CHAPITRE VII

 

— Ce sont les flics et les journalistes qui nous donnent des sobriquets et des vilains noms, expliqua le lendemain midi Louie Luto-la-Moulure à Danny, qui, avec Joe Appelgate, partageait sa table d’angle, au fond du restaurant Sam Tom’s, dans Grand Street. C’est pas les mecs eux-mêmes qui se feraient appeler « gangsters » – et d’une ! Ils n’iraient pas se chercher des noms comme « ennemis publics » – et de deux ! Ni comme « salopards » – évidemment ! Cela tombe sous le sens, poursuivit-il de sa voix douce et bien timbrée qui avait étonné Danny au moins autant que son langage châtié et la coupe de ses vêtements. Prenez, par exemple, mon surnom. Les journalistes ont fait travailler leurs méninges et ont fini par inventer une histoire, comme quoi je coulais du ciment sur le corps de mes ennemis pour noyer ensuite le bloc dans l’East River. C’est comme ça qu’ils m’ont octroyé le surnom de « la moulure », qui évoque l’opération en question. Et voilà !

Danny regarda Joe Appelgate, puis Luto-la-Moulure. Il ouvrit la bouche, la referma et s’éclaircit la gorge. Joe Appelgate, qui faisait honneur au café et aux gâteaux à la crème, suivant en cela l’exemple de son hôte, mais les yeux toujours fixés sur les lèvres de celui-ci, intervint alors :

— Tu peux parler librement, Danny. Pour ma part, je crois que Louie fait preuve d’une modestie excessive dans cette histoire de paletots de ciment…

Puis s’adressant à la Moulure :

— Tu me connais, Louie… Alors pourquoi perdre ton temps, au lieu de mettre les choses au point pour l’édification de notre ami Danny – autant au moins, que faire se peut… Merde alors ! La police et les journalistes et tous les gens un peu affranchis sont au courant. Ils savent que t’as rectifié pas mal de particuliers – ou alors que tu les as fait rectifier. Ne prends pas cet air ahuri, Louie. Tu ne vas pas nous la faire à la dignité outragée.

— Je vois que tu soignes ma bonne renommée, protesta Louie, sans cesser de sourire.

— Si tu n’avais pas cette bonne renommée, – ce qui est une façon aimable de qualifier ta notoriété très particulière –, je ne t’aurais pas amené mon neveu. Il n’est pas là pour enquêter sur les crimes – ce qui l’intéresse, c’est de savoir comment tu t’y prends pour préparer un coup, comment tu procèdes pour le mener à bien, et ce que tu éprouves avant, pendant et après. Il aimerait savoir aussi si tu as du respect pour ta mère, si tu as du goût pour la poésie ou si tu te bornes à lire les comptes rendus sportifs, si t’as des ambitions, et, le cas échéant, lesquelles, si tu rêves la nuit – et de quoi. Dis-lui ce que tu penses de l’avenir de la démocratie, à la lumière de la révolution mondiale qui semble d’ores et déjà inévitable. Et les animaux domestiques ? Est-ce que tu en as chez toi, est-ce que tu les aimes ? Ou alors éprouves-tu une certaine volupté à tordre la queue des chats, à foutre des coups de pied aux chiens et à battre ta femme ?

Danny émit un petit rire poli et Louie un gloussement émoustillé, tandis que s’allumait dans ses yeux sombres une lueur d’intérêt :

— J’aime les bêtes ! déclara-t-il. Chez moi, j’ai un perroquet.

— Tu ne crains pas la psittacose ? s’inquiéta Joe Appelgate.

— Un perroquet ! s’exclama Danny. Ma mère en a deux et je n’ai toujours pas compris ce qu’elle leur trouve !

— Minute ! dit Louie. Écoutez voir. Avez-vous déjà éprouvé du chagrin à la mort d’un brave petit toutou ou d’un mignon petit minet que vous aimiez bien ?

