain aux petits pois frais…
— Je vais retourner la fourmilière de la pègre, affirma Ernest Good en découpant son poulet, sans même le regarder. Je vais mettre un terme à ces fusillades de gangsters qui ont le front de venir régler leurs comptes sur le seuil de ma propre porte.
*
Bel-Œil Caminetti et Joue-des-Flûtes Perrone, de la bande à Luto-la-Moulure, firent leur entrée au café Mink, sis sur un territoire neutre, au centre de la ville, au moment où Loin-du-Ciel Carmody et Joli-Cœur Coakley, de la bande à Haggerty-la-Vadrouille s’apprêtaient à quitter l’établissement en question.
Chaque tandem d’indésirables produisit aussitôt au jour des pistolets automatiques et entreprit d’arroser de plomb la partie adverse, conformément à une antique tradition, selon laquelle des membres de deux bandes rivales mis subitement en présence se doivent de tirer à vue.
Tandis que les clients s’accroupissaient dans les coins, s’aplatissaient sur le sol et que le plomb libéré fracassait la verrerie et les glaces et infligeait des dommages regrettables et permanents aux garnitures imitation acajou et cuivre, Joe Baudry, le propriétaire, plongea derrière le bar, d’où il reparut bientôt, brandissant dans sa dextre un canon de marine portatif, pour se mettre aussitôt en devoir de cracher sur les combattants des munitions calibre 45. Tout en appuyant sur la détente, il soufflait à pleins poumons dans un sifflet à roulettes, secondé dans ses efforts par quelques clients qui, ayant pu gagner la rue par une sortie de secours, braillaient :
— Police !
Bel-Œil Caminetti et Loin-du-Ciel Carmody, une fois leurs chargeurs vidés, lancèrent à la volée et à la tête l’un de l’autre leurs armes désormais inutiles, avec un ensemble et une précision qui auraient exigé, en d’autres circonstances, de longues et patientes répétitions. Ceci fait, ils passèrent simultanément le seuil de la porte principale coude à coude. Emportés par la vitesse acquise, ils jaillirent littéralement dans la rue, où ils se séparèrent et disparurent chacun de son côté.
Joue-des-Flûtes Perrone et Joli-Cœur Coakley avaient été dans l’impossibilité de participer à cette retraite, étant trop occupés à rendre l’âme, avec des contorsions et des gargouillements variés et fort curieux, à l’instar de deux rats qui auraient absorbé au déjeuner trop de strychnine pour se soucier des problèmes mineurs de l’existence.
*
— Regarde-moi ça, dit Haggerty-la-Vadrouille à Jackie Joël, dit Ressort-à-Boudin, tandis que sa limousine stoppait sur la rive de l’Hudson, non loin de Jersey. Toute la ville à tes pieds ! Regarde-moi ça !
Jackie Joël, dit Ressort-à-Boudin, qui ne semblait pas précisément enchanté de sa promenade, ne tourna pas la tête vers l’exaltant spectacle de la propriété bâtie du quartier Manhattan que l’on découvrait sur la falaise de la rive opposée, mais s’absorba de plus belle dans le spectacle moins exaltant que lui offrait la physionomie allongée, creuse et semée de taches de rousseur de son hôte.
— Je connais, dit Jackie.
— Quand je dis : « Regarde ! » faut regarder, face de rat ! déclara Haggerty-la-Vadrouille qui, d’une main maigre et fiévreuse, fit pivoter la tête de Jackie Joël, dit Ressort-à-Boudin, à un angle propre à lui faire apprécier le paysage. Au même instant il pressa un revolver dans le dos de Jackie, appuya sur la détente et conclut ainsi d’expéditive façon la promenade vespérale de son invité, son éventuel intérêt pour les beautés touristiques et son séjour parmi les mortels.
— Qu’est-ce que j’en fais, patron ? demanda Bats Me Gee.
— T’as qu’à le balancer dans la nature, répliqua Haggerty-la-Vadrouille, à moins que tu ne préfères lui piquer un lis entre les doigts et allumer des cierges à son chevet. Moi, maintenant, je m’en fous.
