CHAPITRE XVII

 

— Toute la ville s’est déversée chez toi, on dirait, constata Joe Appelgate, tandis que Lewis s’avançait vers la table qu’on avait installée à l’extrémité de la pelouse, tout près de Chestnut Lane, là où la bande inférieure du terrain en forme de « L » longeait les arrières de la propriété Sellers.

— Je me sens aussi ballot que la première fois où j’ai été en classe, tout gosse, à Chinatown, remarqua Lewis. Je pense à toutes les choses plus marrantes que je pourrais faire à la place.

— Ne te retourne pas, dit Joe Appelgate, mais je vois Sellers et sa femme, et le vieux Abercrombie, son premier conseiller juridique et le petit Atterbury, le jeune associé qui…

— Et puis après ? s’exclama Lewis. Tout le monde est invité.

Joe Appelgate, ayant assujetti son pince-nez, observa le groupe Sellers. Il dit enfin :

— Ils sont de l’autre côté de la haie, chez eux, mais je peux lire sur leurs lèvres. Ils parlent de nous, ils sont au courant de tout et se proposent d’y mettre le holà ! Ils savent, pour le parc d’attractions…

— Qu’ils essaient ! dit Lewis. La piscine sera creusée juste devant chez eux. Même qu’ils sont drôlement près de l’emplacement, Joe ! Tu ferais bien d’envoyer quelqu’un pour leur dire de se reculer. C’est de là que Danny va faire partir sa dynamite, pour inaugurer la piscine. Ça ne me déplairait pas de leur fout’un peu les jetons, mais quand même…

Joe avisa Irving qui traînait à sa suite et dit :

— Fais un saut jusqu’à chez les Sellers, p’tit, et dis-leur qu’il va y avoir une explosion dans l’espace délimité par les cordes et les rubans rouges.

— Compris, chef, répondit Irving qui partit au galop, décrivant un vaste demi-cercle pour éviter le gros de la foule.

— Si seulement tu pouvais me remplacer pour le discours, grognait Lewis.

— Paré, annonça Joe Appelgate. Allons-y. (Il saisit le marteau.) Je vais te présenter en quelques mots, ajouta-t-il, en abattant l’objet.

*

Irving, qui suivait au pas de course la haie mitoyenne, entendit soudain la voix de Danny :

— Six dollars ! Je laisse courir…

Irving s’arrêta pile, puis s’engouffra sous la haie pour découvrir, de l’autre côté, Danny, Bill Murphy et Sally Sellers à genoux dans l’herbe.

— J’mets deux unités, fit-il, tout essoufflé, en jetant en tas pour deux dollars de monnaie et de coupures.

Danny fit rouler les dés, tandis que quatre têtes se penchaient au-dessus de lui, et s’exclama :

— Un quatre !… Du nougat !… Un quatre !… C’est pour moi !… Allez, viens, petit quatre !

Danny lança les dés une fois de plus, les perdit et Sally joua à son tour. De l’autre côté de la haie, Lewis Barrett, dûment présenté à l’assistance, commençait son discours.

— Allez, vise un peu ces dés, fit Irving.

 

*

 

Dans une chambre de l’aile droite, au premier étage, George Haggerty se tenait debout, entouré de cinq lieutenants, l’oreille aux aguets et l’œil sur la porte du couloir.

— Qu’est-ce qu’il fout, Pete ? fit le lieutenant n° 1. C’est bizarre quand même.

— Il ne faut pas tout ce temps pour prospecter les lieux, enchérit Numéro 2.

— Je vous ai bien dit que c’étaient des coups de feu, tout à l’heure, gronda Numéro 3. Je l’aime pas, c’te baraque.

— Ta gueule, fit Haggerty, en toussotant dans sa tasse. Je vous ai déjà expliqué qu’ils allaient tirer des feux d’artifice… Dis donc, Mack, et toi, Walleye…

Les deux interpellés tirèrent vivement leurs pistolets, mais George fit un geste écœuré :

— Cachez-moi ça, ordonna-t-il. N’oubliez pas que vous êtes des amis de la maison en week-end et non des casseurs. Vous n’avez qu’à faire un tour comme si vous cherchiez…

— Le petit coin, suggéra une voix.

— Le bar, proposa une autre.

— Vos gueules, interrompit George. Toutes les chambres ici ont des cabinets de toilette et, pour l’instant, je ne veux pas entendre parler de bars. Vous sortez, vous faites un tour – vous paumez pas surtout, bande d’ahuris ! – et vous ramenez Pete. Si vous rencontrez quelqu’un, vous lui demandez après Danny. N’importe comment y a rien de suspect à tout ça.

Mack et Walleye franchirent le seuil, examinèrent le couloir, puis, poursuivant leur chemin, disparurent au tournant.