Ses interlocuteurs ayant répondu affirmativement, de la voix et du geste, Louie poursuivit :

— Moi aussi, j’ai connu ça, messieurs. Je me souviens, étant gosse, d’avoir chialé comme un veau, parce que mon clebs était mort – un corniaud au poil jaune…

Il jeta un coup d’œil et ajouta :

— Au fait, il s’appelait Dan, sans vouloir vous offenser. C’était rien qu’un pauvre clebs jaune. Il est passé sous un taxi et il a eu les reins brisés. Je me suis assis en plein milieu de la chaussée, avec Dan dans mes bras, et je faisais de mon mieux pour retenir mes larmes. Il avait pris un coup à la colonne vertébrale et tout son arrière-train était paralysé. Mais la façon dont il me regardait, avec ses bons yeux bruns !… J’aime pas y repenser, reprit le grand gangster, dont les yeux, également bruns, s’embuaient. J’aime pas penser non plus à tous les autres chiens et à tous les chats qui sont morts, qui se sont fait écraser ou qui ont avalé la boulette. Ça me fait mal au cœur.

L’expression affligée du gangster à l’évocation de ces émouvants souvenirs, s’effaça, pour faire place à un sourire grave et attendri :

— Mais voilà qu’on me dit que les perroquets peuvent vivre jusqu’à cent ans, reprit-il. Je fais ni une, ni deux, je m’achète un perroquet. Il est dans une cage chez moi, et j’en tire bien du réconfort – parce que c’est lui qui va s’emmerder pour moi, le jour où je casserai ma pipe, supposition, bien sûr, que quelqu’un doive s’emmerder.

— J’aurais jamais pensé à ça, fit Danny d’un ton méditatif. Je n’ai plus voulu avoir de chiens, parce qu’ils se faisaient toujours écraser, ou voler, ou empoisonner. Mais les perroquets, ça ne me dit vraiment rien.

— Un perroquet, ça comprend plein de choses, quand ça vous connaît bien, vous en seriez étonné ! affirma Louie Luto.

Danny s’éclaircit la voix et attaqua :

— Je me demandais, en vous entendant parler de ces bêtes, ce que vous éprouviez pour les êtres humains, monsieur Luto ?

— Il veut parler des humains qui ont quitté cette vallée de larmes parce que tu as cru devoir te substituer à l’ordre naturel, expliqua Joe Appelgate.

— Je vois : des mecs que j’ai refroidis, supposition, ou que j’ai fait refroidir, encore une fois, supposition, s’empressa de préciser Louie. Vous voulez savoir ce que ça me fait ? Eh bien ! je suis content, bien sûr ! C’est jamais un ami, le mec qui se fait dégringoler. Et même, il y a de fortes chances qu’il me débecte. Et puis, des fois, c’est simplement question bizness, mais des fois, c’est question de sauver sa peau.

— Alors, en admettant que vous ayez provoqué la mort d’un ou de plusieurs bonshommes, dit Danny, vous n’éprouvez aucun remords de conscience, rien du tout ?

Louie Luto eut un geste éloquent de la main et haussa les épaules :

— Des remords ? Pourquoi ? demanda-t-il. Quand un mec tue un autre mec qu’il connaît pas, à la guerre, ça l’empêche pas de dormir et de manger, pas vrai ? Qu’est-ce qu’il avait contre ce mec ? Que dalle ! Le mec en question pouvait être tout ce qu’il y a de correct ! Va donc savoir ! Mais si un mec est buté pour des raisons valables, ça change tout ! Prenez un mec qu’est un salaud et un dégonflé, ce qui lui arrive, c’est justice. Le mec peut pas vous encaisser et vous lui rendez la pareille… Il avale sa chique… ça vous fait plaisir, forcément ! On se sent à l’aise dans sa peau. On a envie de piquer un bon petit somme… Des histoires de conscience ? J’en ai entendu quelques-unes ! De braves vieilles dames qui venaient me faire leur baratin en taule, en attendant que mon débarbot se débarbotte pour moi. Je les laissais jaspiner. Je m’en foutais ! Elles étaient bouchées à l’émeri, alors à quoi bon discuter ? Elles pigeaient pas.

— Qu’est-ce qu’elles ne pigeaient pas ? Voulut savoir Danny.

— Elles pigeaient pas que la conscience, ça ne vous travaille que quand on a fait un truc pas propre, expliqua Luto. Moi, j’ai toujours été correct, du moins j’ai essayé, et j’ai toujours respecté les principes. Alors ma conscience m’a laissé tranquille.