*
Conky Luto surveillait le mixage du ciment, dans un hangar à bateaux de l’île de la Cité :
— J’ai rudement bien fait de venir, dit-il. Vous autres salauds, vous sabotez le boulot. Vous êtes pas artistes pour deux ronds. Y a pas à savoir si ça va dans la flotte ou non. J’exige du boulot propre, artistique, du matériau bien à point, quelque chose de durable ! Faut que la coulée soit bien lisse, bien régulière, et les coins remplis. Vous n’avez pas l’air de vous rendre compte que c’est la tombe d’un mec, ça ! Ce sera même son unique demeure pendant je ne sais combien de temps…
*
Un taxi traversa lentement Times Square à quatre heures de l’après-midi et vira dans la Septième Avenue pour cueillir une jeune personne blonde. Le conducteur allongea au-dehors un bras solide, ouvrit la portière, la jeune personne sauta à l’intérieur, la portière claqua et le taxi poursuivit sa route.
— Ça va, Flossie, dit l’inspecteur Jimmy Cannon. Te mets pas dans tous tes états.
— Où c’est qu’on va ? demanda l’inspecteur Marty Kurz, qui faisait office de chauffeur.
— Onzième Avenue, répondit Jimmy Cannon.
— Je parie que tu ne serais pas faraud, si t’étais dans ma peau, déclara Flossie, après avoir octroyé un baiser à Jimmy. Si tu m’aimais vraiment comme tu le dis, tu ne m’obligerais pas à traîner avec ces tueurs, pour t’avoir des tuyaux.
— Oh ! tu ne risques rien, protesta Jimmy. S’il y avait le moindre danger, tu ne crois pas que je te…
— Oh ! que si, interrompit Flossie. Je me demande ce qui m’a pris de tomber amoureuse d’un flic. Je devrais me faire examiner par un médecin de fous. D’autant plus que tu te fiches de moi, ça, je suis tranquille, autrement…
— Oh ! minute, protesta Jimmy. Tu les fréquentais déjà, ces corniauds, quand je t’ai connue.
— C’est bien pour ça que t’as fait attention à moi.
— Vous battez pas, conseilla Marty Kurz, du siège avant.
— Oh ! Jimmy ! s’écria Flossie impulsivement, en jetant ses bras au cou de son compagnon. T’es une vache – mais je suis folle de toi ! Est-ce que vraiment… ?
Jimmy stoppa la question d’un baiser et déclara ;
— Mais bien sûr, Flossie. Et maintenant, écoute voir. Y a encore deux truands qui se sont fait descendre et deux autres qui ont disparu sans laisser de trace. Et ce bon citoyen d’Ernest Good est en train d’asticoter le district attorney qui ne se sent plus…
— Je fais ce que je peux, Jimmy, s’indigna Flossie. Je risque ma peau, pas vrai ? Et qui plus est…
— Arrange-toi pour faucher le petit calepin noir que la Vadrouille garde dans son bureau. Juste ce petit cahier noir, mon chou…
— Mais la porte est toujours fermée à clé, expliqua Flossie, et Miroton monte la garde, même quand tout le monde est sorti.
— Je sais que t’y arriveras, affirma Jimmy Cannon.
Le taxi roulait maintenant dans des rues presque désertes et Marty Kurz se retourna sur son siège :
— Vous gênez pas pour moi, les enfants !… Mais, dis donc, Flossie !
— Quoi ? demanda Flossie, d’une voix étouffée, car son nez était enfoui dans le cou de Jimmy.
— Pourquoi tu ramènerais pas ta copine rousse, la prochaine fois ? Ça me ferait de la compagnie…
Flossie éclata de rire, se redressa, rectifia ses mèches blondes et dit :
— Mamie est une fille qui a du style, Marty. Elle sait vivre : faisan sur canapé, et champagne brut tous les jours. C’est pas elle qu’aurait le béguin pour un gros abruti de flic. L’est bien trop intelligente.