 

*

 

Dans une chambre de l’aile gauche, Louie Luto était en train de confier à Benny et à Dopey la mission de retrouver Jack, dont l’absence se prolongeait d’inquiétante façon.

— Je dis à Jack d’aller jeter un coup d’œil dehors, pour voir comment ça se présente à l’étage, un point c’est tout, dit Louie Luto, et il disparaît comme dans une trappe. Tâchez moyen de pas disparaître aussi, vous deux.

 

*

 

Annie, la femme de chambre, qui se laissait dire par ses amis qu’elle ressemblait à Betty Grable et devrait faire du cinéma, se mit à renifler doucement.

— Encore une petite gorgée de cognac, Annie, proposa Williamson.

Annie accepta le verre que Williamson lui tendait et avala un peu d’alcool.

— Voilà. Ça va mieux maintenant. Ça va tout à fait bien, déclara Williamson.

— Bien, c’est beaucoup dire, mais ça va moins mal, corrigea Annie. Après ce que j’ai vu, je serai marquée pour la vie. La police est arrivée ?

— Elle est venue et repartie, affirma Williamson, adressant un clin d’œil d’intelligence au mur. Mais avec l’aspirine et le cognac vous allez vous sentir tout à fait en forme, Annie. Suffit que vous vous reposiez un moment.

Annie frissonna :

— Monsieur Williamson, j’aime mieux descendre avec les autres. Je donnerai un coup de main pour le service. J’ai plus la migraine et je me sentirai plus à l’aise, si j’ai de la compagnie. Je vais descendre.

— Oh ! mais non, pas question, Annie. Vous allez vous installer là et vous étendre.

— J’ai peur, dit Annie. Est-ce que l’assassin court toujours ?

Williamson émit un rire assez peu naturel, et dit :

— L’assassin ? Y en a jamais eu, Annie. Il a eu une syncope, ce type, et on l’a…

— Y avait plein de sang sur lui, dit Annie, toute palpitante.

— Rien du tout, déclara Williamson d’une voix grave. C’est un effet de votre imagination. Ce que vous avez vu, c’est de la confiture de fraise – celle qu’on sert pour le petit déjeuner. Le type est un des invités des patrons. Il a eu une attaque, c’est tout. Et il est monté dans votre chambre pour récupérer un peu.

— Vous ne croyez quand même pas que je vais gober ça, monsieur Williamson ? Protesta Annie. Je sens du louche. Vous n’avez même pas appelé un collègue pour vous aider à me soigner et maintenant vous ne voulez pas que je descende. Pourquoi ? Pour m’empêcher de parler ? Mais pourquoi ?

— Écoutez, Annie, s’impatienta le majordome qui s’efforçait toutefois de ravaler son irritation et de charger ses inflexions de toute la suave cordialité qu’il ne ressentait pas. M. Barrett est au courant de tout. Je lui ai parlé, il connaît l’individu en question et il sait ce qui s’est passé. C’est lui qui a donné les ordres. Vous devez rester tranquille et vous allonger un peu, en attendant que la cérémonie dehors soit terminée.

— J’ai toujours pensé que vous étiez un homme de cœur, monsieur Williamson, et M. Barrett est le meilleur patron que j’aie jamais eu. S’il veut que je reste ici et que je m’allonge, et si vous me conseillez de le faire, je vous écouterai. D’abord, ma migraine n’est pas finie. Mais je refuse de rentrer dans ma chambre.

— Pas question, fit Williamson, en ouvrant une porte. Je vais vous installer là, provisoirement. Venez…

— J’ai la tête qui tourne un peu, avec ce cognac, dit Annie avec un petit rire chatouillé.

Mais elle reprit bientôt son sérieux, étreignit le bras de Williamson et implora :

— Ne me laissez pas toute seule, monsieur Williamson !

— D’accord, dit le majordome… ou, du moins, je vais fermer la porte à clé, comme ça, personne ne viendra vous déranger. Tenez, regardez… un bon lit et tout ce qu’il vous…

Il s’immobilisa, ses lèvres laissèrent échapper un étrange gargouillis, tandis que les yeux d’Annie saillaient de leur orbite, imitant le système optique des langoustes. Son visage prit une teinte évocatrice des mêmes crustacés à l’état cuit. Sa bouche s’ouvrit et émit un cri strident.

Un homme – ou du moins ce qui avait été la caricature d’un homme – était affalé dans un coin. Au même instant, une énorme explosion retentit dehors, et Annie, avec un rauque sanglot, s’évanouit entre les bras de Williamson.

 

*

 

Conformément au plan préétabli, et une fois qu’il eut brièvement décrit son projet de parc d’attractions, où sa femme et lui se feraient une joie d’inviter voisins et amis, tous les jours, et au gré de chacun, Lewis Barrett devait presser un bouton qui, lui, devait déclencher l’explosion de la dynamite et, symboliquement, donner le départ aux travaux de terrassement. Lewis Barrett pressa donc le dispositif, et la dynamite explosa fort complaisamment, et instantanément.