— Attends une seconde, Luto, intervint Joe Appelgate. Là, tu fignoles ! Parlons franchement. T’as fait des casses. T’as fait des hold-up dans les banques. Et, à l’occasion, t’as buté – toi ou tes complices – des pauvres innocents qui cherchaient à défendre des biens dont ils avaient la garde. Tu mériterais de griller sur la chaise, Louie, pour des crimes aussi délibérés, et, si tu avais une conscience comme tout le monde, tu n’aurais plus de goût à vivre.

Danny jeta à Louie Luto un coup d’œil peu rassuré. Il lui semblait que son introducteur dans le monde de la pègre avait été un peu loin. Louie Luto ne souriait plus et les muscles de ses mâchoires se contractaient. Il articula :

— T’es dur avec moi, Joe. T’as toujours été dur. Jamais un mec n’a péri par la main de Louie Luto, sans avoir eu une chance de s’en tirer. Tu saisis ?

— Tu veux nous endormir, protesta Joe Appelgate, en posant ses coudes sur la nappe de coton blanc, maculée de café.

— Écoutez voir, dit Louie d’une voix lasse et résignée. Je vais vous dire une chose : supposition que l’un de vous deux se trouve en face d’un calibre et supposition que le mec qui tient le calibre vous dit : « Les pattes en l’air ! », et supposition que vous êtes raisonnables et que vous avez envie de vivre, eh bien, moi, je vous conseille : « Levez-les, vos pattes ! Et faites vite ! » Je ferais pareil dans ces conditions. Et n’importe quel mec qu’est un peu à la coule ferait pareil.

À ce tournant de la conversation, le téléphone sonna et Harry Cusak, le caissier du Sam Tom’s, qui trônait derrière le comptoir à cigares, fit signe à Louie Luto. Louie s’excusa et s’en alla vers l’appareil.

Tandis que Danny et Joe discutaient sur les errements des esprits dévoyés, Luto-la-Moulure écoutait Bel-Œil à l’autre bout du fil.

— La marchandise est livrée, patron, annonça ce dernier.

« Marchandise », c’était le terme pudique par lequel Bel-Œil désignait un tout récent cadavre, qui, à peine une demi-heure plus tôt, avait été animé par l’esprit espiègle du nommé Goofy Coughlin, lieutenant de Haggerty-la-Vadrouille.

— C’est enveloppé ? demanda la Moulure.

— Pas encore, répondit Bel-Œil. Les mecs savaient pas s’il fallait le poster emballé ou nature…

Emballé de ciment, bien entendu.

— Bande de feignants, fit la Moulure. Bien sûr que ça s’emballe. Faites-moi un joli colis et expédiez-le comme d’habitude.

L’expédition était, en fait, une immersion au fond de l’East River. Une autre méthode, plus simple, consistait à attacher un poids aux pieds du « colis » et à le balancer par-dessus bord, mais il était plus élégant et plus sûr de procéder à l’emballage réglementaire avant la plongée.

De retour auprès de ses invités, Luto expliqua :

— Toujours du boulot ! On est en pleine période de pointe…

 

*

 

Danny quitta le restaurant Sam Tom’s en compagnie de Harry Cusak, le caissier. Les cheveux de Harry, rares, raides, et tirant sur le roux carotte, étaient coupés en courte brosse sur un crâne ovoïde. Ses yeux, très clairs, très bleus, mais pas très grands, étaient ombrés d’épais cils rouges et de non moins rouges et non moins épais sourcils. Un semis de points noirs agrémentait son nez de forme triangulaire et de taille considérable ; une pomme d’Adam pointait au bas de son cou rouge. Il portait un col de celluloïd avec un nœud papillon à système et, sur une chemise à rayures bleues et blanches, un peu douteuse et décolorée par la sueur, une veste d’alpaga noir, rapiécée au coude droit.

— Je vous offre un demi ? proposa Danny, tandis que, côte à côte, ils louvoyaient au milieu de la foule de Grand Street dans la chaude odeur de la saison, alourdie encore par les émanations de l’asphalte et de l’humanité en sueur, les relents de cuisine, de parfum et de tabac.

— Un demi me ferait bien plaisir, acquiesça Harry de son frêle tenorino confidentiel.

Harry n’élevait jamais la voix au-dessus du chuchotement et ne cessait de regarder autour de lui, comme s’il redoutait les oreilles indiscrètes.

— Oui, dit-il, je ne bois jamais aux heures de travail. Je ne bois pas aux frais de l’employeur.