Flossie couina sous l’étreinte brutale de Jimmy qui poussait des grognements de colère fort bien imités et Marty déclara :
— Tu crois ça, toi ?… Eh bien ! moi, j’y ferai bouffer du haricot de mouton et laver la vaisselle après, et j’te fous mon billet qu’elle ne s’en plaindra pas. Je sais leur causer, moi, aux rouquines ! Et j’te jure qu’il ne sera pas question de faisan au champagne !
Flossie et Jimmy émirent quelques onomatopées sarcastiques devant tant de fatuité et Flossie conclut :
— Y en a des qui ne doutent de rien !
Le taxi poursuivit sa route à travers les rues de plus en plus désertes.
*
— Que faites-vous avec mon peignoir ? demanda Mme Harry Cusak à Danny au beau milieu du couloir. Rendez-le-moi !
— Une seconde, madame Cusak ! s’écria Danny. Ne me l’arrachez pas. J’ai rien en dessous !
Danny parvenait à grand-peine à maintenir en place les plis de soie brochée rouge et or, dans un souci de pudeur bien explicable. Il émit un gloussement, lorsque la main de Mme Cusak effleura ses côtes, car il était très chatouilleux.
— Mon beau kimono chinois ! s’indignait Mme Cusak. Rendez-le-moi ! Tout de suite !
— C’est Harry qui me l’a donné, expliqua Danny. Il m’a dit qu’il était trop juste pour vous, que vous ne le mettiez jamais et que vous le lui aviez donné.
— Ça n’a rien à voir, qu’il me soit trop juste, fit Mme Cusak d’une voix essoufflée, où perçait, néanmoins, une pointe d’hystérie. Je n’ai pas les moyens de me racheter un kimono de ce prix – et puis il est à moi ! Harry n’avait pas le droit d’en disposer. Il est pas à lui. Il est à moi !
Danny ne pouvait s’empêcher de rire, mais il était passablement gêné et aussi, comme toujours, déconcerté par les processus mentaux et les réactions physiques et orales de Mme Cusak. Le kimono, elle l’admettait elle-même, lui était trop petit, elle l’avait refilé à son mari qui en avait fait’don à Danny. Et pourtant, à l’idée d’être privée de cette pièce d’habillement, la brave dame était sur le point d’éclater en sanglots ou même de tomber en syncope.
— Rendez-moi mon peignoir ! vociférait Mme Cusak en tirant de plus belle sur le vêtement et en chatouillant Danny, qui poussait des cris perçants et cherchait à esquiver le contact de ses grandes mains robustes.
— Accordez-moi une minute, madame Cusak, implora-t-il, haletant. Ma parole ! Je ne veux pas le garder, votre kimono. Laissez-moi rentrer dans ma chambre pour l’enlever. J’ai rien d’autre sur le dos.
— Les hommes sans rien sur le dos, ça ne m’épate pas, déclara Mme Cusak. Rendez-le-moi immédiatement !
Danny feinta, plongea, bondit dans sa chambre et verrouilla la porte, que Mme Cusak entreprit aussitôt d’ébranler à grands coups de poing et de secouer en agitant le bouton. Danny, ayant hâtivement enfilé son pantalon, s’empressa d’ouvrir le battant et de rendre le kimono à sa logeuse.
— Tenez, madame Cusak, dit-il. Et je vais vous en acheter un tout pareil, mais à votre taille, et pas plus tard que ce matin !
— Oh, miséricorde ! s’écria Mme Cusak, son lourd visage grêlé fondant en un sourire suave : Vous êtes si aimable, monsieur Barrett. Vous m’excuserez d’avoir pris la chose tellement à cœur. Vous comprenez, j’avais peur que vous ne vouliez me le disputer, ce peignoir… C’est pas l’envie qui me manque de jouer les bonnes fées ; mais je suis pauvre et je dois faire attention… Je vois maintenant que vous n’aviez pas l’intention de me le prendre, – et ça me fait bien plaisir…