 

*

 

Le groupe des Sellers qu’Irving, distrait par la passe anglaise, avait omis de mettre en garde contre l’imminente explosion, s’était approché inconsidérément du rectangle barré, qui délimitait approximativement la future piscine. M. Sellers affirma non sans fougue :

— Il n’aura pas le front de le faire.

L’explosion eut lieu et le groupe Sellers recula en titubant, dans le souffle d’une subite rafale et sous l’effet de la surprise. Au même instant, une énorme motte de terreau s’abattit sur le précieux panama de M. Sellers, ce qui incita M. Sellers à prendre contact avec le sol dans une attitude absolument incompatible avec sa dignité.

N’écoutant que son courage, Mme Sellers tendit à son mari ses bras secourables, imitée par le distingué homme de loi, Me Abercrombie, soucieux de remettre son client sur pied. Le jeune Atterbury, cependant, faisant assaut de zèle, poussait le maire par-derrière.

M. Sellers était en train – avec une lenteur douloureuse, il est vrai – de retrouver la position verticale infiniment plus flatteuse que l’humiliante posture quasi horizontale, lorsqu’une deuxième charge de dynamite sauta, envoyant une nouvelle pluie de terre sur le groupe et secouant une fois de plus l’atmosphère alourdie. Cette deuxième explosion était une petite surprise réservée par Danny à ses amis.

Le groupe Sellers, ébranlé sur ses bases, trébucha, puis s’affala dans un même mouvement sur le gazon, tandis qu’une fraîche averse de minuscules cailloux descendait avec plus ou moins de vigueur sur ses différents membres.

Déjà Lewis Barrett accourait à la tête d’une foule compacte et, pour la majeure partie, hilare.

Sally Sellers arrivait à son tour en criant :

— Personne n’est blessé ? Tu n’as pas de mal, maman ?

Elsie Hovey, cependant, cherchait à attirer l’attention de son patron. Lorsque enfin les yeux bruns de Joe Appelgate, abrités derrière les verres du pince-nez, se posèrent sur sa large bouche, elle se mit à articuler en silence ces mots :

— Est-ce qu’on fait un papier sur l’incident ?

— Non, répondit Joe Appelgate. Tu devrais le savoir, voyons !

Elsie soupira :

— Ç’aurait pourtant été marrant, avec une photo ou deux…

— Rien de nouveau à la rédaction ? Interrompit Joe. Rien sur la guerre ? Aucune dépêche de Washington ?

— Pas ça ! déclara Elsie.

Mais, aussitôt, elle rectifiait :

— Sauf la dépêche qui vient d’arriver et qui, peut-être, vous intéresse : vos petits potes Luto-la-Moulure et Haggerty-la-Vadrouille sont inculpés de je ne sais combien de meurtres et il y a une prime de dix mille dollars pour quiconque en dénichera un, mort ou vif.

— Mmm, fit Joe Appelgate.

— Ils sont mignons, vos petits copains, ajouta Elsie avec un sourire aimable.

Au même instant, Williamson, le majordome, l’œil quelque peu hagard et le souffle haletant, arrivait à une allure apparentée au galop, repérait son patron et s’élançait vers lui.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda Lewis Barrett.

Williamson ouvrit la bouche, mais les seuls sons qui s’échappèrent de cet orifice étaient des râles, des borborygmes et des plaintes inarticulées.

— Vous avez trouvé d’autres macchabs ? demanda Lewis.

Williamson opina violemment du chef, sans pour cela recouvrer l’usage de la parole.

— Combien ? Insista Lewis. Montrez-moi avec les doigts !

Williamson éleva vers le ciel une main tremblante, les doigts et le pouce tendus.

— Cinq de plus ; ça nous fait six en tout, conclut Lewis à voix haute. On peut pas laisser ça. Faut que je m’en occupe. Venez, Williamson, et quand vous aurez retrouvé la voix, vous me donnerez des détails.

 

*

 

Après la première explosion, et une fois qu’Annie, bouleversée par la découverte de la nouvelle victime abattue, fut tombée à la renverse et sans connaissance sur Williamson, celui-ci, tremblant lui aussi, avait étendu Annie par terre, promené son regard affolé sur les murs, le plancher et le plafond, et prononcé à voix haute et sans raison précise :

— Assassiné.

Puis il avait empoigné Annie, et l’avait transportée, tant bien que mal, dans le couloir. Enfin, après avoir inspecté les alentours, il avait tourné la clé de la chambre, dérobant aux yeux de tous le spectacle macabre. Annie qui, entre-temps, avait ouvert les yeux, fut secouée par Williamson sans douceur aucune. D’une voix enrouée par l’émotion, il lui cria :

— Ré veillez-vous, Annie. Remettez-vous. Faut qu’on se tire de là, vite !