— Tiens, c’est curieux, fit Danny. Et, au fait, j’ai parlé de bière, parce que moi, c’est ce que je bois. Mais vous prendrez ce que vous voudrez…

— J’aime beaucoup la bière, souffla Harry à l’oreille de Danny. L’assomme-bougre, très peu pour moi ! Mon travail me l’interdit. Je dois garder la tête claire.

— Vous devez voir des trucs fumants, dans votre boulot, Harry, remarqua Danny quelques instants plus tard, en sirotant son demi, au café Lipsky.

Harry hocha la tête, tout en drainant la mousse de sa lèvre supérieure.

— Il se passe jamais rien dans cette boutique. C’est très calme, comme un cimetière… Vous aimez les cimetières ?

— J’y ai jamais réfléchi, répondit Danny, quelque peu surpris et vaguement amusé. Je crois bien n’y être jamais entré. Je passe devant, c’est tout.

— Vous êtes trop jeune, c’est pour ça, expliqua Harry qui, après l’avoir dûment refusé, s’était enfin laissé tenter par un deuxième demi. Quand vous aurez mon âge, et si vous restez dans le secteur, vous aurez certainement plus d’amis au cimetière qu’ailleurs.

— L’idée, en tout cas, est originale, fit Danny, en opinant du chef et en songeant que, décidément, les idées originales pouvaient jaillir dans les lieux les plus imprévus et des plus imprévisibles sources.

— On peut dire que j’y vis, moi, dans les cimetières, poursuivit Harry, encouragé apparemment par cette appréciation. Je passe tous mes jours de congé à visiter les lieux de repos de mes vieux potes. Je veille à ce que le terrain soit bien entretenu, et, autant que possible, fleuri. Vous ne pouvez vous faire une idée, ce que ça peut gagner, un lieu de repos, quand un pote vient lui rendre visite de temps en temps. Et, au fond, on l’oublie si facilement, le pote qu’a été ravi à l’affection des siens… Le seul fait qu’on ne puisse plus le voir…

— Vous croyez donc que vos potes se baladent encore dans le coin ?

— Mais bien entendu, affirma Harry. Pas vous ? Il est indispensable de croire que la vie n’a ni commencement, ni fin.

— Je ne suis pas très compétent, hasarda Danny avec tact. Mais pour en revenir aux cimetières et à vos potes, Harry, vous m’avez dit, tout à l’heure, que le fait de vivre dans le quartier hâtait leur départ au cimetière. Comment vous expliquez ça ?

Harry regarda derrière lui, puis approcha ses lèvres de l’oreille de Danny. Celui-ci se figea, prêt à recueillir la sensationnelle révélation.

— Des accidents, tout ça ! murmura Harry.

Les muscles de Danny se décontractèrent :

— Quel genre d’accidents ? demanda-t-il.

— Ne posez jamais de question inconsidérée dans ce secteur, mon pote, dit Harry… Des accidents, c’est tout !… Ainsi, aujourd’hui, il y a eu un accident, et j’ai trois potes de plus à aller voir…

— Si ça ne vous fait rien, fit Danny avec un bon sourire, ne m’appelez pas « mon pote », Harry ! Je serais ravi d’être votre ami, mais pas tellement votre pote, étant donné le destin qui semble s’acharner contre eux.

Harry fut secoué d’un rire silencieux, manquant de s’étrangler, sous le regard alarmé de Danny, dans cet accès combiné d’hilarité et d’asthme.

— Je saisis, chuchota Harry, des larmes d’euphorie brouillant ses pâles yeux bleus. Je saisis, mon pote… pardon, mon frère ! Je n’en ai pas, de frères, dans les cimetières, voyez-vous !

Il se remit à rire à sa propre astuce et Danny se joignit à lui, parce qu’il était jeune et débordant de vie et que cet entretien, tout autant que le décor, lui paraissait nouveau et passionnant.

— C’était quoi, comme accident, Harry ? insista-t-il. Ils ont été tués au cours d’un règlement de comptes ?

Cette question eut sur Harry un effet pétrifiant. Il finit pourtant par reprendre ses sens pour inspecter les quatre coins cardinaux et, empoignant le bras de Danny, pour souffler :

— Faut pas, Danny. Ne demandez jamais des choses comme ça, jamais… Et vous verrez qu’on s’entendra très bien… Oui… merveilleusement bien.