Avec une promptitude méritoire, Annie se remit sur pied, les cheveux en désordre, et demanda :

— Par où ?

Au même instant, la deuxième charge de dynamite sauta, ce qui produisit d’abord un choc mat, prolongé par un chapelet de détonations assourdissantes, comme si un engin automobile, muni d’un tuyau d’échappement, pétaradait à l’intérieur même de la maison. C’étaient des crépitements brefs et inégaux, ponctués d’éclatements déchirants.

Annie s’accrochait à Williamson qui s’accrochait à Annie. Elle demanda enfin, dans un souffle :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je ne sais pas, répondit Williamson, mais il faut sortir d’ici au plus vite. Allons-y.

— Arrêtez, protesta Annie, en retenant son compagnon. Le bruit venait de par là.

— Non, vous vous trompez, affirma Williamson. De par ici.

Ils discutèrent un moment et, quand Williamson eut enfin cédé, ils s’en allèrent au petit trot et transis de peur, le long du couloir, vers le palier central. Mais leur élan fut brisé avec une soudaineté telle, qu’on aurait pu les croire stoppés par un obstacle solide et non par un spectacle visuel.

Quatre corps barraient le carrefour formé par la réunion de trois couloirs. Les personnages, de toute évidence, s’étaient rencontrés là par hasard et avaient éprouvé les uns pour les autres une répulsion si vive qu’ils s’étaient vus obligés de recourir à des moyens tout à fait extrêmes.

Williamson et Annie non seulement s’étaient arrêtés pile, comme s’ils avaient buté contre un mur imaginaire, mais ils rebondirent en arrière, comme si le mur imaginaire avait été fait de caoutchouc invisible. Annie fut la première à recouvrer ses facultés, tant motrices que sensorielles.

Elle sourit même et remarqua avec désinvolture :

— En v’là quatre de mieux, monsieur Williamson. Regardez ! Ils sont arrivés là, les uns par le couloir de droite, les autres par celui de gauche, et ils se sont tiré dessus.

Williamson émit un bizarre coassement, s’appuya au mur en pantelant, comme un nageur qui vient d’avaler la fatale troisième tasse. Mais Annie éclata de rire et déclara :

— C’est drôle, je n’ai plus du tout peur maintenant, monsieur Williamson. La première fois, j’ai failli mourir, la deuxième, j’ai été un peu secouée, comme qui dirait, mais maintenant, ça y est, j’ai l’habitude ! À moins que ce soit le cognac… Je me demande combien d’autres…

À cette suggestion qu’il interrompit par une plainte profonde avant qu’elle eût été entièrement formulée, Williamson saisit Annie par le poignet et l’entraîna avec une telle ardeur que les pieds de la jeune personne quittèrent le sol. Ils coururent, atteignirent l’escalier, tombèrent de son haut et pendant un moment restèrent aplatis au pied des marches. Puis ils se relevèrent et portèrent leurs regards vers le palier supérieur.

— Ouf ! s’exclama Williamson.

— Et maintenant vous vous déciderez à appeler la police, j’espère ? demanda Annie, qui machinalement remettait de l’ordre dans sa coiffure et dans sa tenue.

— Impossible, Annie, trancha Williamson. M. Barrett m’a laissé entendre qu’un scandale et des cadavres seraient du plus désastreux effet dans les circonstances présentes… Et encore, à ce moment-là, il n’y en avait qu’un seul !

— Mais c’est affreux ! s’indigna Annie. Tout le monde risque d’être tué.

— Non, affirma Williamson, le patron m’a expliqué qu’ils se contentent de se dégringoler entre eux – c’est leur tempérament qui veut ça. Maintenant, si la police arrivait, on est sûrs d’avoir de la casse et le scandale serait inévitable.

— Oh ! moi, je veux bien, fit Annie d’un ton résigné. Mais j’ai idée qu’il aura du mal, M. Barrett, à cacher six corps… et même peut-être davantage.

— Allons-y, Annie, dit Williamson en reprenant le poignet d’Annie.

— Où c’est que vous m’emmenez ? demanda-t-elle.

— Je vous emmène dans la resserre aux provisions, pour plus de sûreté, Annie, déclara Williamson. Personne ne peut y entrer et vous ne risquez pas d’en sortir pour vendre la mèche en bavardant. Allons.

Annie poussa un soupir et répondit :

— D’accord, du moment que je serai tranquille. J’ai jamais eu tant sommeil de ma…

Elle bâilla et se laissa entraîner sans résistance. De toute évidence, le cognac corsé par le spectacle de la mort violente avait sur Annie un effet nettement soporifique.